Bodhicitta Ultime

Lama Denys

Bodhicitta dans son aspect absolu, ultime, se confond avec l’éveil insurpassable, quel que soit le nom qu’on lui attribue. Cependant, dans la pratique de Lodjong, bodhicitta ultime n’est pas considéré comme le terme lointain de la démarche spirituelle mais comme l’état fondamental déjà présent dont on peut entrevoir quelques aspects dans des moments d’ouverture. L’apprentissage spirituel vise à développer cette ouverture en dévoilant progressivement cette expérience primordiale du cœur-esprit éveillé.

La pratique de bodhicitta ultime est présentée dans le texte racine sous la forme de quatre maximes à appliquer durant les sessions de méditation, qui sont les suivantes :

Considère les phénomènes comme rêves

C’est la première de ces stances. On pourrait dire aussi : “Expérimente toute chose comme rêve”.

Pour s’ouvrir à l’éveil du cœur et de l’esprit, il est nécessaire de se détendre. C’est dans la détente que se relaxent les conceptions. Il s’agit de détendre ce que nous sommes. Le point est que la solidité de ce que nous sommes se construit dans la relation solide que nous entretenons avec un monde solide. La pratique est d’apprendre à voir la fluidité du monde, ce qui permet d’avoir avec celui-ci une relation plus souple et aussi de se relâcher intérieurement, d’être moins dur. C’est là qu’intervient cet aphorisme. Dans le rêve, le “penseur-sujet-onirique” expérimente les projections de son esprit comme monde onirique ; et si nous voyons nos projections diurnes pour ce qu’elles sont, nous voyons toute chose comme rêve. C’est une façon de suggérer que ces expériences sont dénuées de nature propre, de nature en soi, comme le serait l’expérience d’un rêve reconnu comme tel.

Nos expériences habituelles sont vécues comme des choses réelles, tangibles, solides, concrètes : nous avons l’impression que notre expérience d’une situation est “ce qui est tel que c’est”. Nous prenons notre expérience pour la réalité, et nous nous fixons sur cette expérience comme définitivement réelle. La pratique, ici, consiste à supprimer ou réduire ce mode de fixation que nous entretenons habituellement. Plutôt que de considérer nos expériences comme ayant une réalité en elles-mêmes, nous apprenons à les contempler comme semblables à un rêve, une projection onirique. Et en fait, c’est la nature véritable de nos expériences. Tout ce que nous expérimentons habituellement, tout ce que nous saisissons dans notre connaissance comme objets extérieurs, sont en fait des projections de notre esprit. Dans son processus cognitif, l’esprit identifie, saisit tous ces objets qui constituent son monde et qu’il appréhende comme étant réels. Hormis cette existence en tant que projections de notre esprit, les apparences du monde extérieur n’ont pas de réalité propre. On emploie souvent d’autres images pour évoquer cela : la réflexion de la lune sur l’eau, un mirage, une hallucination, une projection… mais la principale image est celle du rêve.

Le fait de reconnaître que notre expérience est le résultat de nos projections nous permet un certain lâcher prise et le début d’une expérience de transparence. Si nous ne prenons pas notre version de la situation comme la réalité vraie et définitive, il y a de plus en plus la possibilité de voir au travers de nos projections, parce qu’elles deviennent plus transparentes.

Contemple la nature innée du connaisseur

Cette deuxième stance peut se dire aussi : “Contemple la nature de la connaissance innée”.

C’est aussi voir la vacuité de l’expérience, voir la vacuité de l’expérimentateur. Pour voir, on regarde. Nous regardons donc ce que nous sommes, ce qu’est le sujet observateur ; et à force d’observer ce qui, de par sa nature, se dérobe à l’observation, nous observons le sens de l’inobservable… C’est la paraphrase d’une stance des Souhaits de Mahamudra.

C’est une sorte de koan. A force de contempler, de “tourner de plus en plus vite”, il peut y avoir une percée… une observation qui est à ce moment-là une vision de la vacuité. C’est la vacuité de l’observateur.

La première stance prend en considération, plus particulièrement, les phénomènes du monde extérieur, les objets. Celle-ci s’intéresse au connaisseur, à l’esprit qui connaît ou qui fait l’expérience de ces apparences comme étant semblables à un rêve.

Nous examinons notre esprit, même s’il y a une démarche paradoxale dans la tentative du sujet à s’observer lui-même, celui qui cherche étant précisément ce qui est censé être vu. Aussi y a-t-il beaucoup d’étapes dans cette pratique et la contemplation de ce que nous sommes, de ce qui en nous connaît.

