Le processus du tantra

Chögyam Trungpa Rinpoché

Le tantra est continuité. Dans un style qui lui est propre, Chögyam Trungpa Rinpoché présente le fil de cette continuité à travers la description du processus de développement du tantra en quatre phases correspondant aux quatre classes de tantra.

Réfléchissons à une compréhension du tantra telle qu’elle s’est développée dans la tradition bouddhique. Un terme sanscrit employé dès le début en étroite connexion avec celui de tantra est prabandha. Prabandha signifie continuité. C’est une continuité d’être, qui se divise en deux plans : nous devons commencer quelque part, puis suivre un certain chemin (et peut-être atteindre un but). C’est ainsi que fut présenté le tantra. Il concerne une situation humaine immédiate, née de cette question : comment allons-nous être ? Comprenant que l’homme est toujours en relation avec quelque chose ou quelqu’un, le tantra voit aussi cette question en fonction de la relation.

Le tantra aborde de plusieurs façons la question d’être et se présente donc sous plus d’une forme. La première s’appelle kriyatantra. Il est axé sur la manière dont agit une personne. Kriya signifie “action”. L’action est vue ici symboliquement et traitée en tant que rituel. Inutile d’être mystifié par l’idée de rituel. Un exemple : la coutume pour un homme d’enlever son chapeau quand il rencontre une dame. C’est un geste conventionnel. C’est aussi une manière de vivre une relation humaine. L’accent, dans le kriyatantra, est mis sur la relation telle qu’elle est exprimée dans cette sorte de geste conventionnel. Cette insistance est d’une grande portée et couvre de nombreux aspects de relation. Le kriyatantra a aussi la particularité de traiter les relations humaines dans leurs premiers stades et les plus simples.

La première forme de relation est celle de l’enfant avec ses parents. Une sorte de domination y est impliquée. Quelqu’un doit dire à l’enfant ce qu’il faut faire et ne pas faire. Quand cette relation est transposée dans un contexte religieux, elle devient la soumission de l’homme à une entité transcendante. Telle est peut-être l’idée généralement acceptée et c’est aussi le cadre du kriyatantra : le pratiquant essaie de gagner la faveur de celui avec qui il partage la relation. Cette attitude et la forte insistance sur le rituel sont les deux principales caractéristiques du kriyatantra. Ce tantra insiste sur la purification. Le rituel comporte diverses ablutions. Certaines sont d’une importance purement symbolique et le sens de propreté impliqué pourrait sembler exagéré. Cependant, nous devons comprendre qu’être propre peut revêtir un sens d’une extrême importance dans un tel contexte émotionnel. La signification en est bien plus profonde que dans les circonstances ordinaires où l’on dit : “Lave-toi les mains avant de manger”. Cette insistance sur la pureté est donc une autre caractéristique du Kriyatantra. Mais juste dire à l’homme ce qu’il faut faire ne le satisfait pas. Il est aussi un être, pensant, qui posera des questions.

Alors intervient une voie d’approche plus poussée du tantra, le charyatantra. De nouveau, le tantra se réfère à une situation relationnelle. Mais l’accent s’est déplacé. Nous ne sommes plus concernés uniquement par l’application de diverses règles de relation acceptées, mais aussi, dans une certaine mesure, par la compréhension de ce qu’elles impliquent. Ceci marque l’entrée dans une certaine interrogation de nous-mêmes. Pourquoi faisons-nous ces choses ? Pourquoi nous comportons-nous de telle et telle manière ?

Certes, à ce point, nous ne rejetons pas notre comportement, mais nous en demandons le sens, en y réfléchissant davantage. Nous essayons d’en pénétrer le sens et cela peut être une sorte de méditation.

Ici commencent à s’équilibrer la pensée et l’action. Ce changement par rapport à l’attitude antérieure où l’on acceptait naturellement l’autorité correspond à un changement du caractère de notre relation avec cet autre. Il ne s’agit plus d’un maître disant à son serviteur ou son esclave ce qu’il doit faire. C’est maintenant davantage un sentiment d’intimité, de camaraderie, d’égal statut. L’un désire toujours apprendre, mais l’autre comprend maintenant qu’il est dans la même situation que le premier.

