Cœur-esprit et santé fondamentale

Lama Denys Rinpoché

Le propos de lodjong est de transformer progressivement notre expérience par un entraînement de l’esprit. Mais il ne s’agit pas d’une simple démarche intellectuelle, il est question d’agir sur notre “cœur-esprit” afin de réaliser son état fondamental à travers la sagesse et la compassion. Le développement de l’esprit d’éveil est la clé de cette démarche qui est celle du bodhisattva.

Les problèmes de “l’esprit”

Le fait de parler d’“apprentissage de l’esprit” peut poser problème. Le point central de tous les enseignements et le propos de cet apprentissage est de transformer ce que nous sommes, notre esprit. Mais la notion d’esprit, dans notre mentalité, s’entend dans sa relation et même dans son opposition au corps. C’est une compréhension très dualiste qui entraîne une pratique ayant tendance à être “décorporée ”: on s’intéresse à l’esprit en délaissant largement les corps – le corps physique et le corps de l’expérience – avec tout ce que ceux-ci ont de substantiel.

Cette approche entraîne pas mal de problèmes et, pour les éviter, il est bien de comprendre l’esprit comme étant l’expérience. Mon esprit est l’expérience que j’ai de moi-même, avec un expérimentateur et un expérimenté. La compréhension que propose le Dharma est la compréhension de notre expérience, de ce que nous sommes et de ce que nous vivons. C’est la compréhension de comment nous venons à l’existence dans le fonctionnement de notre “esprit”et de comment notre expérience peut être authentique ou illusionnée.

Il est possible aussi, pour éviter une “spiritualisation”, de traduire “citta” – qui est le terme sanscrit traduit habituellement par “esprit” – par “cœur-esprit”. D’ailleurs, ce même mot, “citta”, a été traduit en chinois par “chin” qui a le sens de cœur.

Le cœur et l’esprit

En fait il y a le mental et l’esprit du cœur. En Occident nous situons l’esprit dans la tête. C’est parce que le cerveau est le siège du mental et que nous nous identifions à notre mental. D’un point de vue traditionnel, si on situe bien le mental dans la tête, l’esprit, dans sa dimension essentielle, n’est pas particulièrement dans le cerveau mais au centre de notre être, au milieu de nous-même ; ce qui, symboliquement, est associé au cœur.

Toujours en Occident, le cœur est associé à l’affect, aux sentiments ; ce qui est juste à un niveau relatif, mais il y a aussi un cœur essentiel qui est ce que nous nommons souvent “l’intelligence du cœur”. Et, comme nous le verrons, il n’y a pas, dans l’approche du Dharma, une dissociation entre l’intelligence et la compassion, entre la connaissance et l’amour : les deux s’interpénètrent et sont développés simultanément.

Si nous voulons faire une distinction entre les qualités du cœur et celles de l’esprit, tout en sachant que ce sont deux aspects d’un même état, nous pouvons parler de chaleur et d’ouverture. La chaleur est associée au cœur et l’ouverture à l’esprit. Un esprit ouvert et dégagé avec un cœur chaud et chaleureux. L’esprit est associé à l’espace, à son ouverture, à son dégagement, et le cœur à l’énergie, au dynamisme d’amour et de compassion qui prend place dans cet espace.

Cette ouverture et cette énergie chaleureuse, il convient d’apprendre à les appliquer au quotidien, dans les faits et gestes de notre vie habituelle.

Tout cela est le propos de ce qui est nommé “l’apprentissage spirituel”, c’est-à-dire le cheminement, la voie.

La santé fondamentale

Certaines présentations du Dharma, principalement parmi celles qui ont été faites par des Occidentaux, donnent l’impression d’une perspective finalement fondée sur la souffrance. Certains vont jusqu’à présenter son point de vue comme étant pessimiste.

La perspective du Dharma est aux antipodes d’une vue pessimiste : elle proclame que nous sommes tous détenteurs de la nature de bouddha, que nous avons tous, qui que nous soyons, au plus profond de nous-mêmes, cette bonté fondamentale, cette nature fondamentalement bonne et saine qu’est la nature de bouddha. C’est la bonne nouvelle. Nous sommes fondamentalement sains et il est possible, par l’apprentissage qu’est la méditation, la pratique intérieure et extérieure, de transformer notre esprit, de dissiper notre confusion, nos illusions et de réaliser petit à petit notre nature de bouddha. C’est le propos du cheminement : révéler ce que nous sommes vraiment et nous permettre de découvrir les qualités de notre nature profonde.

Bodhicitta

Pour obtenir l’éveil, pour réaliser cette nature de bouddha, le cœur de toutes les pratiques du mahayana est bodhicitta : l’esprit d’éveil. Celui-ci a deux facettes, nommées bodhicitta relatif et bodhicitta ultime : ce sont la compassion et l’expérience immédiate.