La contemplation de la connaissance en elle-même nous révèle petit à petit une situation beaucoup plus fluide et souple, car nous ne trouvons pas profondément quelque chose de stable, de solide, auquel nous puissions donner le nom de moi, d’observateur ou de connaisseur. En examinant cet esprit, nous nous rendons compte que ses aspects passés sont simplement passés, que l’esprit futur n’a pas encore d’existence, et que l’esprit présent, à bien le considérer, n’a pas non plus une consistance ou une réalité saisissable : si nous le considérons en détail, si nous l’analysons, il se dérobe. A ce point, ou bien cet esprit présent n’existe pas, se dérobant comme nous venons de l’évoquer, ou alors il est une connaissance qui, reposant en elle-même, connaît en elle-même.

Lorsque la nature véritable de l’esprit est contemplée, au-delà de la notion de soi, d’observateur, de point de référence central, cette connaissance a un caractère total, absolu, tel que rien n’est autre que celle-ci. Et, en l’absence d’altérité, cette connaissance n’a pas de créateur. C’est pourquoi elle est innée, ce qui veut dire “non produite”.La pratique suggère de contempler la nature du connaisseur. Dans cette contemplation, le connaisseur en tant que sujet, en tant qu’observateur ou en tant que moi, se dérobe aussi.

Ainsi, bodhicitta au niveau ultime se développe dans l’expérience de la transparence des projections extérieures, puis dans celle du connaisseur qui en est le témoin.

Laisse l’antidote se libérer de lui même

Cette troisième stance se dirait aussi bien : “Laisse la vacuité se libérer d’elle-même” ou bien : “Le remède se libère de lui-même”.

Toutes les considérations que nous avons utilisées pour arriver à l’expérience de non-conception, arrêtons de les concevoir. Nous avons besoin de conceptions pour réaliser l’au-delà des conceptions, mais finalement il est nécessaire de laisser tomber les conceptions, fussent-elles des antidotes. Autrement les conceptions continuent indéfiniment et deviennent l’obstacle à la non-conception. Ce “laisser tomber” est un lâcher prise radical : rangbap, en tibétain.

La pratique la plus profonde de bodhicitta ultime demande que les productions mentales, utilisées dans un premier temps comme remèdes, à leur tour s’apaisent : car aussi longtemps que l’esprit fonctionne dans ses conceptions, il est dans une expérience dualiste.

Par antidote, nous entendons les différents moyens ou méthodes utilisés précédemment. Dans un premier temps, nous considérons nos apparences comme projections, puis nous considérons l’insubstantialité de l’observateur. Ces considérations sont un remède à notre perception habituelle en laquelle nous vivons le monde extérieur ainsi que nous-mêmes comme solides, existant réellement. Ensuite ces remèdes doivent eux-mêmes être dépassés dans une attitude de détente et d’abandon. Nous abandonnons même la considération des remèdes, nous la laissons d’elle-même se dissoudre.

Rester en la nature de l’alaya est l’essence de la voie

Cela peut se dire aussi “Demeurer en la nature de l’alaya est l’essence de la voie” ou : “L’essence de la voie est de rester en la nature de l’alaya”.

On envisage souvent huit niveaux de conscience. Il y a les consciences sensorielles attachées aux six sens ; ce sont les six premières. Il y a une septième conscience qui s’approprie, se greffe sur les six premières. C’est en quelque sorte la conscience des six première consciences, le fait d’être conscient, de percevoir en termes d’objets visuels, auditifs, olfactifs, etc. C’est la conscience de l’ego, le sentiment de moi qui vient se greffer sur les expériences sensorielles. Et le huitième niveau est ce que nous appelons la conscience fondamentale, l’alaya vijnana, ou même simplement l’alaya. C’est le niveau fondamental qui est la base aussi bien de la confusion et de l’expérience du samsara que de l’éveil.

Cette stance suggère de laisser l’esprit dans son état fondamental au-delà des sept consciences. Celles-ci sont uniquement et purement des conceptions, et leur existence n’est que dans le processus de conception de l’esprit. Aussi, en l’absence de conceptions, ces sept consciences disparaissent, se dissolvent, et l’esprit reste alors dans sa nature fondamentale qui est l’alaya. Cet alaya est un état de lucidité autoconnaissante, un état dans lequel l’esprit est connaisseur de lui-même en lui-même. C’est ce qui est aussi nommé la Claire Lumière.

L’alaya est la base de tout, le fondement universel. C’est la nature de l’esprit dans sa qualité essentielle et fondamentale. C’est l’esprit libéré des conceptions habituelles. Et c’est aussi un état de transparence lucide qui est précisément la qualité de bodhicitta ultime.

Ayant vu à un certain niveau le caractère irréel et intangible du connaisseur et de ses objets, les conceptions sont abandonnées. Elles s’apaisent ou se dissolvent alors d’elles-mêmes, et dans leur dissolution se révèle la nature véritable de l’esprit, c’est-à-dire l’esprit fondamental, l’esprit pur au-delà des conceptions, au-delà des concepts et des représentations. On laisse alors l’esprit dans son état de repos, dans son état d’aise naturel, sans contraintes ni artifices. On le laisse ainsi lucide, sans torpeur ni agitation.

