Les spécificités du vajrayana

Lama Denys Rinpoché

Le vajrayana, la voie des tantras, communément nommé Bouddhisme tantrique ou ésotérique, s’inscrit au cœur du mahayana tout en proposant une palette très variée de moyens habiles qui permettent d’accélérer la réalisation.

L’approche du tantrayana est une amplification du paramitayana aux niveaux de l’amour-compassion, de la connaissance transcendante et de la méthodologie. L’amplification de l’amour-compassion tient d’abord dans sa motivation : un esprit d’éveil (bodhicitta) particulièrement fort, dont l’intensité fait aspirer, pour secourir les êtres, aux voies de réalisation et aux moyens d’action particulièrement rapides et efficaces qu’il propose.

L’amplification de la connaissance transcendante : la vacuité du paramitayana pouvant être perçue par certains comme statique, ou comme une simple absence d’illusion, les tantras introduisent la perspective de la vacuité de plénitude, qui met en valeur le côté plein, énergétique, puissant et fondamentalement absolu de la claire lumière. Les amplifications méthodologiques sont les méditations actives, dynamiques des différents tantras dont la particularité est d’opérer une alchimie spirituelle qui transmute l’esprit habituel en l’or de celui d’un bouddha.

L’efficacité et la rapidité de la méthodologie du tantrayana, ses moyens adroits (upaya) de transmutation des énergies, font sa supériorité sur le paramitayana. On rencontre parmi ces moyens adroits, avec la perspective qui est propre au tantra, pratiquement tous les genres de cheminements spirituels utilisés dans d’autres traditions : qu’ils soient fondés sur la relation à une divinité avec une dimension personnelle et affective dans la prière, la louange, la récitation de mantra, les offrandes… qu’ils fassent appel à certains yogas du corps, de la parole et de l’esprit ou que ce soient des contemplations silencieuses sans forme. Certaines de ses approches donnent une part importante à la compréhension intellectuelle, d’autres sont purement fondées sur la confiance, mais toutes ont le même but.

Dans cette multitude de moyens, les tantras se présentent comme une voie aisée proposant à chacun un cheminement correspondant à ses aspirations et intégrant, dans sa pratique, la totalité des expériences quotidiennes. Sans rien rejeter, ces moyens utilisent le corps, la parole et l’esprit, les sentiments et les émotions, la sensibilité comme l’intelligence, pour les transformer en qualités éveillées. La puissance et l’attrait des tantras font qu’ils sont dits par la tradition être particulièrement adaptés à l’époque contemporaine.

Classifications des tantras

Les tantras sont d’abord apparus en Inde, puis ont été introduits au Tibet et dans d’autres pays, principalement en Chine et au Japon. Pourtant, seul le Tibet en a reçu la totalité et l’a conservée jusqu’à nos jours. Le Dharma en général et les tantras en particulier y furent introduits en deux étapes : au septième siècle eut lieu la première diffusion, ou diffusion de l’école ancienne,“nyingma”, et au onzième-douzième siècle la diffusion récente, “sarma” qui est à l’origine des écoles kagyu, sakya et geloug.

Il y a de nombreux différents tantras, chacun d’eux proposant autour d’un aspect de la divinité qui lui donne généralement son nom, un ensemble de pratiques constituant une voie complète vers l’éveil. Ils se différencient par leurs approches qui suivant les cas privilégient les pratiques extérieures ou intérieures.

La classification de la diffusion ancienne, de l’école Nyingmapa, distingue six niveaux appelés kriya yoga yana, upa yoga yana, yoga yana, maha yoga yana, anu yoga yana et ati yoga yana.

La classification de la diffusion récente distingue quatre classes de tantras :

1 – les tantras des actes : kriya tantra,

2 – les tantras des comportements : charya tantra,

3 – les tantras de l’union : yoga tantra,

4 – et les tantras de l’union insurpassable : anuttara yoga tantra.

Cette dernière catégorie comprend à son tour :

A – les tantras-pères tels que ceux de Guhyasamaja, ou de Vajrabairava,

B – les tantras-mères tels que ceux de Chakrasamvara et d’Hevajra,

C – et les tantras non deux tels que celui de Kalachakra.

Il existe des correspondances entre ces deux classifications.

Il est à noter que certaines lignées tibétaines ont fait des classifications plus complexes qui combinent les présentations ancienne et nouvelle. La succession des différents tantras correspond à une intériorisation progressive : les deux premiers mettent l’accent sur les activités, les deux seconds sur l’union spirituelle. Le kriya tantra insiste sur les actions extérieures de purification, le charya tantra sur les activités du corps, de la parole, et de l’esprit. Le yoga tantra met l’accent sur l’union spirituelle des principes masculin et féminin, les moyens et la connaissance transcendante, et l’anuttarayoga tantra sur leur conjonction indissociable. Au sein même de l’anuttarayoga tantra, les tantra-pères sont plus particulièrement en rapport avec les moyens (upaya) et la transmutation de l’agressivité ; les tantra-mères avec la connaissance transcendante (prajna) et la transmutation de la passion ; et les tantras non dualistes avec la conjonction d’upaya et de prajna et la transmutation de l’ignorance fondamentale.

