La pratique de tonglen ou l’échange de moi et de l’autre

Lama Denys Rinpoché

Bodhicitta relationnel est fondamentalement la discipline du don : la pratique du fond du cœur. C’est l’apprentissage de l’échange de moi et de l’autre, et moi à la place de l’autre conduit à la réalisation du sans autre : bodhicitta absolu, la grande compassion. C’est une pratique d’éveil complète.

Pratique conjointement accueillir et offrir

Cette maxime définit l’apprentissage de bodhicitta relationnel : tonglèn en tibétain, “accueillir-offrir”. On part de la source — l’état d’ouverture sans blocage, le don en soi à l’alaya, l’expérience du terrain fondamental, du fond sensible, de la vie totale — et au cœur de cette expérience de cœur-esprit absolument éveillé l’exercice est d’accueillir et d’offrir sans réserve. On apprend particulièrement à accueillir les réserves pour qu’il n’y en ait pas, et aussi pour pouvoir donner sans réserve. C’est une attitude généreuse, bienveillante, d’écoute, de réceptivité, de disponibilité, de don.

Accueillir-offrir en chevauchant le souffle

L’expérience est ensuite que “ça respire”. Il y a cette pulsation qui va et vient et ces allées et venues sont accueillir et offrir ce qui est. On entre ainsi dans la texture de l’expérience de tonglèn au rythme du souffle : quand on inspire on accueille, quand on expire on offre

C’est du don sans réserve et immédiat : accueillir l’expérience telle qu’elle est, en inspirant sans blocage, sans réserve, et expirer en donnant, en se donnant, en s’abandonnant sans blocage, sans réserve. Voilà ce qu’est “accueillir-offrir en chevauchant le souffle”. C’est être chevalier du souffle — un des noms de bodhisattva — chevalier d’éveil, ce souffle de bonté fondamentale, d’accueil, d’offrande.

Respirant bodhicitta, ainsi se cultive-t-il. Tonglèn est la pratique relationnelle de culture de bodhicitta.

Toucher le point sensible

On développe aussi bodhicitta en touchant le point sensible. Il s’agit de découvrir que l’on peut être touché dans certaines circonstances, que l’on a une capacité de tendresse.

Il y a l’expérience du terrain fondamental — un point sensible au sens d’une expérience très accueillante, bienveillante, de douceur et de bien-être — et il y a aussi un point sensible contextuel, quelque chose qui nous touche particulièrement dans notre environnement. Le plus souvent, on le trouve en considérant longuement la grande bonté de notre mère, la personne qui nous a donné la vie, enfanté, élevé, éduqué et fait que nous sommes ce que nous sommes. On découvre alors que l’on a par rapport à elle une attitude de douceur naturelle, de bonté, d’amour et de compassion.

Ce point sensible peut être touché aussi avec une personne qui nous est particulièrement chère : un conjoint, un enfant, un ami ; pour certains, ce sera leur chien, leur canari. L’important est de découvrir que, bien que carapacé dans notre cocon ou notre blindage, nous pouvons être vulnérable, nous avons ce quelque chose de très précieux et authentique qui nous fait ressentir un moment d’empathie véritable.

Ainsi, le point sensible est touché à la fois dans l’expérience du fond et dans ces expériences contextuelles, les deux se rejoignent. Donc pour commencer, on s’entraîne durant la session assise à accueillir et offrir avec le souffle, dans la saveur de cette expérience de compassion et de bon fond. Et lorsque l’on a senti la possibilité d’accueillir et d’offrir ainsi, dans le point sensible, on développe cette expérience en s’entraînant à la faire avec tout un chacun, c’est-à-dire, ici, entre nous, avec ceux que nous sommes. Et puis on élargit…

L’entraînement consiste ensuite, toujours avec le souffle, à accueillir et offrir en évoquant les situations et les personnes difficiles. Avec ce vécu rendu vivant, on pratique accueil et don sans réserve, appuyant particulièrement sur l’accueil de ce qui est difficile, ce à quoi on aurait tendance à dire non, et donnant sans réserve tout ce que l’on a de bon. Cela va jusqu’à faire l’exercice avec ses ennemis et à développer la compassion envers eux. Ce n’est certes pas facile, mais c’est aussi le terme de l’apprentissage.