Dans cette absence de conceptions est la présence de l’alaya, du cœur-esprit absolu : et en cette présence demeurent naturellement l’ouverture absolue, l’intelligence immédiate absolue et la réceptivité-disponibilité. C’est pourquoi “rester en sa nature est l’essence de la voie”.

Il est important de bien voir qu’il y a une articulation entre ces différentes stances. D’abord, il est un désinvestissement par rapport aux objets extérieurs — au lieu d’être réels, ils sont comme rêves — ; ensuite vient l’expérience de l’inconsistance de l’observateur qui se dérobe, puis, au-delà de ces notions d’illusion, d’inconsistance, l’expérience d’illusion elle-même, en tant que remède, se dissout au-delà de toute conception, et l’esprit peut rester relâché, détendu, sans artifices, dans sa nature fondamentale : l’alaya.

Dans le texte tel qu’il se présente, vient ensuite un conseil pour une pratique de bodhicitta ultime entre les sessions de méditation, constamment.

Entre les sessions, tout est “êtres d’illusion”

L’idée ici est, entre les sessions de méditation, d’apprendre à garder l’expérience découverte durant la session. Il s’agit de découvrir une continuité d’expérience qui aille dans le sens de l’intégration de l’expérience méditative hors des sessions… et même, peu à peu, d’une dissolution de la limite entre méditation et après méditation.

Dans ces périodes d’après méditation, d’entre-sessions, nous gardons l’expérience de bodhicitta ultime et nous nous aidons à cela en considérant tout comme “êtres d’illusion”. Nos expériences restent conformes à notre vécu habituel, mais nous reconnaissons en elles la qualité de l’illusion : elles sont donc libres de la fixation qui nous les fait habituellement appréhender comme étant réelles et solides. Il y a toujours acuité et discernement, mais sans cette fixation. C’est comme si ce que nous percevions était extérieurement semblable à un rêve reconnu comme tel.

Cette stance est aussi traduite certaines fois par : “Entre les sessions, tout est considéré comme fantôme”. Il ne faut pas se méprendre. Nous n’entrons pas dans un monde animiste peuplé d’esprits. Ici la notion de fantôme est celle d’êtres transparents. Le fantôme a un corps transparent et si nous essayons de l’attraper, il disparaît entre nos mains, il n’est pas atteint par les coups ou les projectiles ; son corps n’offre pas de résistance, il n’y a rien qui le heurte ou l’emporte, car tout passe au travers. Et ces instants de bodhicitta ultime qui peuvent survenir dans la vie quotidienne nous ramènent à cette absence de résistance, à cette perméabilité.

Le rappel du cœur-esprit éveillé ultime : l’expérience d’ouverture et de transparence

Bodhicitta ultime se découvre puis se cultive dans des instants de rappel, pendant lesquels on fait une expérience d’ouverture et de transparence. Ce sont les deux points clés de bodhicitta ultime.

L’expérience d’ouverture est celle vécue lorsque nous “laissons tomber”, que nous décrochons par rapport à une situation dans laquelle nous sommes investi. C’est comparable à l’instant de pause dans la méditation assise. C’est une expérience d’espace qui amène de l’espace dans notre vie. Ce rappel de bodhicitta ultime, en plus de sa qualité spacieuse, a une qualité de transparence.

La transparence est simplement la qualité de notre expérience lorsqu’il y a cette ouverture, ce dégagement. La solidité de nos expériences vient de l’intensité des fixations que nous investissons dans une situation, et l’ouverture dont nous parlons est un moment de non-fixation, de dégagement, de désengagement. Plutôt que d’expérimenter un monde qui soit figé et opaque, et plutôt que d’être, nous, durs et rigides, dans une expérience de détente et de non-fixation se découvre une certaine expérience de transparence. L’expérience que nous faisons n’a pas la solidité, la rigidité habituelle : nous voyons d’une certaine façon au travers du mur de nos projections. Il y a bien sûr apparence, mais au lieu que ce soit une apparence sur laquelle nous nous fixons et qui soit figée, dans cette absence de fixation, cette apparence a une certaine transparence.

Cette expérience dégagée et transparente n’est pas une expérience floue, vague : nous ne devenons pas un être éthéré et nébuleux, nuageux. Bien au contraire, ces moments de rappel nous permettent de décrocher par rapport à ce qui nous possède habituellement, et nous pouvons alors découvrir une présence intense, dégagée. D’une certaine façon, ce sont des instants à la fois de dégagement et d’absence. Nous sommes absent à nous-même et, dans cette mesure même, nous sommes totalement là, présent, avec la situation.

Extrait de « Lodjong l’entraînement de l’esprit » © Collection Documents d’études, karma Ling 1995, 1er volume.

 

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