Des particularités du tantrayana

Le mot tantra signifie “continuité”, “fil”, “lignée”. Cette notion de continuité qui est au cœur des enseignements des tantras est une amplification de l’interdépendance du paramitayana dans une vision, et surtout une expérience, dynamique et énergétique de la vacuité. Pour les tantras, l’interdépendance est énergie en mouvement dans des séries d’interconnexions et de correspondances, constituant des continuités, ou concaténations.

Ces continuités relient le monde phénoménal, le pratiquant ou tantrika, la pratique ou sadhana et la réalisation, l’éveil.

– La continuité de base est celle du pratiquant constitué des concaténations ou courants événementiels de son corps, de sa parole et de son esprit.

– Puis, la continuité du chemin est celle de la vie transformée par la pratique, avec la continuité de ses aspects habituels et éveillés. C’est aussi la continuité de la transmission des enseignements et de la lignée qui les véhicule.

– La continuité du chemin mène à la continuité du fruit qui est celle de la perfection absolue.

Base, chemin et fruit sont aussi continus : la continuité des aspects habituels, transmutée par la continuité de la pratique, devient la continuité absolue du fruit. La nature immanente du pratiquant, la pratique et sa réalisation transcendante sont sans solution de continuité. Fondamentalement, le samsara est sans discontinuité le nirvana.

Le tantrayana se définit comme le véhicule du fruit, ce qui signifie que son cheminement utilise le fruit, ou résultat de sa pratique : la réalisation de la claire lumière comme support de sa voie. C’est-à-dire qu’une divinité qui représente symboliquement cette claire lumière permet, par la pratique qui y est associée, d’atteindre sa réalisation.

Dans cette perspective, le tantrayana ajoute aux “trois joyaux” sur lesquels est fondé le Dharma une amplification de ceux-ci : les “trois racines” ou “trois sources”. Ce sont :

– Les lamas : le maître particulier (guru)

et les lamas de la lignée spirituelle à laquelle il est rattaché. Ils constituent la source de la transmission et de l’influence spirituelle.

– Les yidams, “divinités” paisibles ou courroucées qui, dans leurs pratiques, sont la source des accomplissements ou réalisations.

– Les protecteurs qui sont des aspects particuliers de la divinité sous une forme courroucée. Leur courroux adamantin, libre de toute agressivité, est une expression violente de l’éveil qui, subjuguant les illusions et les passions, protège la connaissance primordiale.

Cette approche du tantrayana, avec le renversement de perspective de la “voie du fruit”, n’est pas pleinement compréhensible par l’intellect ordinaire, et demande une certaine confiance, sans laquelle il n’est pas possible d’utiliser ses moyens pratiques. C’est pourquoi, la tradition enseigne la progression pédagogique des trois yanas et demande d’avoir de solides bases dans les perspectives et pratiques du paramitayana avant d’aborder les méthodes spéciales du tantrayana.

Pour ces raisons, leurs enseignements sont traditionnellement transmis avec discernement et ont un caractère privé ou secret, leur transmission véritable n’ayant lieu qu’après une initiation, ceci pour éviter que l’exposition prématurée à leur perspective ne provoque confusion et obstacle à l’avancement dans le cheminement ; ce qui serait l’opposé de leur objectif.

Le vajrayana accorde une importance toute particulière à la relation au maître spirituel. Celui-ci guide le pratiquant dans une direction spirituelle directe. Il est pour lui le dernier maillon d’une chaîne de transmission : la lignée qui remonte jusqu’au Bouddha, dans sa forme de vajradhara. Le maître du vajrayana (vajracarya) est son porte-parole et son représentant vivant.

L’initiation ou habilitation (abisheka) rattache le pratiquant au maître-vajra (vajracarya) qui transfère l’initiation à sa lignée et à la pratique transmise. Cette connexion est concrétisée par les engagements de l’initiation (samaya) qui relient le pratiquant à l’inspiration ou influence spirituelle de l’enseignement, de la divinité, de la lignée et du maître-vajra.

Les pratiques du tantrayana

Elles comprennent d’abord un certain nombre de préliminaires. Les premiers sont les préliminaires dits communs car appartenant aussi bien aux niveaux du hinayana et du mahayana. Ce sont des prises de conscience qui changent la mentalité et l’oriente intensément vers la pratique. Elles portent sur :

– la précieuse existence humaine libre et qualifiée,

– la mort et l’impermanence,

– la causalité du karma,

– et les problèmes de l’existence conditionnée.

Puis viennent des préliminaires spéciaux qui :

– renforcent l’engagement du pratiquant,

– dissipent les voiles et les obstacles,

– augmentent le double développement

– et établissent un lien profond avec la lignée et son influence spirituelle.