Nagarjurna nous parle de bodhicitta en ces termes : “Si le monde entier ou moi-même désirons obtenir l’insurpassable éveil, seul bodhicitta en sera la cause”. Qu’est-ce que bodhicitta ? “Une compassion stable comme la reine des montagnes qui rayonne dans toutes les directions et la sagesse primordiale libérée de toute dualité. ”

La citation exprime que l’insurpassable éveil naît de bodhicitta, c’est-à-dire d’une compassion comme la reine des montagnes, une compassion qui, “comme la terre, pourvoit indéfiniment et de nombreuses manières au bien de tous les vivants”, comme dit Shantideva dans le Bodhicharyavatara.

Une compassion comme la reine des montagnes est le centre, le centre du cœur et le centre du monde, le centre autour duquel tourne le monde. Cette grande compassion au cœur du monde, stable comme la reine des montagnes, est aussi comme le moyeu vide de la roue dont les rayons se diffusent dans toutes les directions. Cette roue est un ancien symbole du Dharma, et sûrement le plus utilisé.

Le moyeu est plein de compassion et vide de fixation, vide de dualité. Il est aussi la sagesse primordiale libérée de toute dualité : l’intelligence première avant que le deux ne soit né, avant que la dualité ne soit née.

La compassion

La compassion se trouve au début, au milieu et à la fin de la voie. Au début, il s’agit de dépasser ses attitudes égoïstes, égocentrées, en étant touché par les souffrances des autres. Au milieu, nous percevons que tous les êtres ont une même motivation : trouver le bonheur et éviter la souffrance ; nous voyons aussi que, dans leur confusion, tous autant qu’ils sont, cultivent les causes de la souffrance et ne savent pas cultiver celles du bonheur.

La compassion est alors une source d’inspiration pour aider, pour œuvrer pour tous les êtres. Finalement, lorsque la sagesse non dualiste est réalisée, dans celle-ci se trouve la forme ultime de compassion : la compassion spontanée, la compassion sans référence d’un bouddha. Elle est dite sans référence parce qu’en celle-ci les références de moi et d’autre n’ont plus cours.

En voie vers l’éveil, la compassion est au cœur de la pratique et, ultimement, arrivé à l’éveil, il n’y a rien d’autre à faire pour un être éveillé que de mettre en œuvre la compassion non dualiste d’un bouddha.

Une citation célèbre de Shantideva dit : “Celui qui souhaite protéger les autres et lui-même fera l’échange de soi pour l’autre et mettra en œuvre ce secret sacré”.

Cet échange de soi pour l’autre est l’inversion de l’attitude égocentrée habituelle. C’est le secret sacré de la compassion qui permet de trouver protection, de trouver ce qui est positif tant pour autrui que pour soi-même.

Changer d’esprit, changer de vie

Comme nous l’avons entrevu, le propos de l’apprentissage est de changer d’esprit, de changer d’expérience. Considérons d’abord le rapport qu’il y a entre une expérience, un état d’esprit et une mentalité. Nous verrons ensuite comment une mentalité est dépendante des conceptions et comment les conceptions sont dépendantes de notre langue avec ses symboles et sa syntaxe.

Les rapports qu’il y a entre une mentalité, un état d’esprit et l’expérience sont au cœur du Dharma, au cœur de notre compréhension de tous les enseignements du Bouddha.

Un état d’esprit est un état de conscience, un moment de conscience ; c’est un type d’expérience dans lequel nous sommes l’observateur de notre environnement. Nous voyons déjà que l’état d’esprit, la conscience et l’expérience sont étroitement imbriqués ; nous expérimentons notre esprit, nous sommes notre esprit. “Notre” est d’ailleurs peut-être de trop : nous expérimentons l’esprit, nous sommes esprit. Aussi pouvons-nous changer notre vie en changeant notre esprit ; nous pouvons changer d’expérience, de monde, en changeant de mentalité.

Il s’agit de faire une “transplantation d’esprit” ; c’est ce que nous faisons sur notre coussin, lorsque nous méditons. Nous transplantons l’esprit d’éveil : nous mettons l’esprit d’éveil à la place de notre esprit habituel. Nous pourrions appeler cette opération une insémination ou une transplantation de bodhicitta.

Cette démarche est associée aux vœux de bodhisattva, à l’engagement de bodhisattva. Le bodhisattva est celui qui est volontaire pour être porteur de ce germe d’éveil qu’est bodhicitta, le cœur-esprit éveillé. La charge du bodhisattva est de bien nourrir, entretenir et cultiver, jusqu’à son plein épanouissement, cette graine qu’est le cœur-esprit éveillé.

Assimiler ainsi bodhicitta, ou faire cette transplantation d’esprit, est injecter dans notre expérience la découverte de l’ouverture, de la clarté et de la disponibilité.

Il s’agit d’abord de découvrir que nous avons en nous une ouverture, une intelligence claire et lucide et une bonté fondamentale qui nous permettent d’être plus ouverts, disponibles, moins centrés sur l’ego, sur soi. Nous développons ainsi ces qualités de cœur que sont l’amour et la compassion, la réceptivité et la disponibilité.

Extrait de « Lodjong l’entraînement de l’esprit » © Collection Documents d’études, Karma Ling 1995, 1er volume.

 

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