La pollution de l’ego est la source de toutes les pollutions

On peut aussi pratiquer tonglèn avec la main droite et la main gauche : la main gauche prend ce que lui donne la main droite qui le lui rend. Il y a là l’intelligence d’être alimenté par la même énergie, l’esprit d’un organe, d’une organisation, d’un organisme vivant.

C’est l’esprit large du mahayana que d’aller dans le sens d’un élargissement de la territorialité, au sens où plus il y a de fermeture, d’individualité et d’ego, plus il y a de risque de pollution. La couche d’ozone, le taux de CO2, l’effet de serre, les bouleversements climatiques, la montée des océans… et j’en passe, d’où cela vient-il ? De l’ego, de l’ego humain, humanoïde ! L’humain est pris dans une frénésie consumériste, son but est de profiter toujours davantage : le développement pour le développement, au taux de développement des cancers. Il brûle tout, il empoisonne l’atmosphère, il est le virus cancérigène de la biospère, allant jusqu’à détruire l’organe sur lequel le cancer s’est développé, en l’occurrence, la Terre. Bref, la pollution de l’ego est la source de toutes les pollutions.

Tonglèn est la meilleure des pratiques écologiques

Tout ceci pour dire que tonglèn est la meilleure des pratiques écologiques car sa logique est inversée : elle prend le contre-pied de la territorialité individuelle qui est l’importation du bon et l’exportation du mauvais : tous les bons flux chez moi et tous les déchets radio-actifs ou autres par-dessus la barrière de l’Oural ou le gouffre chez le voisin — en tout cas ailleurs. La logique de tonglèn est celle au-delà de l’ego et de l’au-delà de l’ego : on inspire le mal et on expire le bien, on absorbe la passion et on expire l’éveil, on inspire quand “ça marche pas” et on expire quand “ça marche” ; et cela toujours dans l’expérience d’ouverture.

Pratiquer tonglèn, c’est finalement accueillir la pollution, l’absorber, et offrir la santé de l’état naturel, la rayonner. C’est être cellule anti-pollution, dépolluante, macrophage. Il y a toute une imagerie mentale avec la pollution smog sur la mégapole : cela va du jaune-gris, au gris sombre, jusqu’à ne plus rien voir. On inspire cette pollution et on offre la santé : un rayonnement lumineux, clair, brillant. Dans le souffle, on digère le poison et l’on rayonne les éléments sains, ce que font toutes les cellules de santé.

La pratique de tonglèn peut véritablement purifier l’atmosphère, dépolluer l’environnement, physiquement, simplement en inspirant la pollution et en expirant la santé. Cela peut sembler magique, et ça l’est d’ailleurs, complètement : une magie naturelle.

Cette pratique se poursuit entre les périodes d’assise, dans la dynamique de la vie quotidienne.

C’est ce qu’introduit la maxime suivante :

Trois objets, trois poisons, trois sources de vertu

En fait, le monde est constitué de trois types d’objets : les bons ou positifs, les mauvais ou négatifs, et les neutres. Vis-à-vis d’eux, trois poisons opèrent dans l’esprit : attraction, répulsion et indifférence. Jusque-là, rien d’extraordinaire. Mais ce qui l’est, c’est le fait que cette matière première — les trois poisons de l’esprit — va devenir trois sources de vertu. Cette transmutation est l’alchimie de bodhicitta, la pierre philosophale qui transmute en l’or de la santé tout ce qu’elle touche. Dans cette dynamique d’échange de tonglèn, tout ce qui est vécu en cette expérience de bodhicitta est santé et cellule de santé.

Accueillir en étant transparent et offrir dans un souhait sans limite

Devant les trois poisons, l’accueil est d’être transparent : une absence de saisie et même une absence tout court. Sans objet, le poison se libère : une colère sans objet est une colère sans objet. (rires) Ainsi libérée, l’énergie même des trois poisons est vertu. Poison et pollution deviennent source de rappel pour la vertu, ils l’engendrent et la stimulent ; les problèmes deviennent des solutions. Prenons l’exemple de l’agression qui, habituellement, est toujours l’autre : le tu qui tue… Dès qu’elle est détectée, il s’agit de la considérer comme base de travail : que cette agression m’apprenne à garder mon agression pour moi. En ne donnant pas suite, je coupe l’enchaînement des maillons constituant les fonctionnements passionnels.