Ils comprennent des pratiques élémentaires : d’hommage, de purification, d’offrande et de prière, qui sont accomplies chacune cent mille fois.

Ces préliminaires communs et spéciaux préparent la transmission et la pratique.

Après ces préliminaires, les pratiques principales ont deux approches :

– La voie de l’intelligence transcendante (prajna) qui est la pratique de mahamudra le “grand symbole”, une approche de méditation sans forme visant à l’expérience directe de la nature ultime de l’esprit. Elle est basée sur les pratiques de samatha et de vipasyana au niveau le plus essentiel.

– Et la voie des méthodes (upaya) qui utilise différentes pratiques avec des formes : telles que le yoga de la divinité, les six yogas de Nigouma ou de Naropa, etc.

Suivant ses affinités et réceptivités propres, le pratiquant peut se consacrer plus particulièrement à l’une ou l’autre de ces deux approches, mais elles sont, en fait, très complémentaires, et l’approche classique consiste à alterner et combiner leurs pratiques.

La méditation sans forme de mahamudra est contemplation directe, c’est la pratique la plus essentielle, pour autant qu’on puisse l’accomplir vraiment ! Elle propose l’expérience immédiate de la vérité ultime, mais demande une réceptivité particulière et présente des difficultés, car elle est extrêmement subtile et les risques d’égarement y sont énormes. C’est une pratique sans support, en laquelle l’esprit reste dans son état naturel, sans contrainte, sans fabrication du mental, sans méditation spécifique. Sa pratique se résume à trois points : non-artifice, non-méditation et non-distraction. Beaucoup d’erreurs peuvent s’y glisser, comme d’intellectualiser, d’essayer mentalement de produire un état de repos, de fabriquer tel ou tel type de vacuité de l’esprit, etc.

Cette approche n’est possible que lorsqu’une relation privilégiée s’établit entre un maître très accompli et un disciple qualifié, hautement réceptif à l’enseignement. Alors seulement, une transmission profonde pourra avoir lieu, et les instructions seront vraiment réalisées. Autrement, les déviations et les mauvaises interprétations seront nombreuses. En outre, acquérir quelque expérience dans la méditation sans forme est insuffisant. Il faut intégrer cette expérience et la stabiliser à chaque instant dans la vie quotidienne, l’essentiel de la voie consistant à ne jamais quitter l’expérience de l’esprit naturel au-delà de tous les artifices du mental. Si l’on peut garder cet état à tout moment et dans toute activité : en restant immobile, en marchant, en mangeant ou en faisant l’amour, c’est parfait !

D’une façon générale, on utilise, comme moyens d’approche et de stabilisation de cette expérience, des outils qui nous aident sur la voie. En fait, si l’on sait bien les utiliser en cultivant la relation avec un guide qualifié, ils constituent généralement le moyen le plus rapide de parvenir à l’éveil. Nagarjuna dit :

C’est à partir des formes que le sans-forme se développe parfaitement.

Cette voie des moyens est très précieuse, car la meilleure des techniques pour l’éveil n’est pas forcément l’approche sans forme, la plus abrupte, mais celle qui est la plus rapide. Et il peut être bien plus facile et efficace d’utiliser des méthodes où l’on maintient continuellement en soi la récitation du mantra et la présence de la divinité que de préserver une véritable méditation sans forme.

Ces voies de l’intelligence transcendante et des méthodes sont généralement enseignées conjointement car elles s’aident mutuellement, et l’on considère que leur combinaison est l’approche la plus efficace. Une personne possédant les capacités aiguës qui permettent d’accomplir la méditation correspondant à la voie de l’intelligence transcendante, ne sera pas gênée par les méditations utilisant des formes et en réalisera immédiatement et sans peine l’essentiel. Quant à ceux qui ne sont pas “surdoués”, cette approche leur évitera les erreurs de la méditation sans forme tout en les y introduisant. C’est la raison pour laquelle elles sont généralement enseignées conjointement. Leur complémentarité est comparable à celle des deux ailes d’un oiseau : privé de l’une d’elles, le pratiquant ne saurait s’envoler au firmament de l’éveil.

L’approche du vajrayana est, en fait, supérieure à celle des deux premiers véhicules en raison de sa méthodologie spéciale, ses “moyens habiles” qui ont pour fonction d’activer et d’accélérer la réalisation de l’éveil. Au lieu de laisser se dissoudre les illusions et les tendances négatives qui obscurcissent l’esprit, ils les transforment activement par la pratique. Celle-ci use l’énergie des pensées et des émotions, la raffine et la transforme finalement en expressions de l’éveil. Les passions sont ainsi intégrées à la voie qui les transmute. La pratique du vajrayana est un véritable processus alchimique dans lequel le plomb de l’esprit habituel est transformé en l’or de l’esprit éveillé.

Extrait de « Aperçus sur le Vajrayana », Col. Séminaires, Ed. Prajna, 1990.

 

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