C’est une relation d’amitié, et l’amitié peut seulement être fondée sur l’acceptation de l’autre en lui-même. La servitude rend impossible l’amitié.

Mais l’amitié peut aller plus loin que cette première intimité. L’amitié nous entraîne souvent à découvrir davantage sur cette relation. Qu’a-t-elle de si précieux qui nous force à la cultiver ? Ce processus d’interrogation mène à un plus profond développement de la pénétration intérieure. L’accent s’est de nouveau déplacé. Ce nouvel aspect de l’ensemble de notre relation nous fait entrer dans le yogatantra. Le terme yoga a de nombreux sens. Son étymologie le relie au mot “joug”. Dans le contexte bouddhique, il signifie “atteler” : tout atteler en nous afin de gagner plus de pénétration. Ainsi la situation, le tantra, où tel est l’accent, s’appelle le yogatantra. L’équipe est encore meilleure que celle de deux amis. Mais il y a encore place pour un développement supérieur, parce que nous estimons l’autre légèrement différent de nous-mêmes. Là intervient la quatrième division, le mahayogatantra.

Maha signifie “grand”, cependant ce terme ne sert pas ici à signifier grand par opposition à petit, mais avec le sens que rien ne pourrait être plus grand. Il est pris au sens absolu. Le mahayoga participe à ce sens d’absolu dans son appréhension de la situation relationnelle. Nous ne faisons plus de distinction ; nous existons, spontané, libre. La question de savoir si l’autre est ou non mon ami ne se pose plus – nous sommes simplement un.

Les tantras suivent donc une progression qui part du niveau de la relation de l’enfant avec ses parents et se développe jusqu’à celui de la complète maturité. Ainsi, quand nous utilisons le terme tantra, non seulement nous nous référons à une situation particulière, mais nous décrivons un processus de croissance, un processus de développement intérieur qui se déroule quand nous essayons de comprendre ce qui se passe. Ce processus continue jusqu’à ce que nous arrivions à l’évaluation juste de l’expérience, la juste manière de voir. L’action, la manière dont nous nous conduisons et la pénétration intérieure que nous avons atteinte ont entre elles une relation dialectique. Plus nous connaissons une personne, plus nous apprenons sur elle, plus nous devenons sensibles à cette personne. Nous commençons à comprendre ses besoins et cessons d’imposer notre idée sur ce dont elle devrait avoir besoin. Nous commençons à pouvoir aider cette personne à trouver son propre chemin.

Ceci nous mène à la signification pratique du tantra. Voie de développement intérieur, le tantra nous fait voir davantage, et ainsi, nous devenons vraiment des personnes plutôt que de simples entités dans un contexte amorphe. Mais le tantra va plus loin encore. Il dépasse l’idée de croissance ou de progrès : cette tradition comprend ensuite d’autres stades et subdivisions, car même une fois apprise la juste relation avec nos problèmes, la vie continue. Le tantra transmet là l’idée que la pratique spirituelle est un mouvement continu.

C’est seulement du point de vue de la pensée discursive que nous commençons quelque part, progressons ou nous développons, et atteignons un certain but. Ce n’est pas comme si une fois l’Illumination trouvée, le processus était achevé et tout était arrivé à une fin. Le fait est, plutôt, que nous continuons à vivre, et devons donc continuellement commencer à nouveau. Cependant, à travers les stades précédents, nous avons trouvé un moyen, un mode de relation, une certaine continuité. Cette continuité d’un mode de relation est la signification fondamentale du tantra. En un sens, c’est un point extrêmement simple. En général, pourtant, nous trouvons rarement chose plus difficile que cette simplicité.

Extrait de « L’aube du tantra » © Albin Michel, 1981

 

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