Et en souhaitant que tous les vivants soient libérés de l’agression — c’est aussi un geste de tonglèn — , l’agression est accueillie, digérée, sans résistance, jusqu’au plus profond de soi où elle se dissout.

Que ce thème de l’agression soit celui-la même d’accueillir et offrir : accueillir en étant complètement transparent et offrir dans un souhait du cœur sans limite et sans regret.

Entraîne-toi toujours par des paroles

Cette maxime est pour stimuler le rappel de tonglèn par le pouvoir mémorisant du slogan. Que ce soit même une rengaine, une ritournelle, un tube ! (rires) Ce peut être : que j’accueille en moi tous les maux, que je fasse don aux autres de mes vertus ; offrir les victoires aux autres, garder les pertes et défaites pour moi, etc…

C’est très décapant !

On peut s’entraîner aussi avec un mantra. De même que nous avons pratiqué tonglèn avec la représentation de Tchènrézi dans la compassion, nous pouvons utiliser son mantra –Om Mani Pémé Houng– comme rappel de tonglèn. Et même le respirer : Om inspire, Houng expire, tout simplement, naturellement.

La séquence de l’expérience commence par soi

D’une certaine façon, le sentiment de moi émerge avant celui de l’autre, même s’ils sont interdépendants. Et moi, c’est ici, le début. Ainsi la dernière maxime de tonglèn est de commencer la séquence par soi, par accueillir de soi en étant ouvert à soi. Vous vous mettez en face de votre miroir : bienvenue !… Ce peut être aussi accueillir une passion, une colère, quoi que ce soit, pour autant que ce soit ici. Il est important de voir qu’il y a dans cette maxime le remède à une attitude auto-agressive propre à l’ego.

Ainsi, on commence par s’accueillir, c’est-à-dire par accueillir l’autre en soi.

Y a-t-il des points que vous aimeriez voir précisés ?

Question : — Est-ce qu’on peut faire tonglèn avec sa propre souffrance ?

Lama Denys : • Oui, c’est même très important et complètement réaliste de commencer avec soi et d’accueillir ce que l’on est, avec les ombres de ce que l’on est, de ce que l’on a, de ce qui nous précède. Et aussi de s’offrir à ce que l’on est, avec l’intelligence que c’est fondamentalement la bonne personne, au bon moment, dans la bonne situation, se donner à soi, en soi, au grand Soi, à sa nature de bouddha, dans une ouverture et un abandon complet.

Ou simplement, dans la situation où l’on est, accueillir-offrir comme expérience de la respiration dans son ressenti… s’ouvrant pendant l’accueil, se relâchant pendant l’offrande.

La séquence “commence avec soi” peut signifier beaucoup de choses… et même : “action sur soi, action sur le monde”.

– Comment venir à bout de tous nos blocages ?

• Regardez la mer : les vagues sur la plage, jamais elles ne s’arrêtent… et la mer vient à bout des falaises les plus dures… C’est bien de méditer avec la mer, le sac et le ressac… c’est le mouvement de tonglèn.

– Pourquoi partir de la relation avec sa mère, dans tonglèn ? Ça peut être une relation difficile !

• L’idée, c’est que la mère, c’est naturel, à tous les niveaux… Il y a un amour maternel chez les mammifères, plus évident encore que l’amour paternel. Donc c’est naturel, mais pas sans problème aujourd’hui, dans notre société qui arrive à des aberrations : de même qu’on peut devenir des vaches carnivores, on développe de l’aversion envers sa mère.

Mais on peut transférer cette situation privilégiée sur d’autres personnes, jusqu’à notre poussy cat… (rires) Ce qui est important, c’est de découvrir cette sensibilité, ce potentiel de ressources.

– Comment faire pour toujours dire oui aux situations ?

• Essentiellement, la compassion est sans référence. C’est une attitude de cœur noble, de bon cœur, et cette bonté est foncièrement intelligente. La compassion authentique n’est pas de tout accepter, au sens d’abonder dans le sens de la folie ou de la névrose, et elle s’exprime aussi en termes de : “Non, ce n’est pas bon !”, ou “Non, pas ça !”, mais ce n’est jamais dogmatique, moralisateur… Bodhicitta amène la relation juste dans laquelle l’équilibre se fait naturellement entre le oui et le non. Dire non peut être très simple !

– Je vais prendre un exemple concret. Comment par exemple accueillir le fait que maintenant se développe dans le monde le commerce sexuel des enfants ? On ne peut pas accueillir ça !

