Le rôle du guru dans le bouddhisme tibétain

Fabrice Midal

Dans le vajrayana la place du maître spirituel est fondamentale, au point qu’il est perçu comme supérieur aux bouddhas. Le lama ou guru est porteur de l’influence spirituelle de la lignée qu’il transmet par l’initiation. Il est ainsi la source de toutes les réalisations pour le pratiquant des tantras.

Le Bouddha Sakyamuni a quitté ce monde. Il y a plus de deux mille ans, tandis que les autres bouddhas, tels Amitabha et Vajrasattva, demeurent dans leurs terres pures respectives. Ils ont atteint l’éveil complet, mais les êtres dont l’esprit reste plongé dans l’obscurité ne peuvent pas les rencontrer en personne ni écouter leurs précieuses instructions. Le guru, parce qu’il est vivant, parce que je peux lui parler, parce qu’il peut travailler directement avec moi, parce que sa présence n’est pas une abstraction modelable selon mes propres désirs ou mes projections, est essentiel. Dans la tradition du bouddhisme tibétain, il tient ainsi le rôle central, car c’est en lui que prend naissance ce que nous nommons communément religion.

Dans le bouddhisme tibétain, le rapport aux dieux est tout autre que dans la vision du catholicisme issu des conceptions de la Rome antique. Il faut le penser à partir de lui-même. L’indigence des discussions pour savoir si le bouddhisme est une religion, une philosophie ou un mode de vie s’explique par l’emploi de concepts jamais explicités qui oblitère, voile même, la vérité d’une tradition où le rapport à la pensée et aux dieux a pris un tout autre visage que celui auquel nous sommes habitués. A proprement parler, il n’y a pas de religion bouddhiste – mais un phénomène autre.

Le paradoxe le plus saisissant est que le cœur de ce phénomène est le guru. Oui, plus même que n’importe quelle divinité, plus important même que le Bouddha est le guru. Il est celui qui présente les enseignements. Il introduit le pratiquant à la nature même de la réalité, lui présente les dieux et lui permet d’entrer en rapport avec eux. Le maître nous confère l’initiation qui est comme un rendez-vous avec la déité. Il ne peut nous transmettre un tel pouvoir (abhishéka) que parce qu’il a reçu lui-même l’initiation de son maître, et parce qu’il a une expérience personnelle et directe de la déité. Il est le gardien de la tradition. Ce n’est pas lui qui est important, mais ce dont il est le gardien, pour l’avoir reçu et éprouvé. (en langage ésotérique, il a reçu l’initiation virtuelle qu’il a complètement “réalisé”, et est donc apte à la transmettre à son tour). Comme les êtres sont différents, il existe des maîtres différents, qui enseignent chacun à partir de leur expérience propre. Étudier auprès d’un maître, c’est apprendre à partager son expérience et apprendre à voir le monde comme il le voit.

Dilgo Khyentsé, un des grands maîtres du XXe siècle, fait apparaître toute l’amplitude du rapport d’un disciple à son guru : “Le maître est le grand vaisseau qui porte les êtres engagés dans la dangereuse traversée de l’océan de l’existence ; il est aussi l’infaillible capitaine qui guide ses passagers vers la terre de la libération ; il est la pluie qui éteint le feu des passions. Semblable à l’éclat du soleil et de la lune, il déchire les ténèbres de l’ignorance ; il est la terre ferme capable de porter à la fois le poids du bien et du mal”.

On sent dans ce texte toute l’émotion propre à cette relation, qui inclut véritablement tout ce que nous sommes, et s’adresse à l’entièreté de tout notre être. Le dieu apparaît dans la lumière du guru, parfois même son visage reprend les traits de celui du maître, pour guider ainsi le pratiquant vers leur unité inséparable.

Le rapport au maître n’est cependant pas le moins du monde, comme on le pense souvent en Occident, un rapport de soumission aveugle, le terme de “guru” désignant même dans l’opinion courante, une sorte de dictateur dangereux auquel des disciples sacrifient leur liberté. Tout au contraire, dans la tradition bouddhiste véritable, la dévotion pour le maître est ce qui nous éclaire d’une lumière telle qu’elle donne l’étalon de toute mesure possible. La liberté qu’il incarne est libération de tous conditionnements et emprisonnements. Le maître, non seulement ne désire nullement une soumission, mais il la rend impossible.

Fondamentalement le maître externe n’est là que pour indiquer le maître à l’intérieur de nous. Rien n’est plus absurde que de vouloir imiter le maître en le copiant. Il n’existe pas de chemin déjà tracé. Nous devons le découvrir en même temps que nous entrons toujours plus honnêtement en relation avec nous-même.

Le mot sanscrit guru désigne “ce qui a un poids en soi-même”. Le mot tibétain est lama, la signifie ce qui est le plus précieux, ma signifie la mère. Comme une mère a naturellement amour et compassion pour ses enfants nouveau-nés et agit avec amour et compassion pour leur bénéfice, de même le maître agit avec compassion pour le bénéfice de tous les êtres. Il est l’éveil dans sa compassion la plus ardente.

De la découverte de la liberté de l’esprit qu’incarne le maître, naît un vif sens de liberté. Elle est le sentiment que l’on a rencontré cette expérience de pleine présence chez le maître. Il prouve que cette ouverture fondamentale n’est pas un mythe, que cet aperçu peut être cultivé. Il nous inspire à retourner toujours plus radicalement vers notre propre source.

En ce sens, la dévotion est le message ultime du bouddhisme. Il n’y a pas de chemin plus rapide et direct que celui-ci. Sans elle il n’est pas possible de faire ce saut dans l’espace sans aucune mesure, sans point de référence.

Si le guru est le centre du phénomène “spirituel”, c’est que la tradition du bouddhiste tantrique pousse le pratiquant à une expérience tangible, directe et immédiate : rencontrer l’éveil en chair et en os.

Extrait de « Mythes et dieux tibétains » © Seuil, 2000

 

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