• On peut accueillir le fait qu’il y ait aujourd’hui dans le monde un trafic sexuel pédophile impliquant des pays du Tiers Monde, et cela a quelque chose qui peut sembler choquant. Et c’est justement important d’accueillir le choc : bong ! Oui, ça existe ! Eh oui !… Soyez réceptif, entendez : c’est vrai, c’est réel ! Et vous intégrez. (silence) Vous accueillez plusieurs fois… et profondément… et sans réserve… et jusqu’au bout ! Et puis vous offrez. (silence) Vous offrez déjà une écoute. Vous pouvez offrir un service. Vous pouvez offrir une opinion. Vous pouvez offrir une voix… Vous pouvez offrir beaucoup de choses ! Ce qui est important, c’est déjà d’amorcer ce cycle qui permet d’accueillir, d’entendre et d’offrir.

– Comment le fait d’accueillir la souffrance de l’autre va-t-il diminuer concrètement cette souffrance ?

• Ça va diminuer la souffrance de l’autre, ça va diminuer la souffrance de soi, ça va diminuer la souffrance globale, et ça va faire du bien à tout le monde. Particulièrement à l’autre dans la mesure où il en aura moins, c’est évident. Et dans la mesure où ça fait du bien à l’autre, ça fait du bien à soi ; et dans la mesure où ça fait du bien à soi, ça fait du bien à l’autre. Vous amorcez là un cercle vertueux.

Si on reprend l’image de la pollution, le pratiquant de tonglèn absorbe la pollution, il rayonne de la santé dans le fond dont l’autre fait partie et en direction de celui-ci, avec une intention qui favorise la connexion. C’est comme s’il y avait un code qui reçoit le message, une intention, et une adresse qui s’inscrit automatiquement. Un souhait du cœur, c’est comme une serrure avec des clés qui circulent pro-format ; dit autrement : si l’habitacle est là, l’habitant arrive.

On peut en parler aussi en termes d’enchaînement a causal, pour reprendre l’expression utilisée par le physicien Wolkang Pauli dans son livre  » Synchronicity and a causal connected principal « . C’est-à-dire qu’il y a connexion au sens que l’un amène l’autre sans qu’il y ait transition de l’un à l’autre, comme le photon-message qui s’est décroché en A pour arriver en B.

Il est important de bien comprendre ce principe, sinon, dans la pratique, on part dans des “trips de l’ego” : faire tonglèn pour envoyer du bien. Ça devient alors une sorte de channeling sur les énergies, en se branchant par des tuyaux sur la personne et en soufflant des bonnes énergies qui chasseraient les mauvaises. (rires) Simplement tonglèn.

– Pourquoi souvent parler de la responsabilité universelle à propos de tonglèn ?

• La responsabilité universelle, c’est l’esprit même du mahayana et c’est l’esprit même de cette pratique de tonglèn, fondamentalement. J’ai même dit que c’était une solution écologique globale : le meilleur traitement anti-cancéreux, au sens où la pollution humaine est comme le cancer de la biosphère.

La responsabilité universelle, c’est aussi une responsabilité individuelle. C’est même une question de responsabilité individuelle qui, collectivement, devient universelle pour autant qu’elle inclut les personnes. C’est d’abord et surtout la vision d’une famille, d’une famille humaine, et d’une famille humaine qui vit dans sa maison.

La responsabilité universelle est dans notre pratique de tonglèn au sens large, dans notre vie de bodhisattva, vie d’éveil, vie de santé. C’est une vision, une approche qui n’exclut rien. C’est une voie ouverte, une responsabilité plus large, très large, jusqu’à une responsabilité universelle. Ce qui ne veut pas dire que l’on soit responsable du monde, mais qu’on est responsable de ne pas le polluer, de ne pas le bousiller. Plus exactement, cela signifie qu’il est de notre responsabilité de choisir si, par notre comportement, on souhaite provoquer un effet de rejet de cet élément de la biosphère qui se nomme l’humanité ; entendu que la nature a plein de moyens d’interaction : affinement de la couche d’ozone, raréfaction du spermatozoïde chez les hommes, nouvelles maladies, etc… Et il y a aussi l’idée que l’on ferait bien de se soutenir les uns les autres, autrement on se tue. La pratique de tonglen ou l’échange de moi et de l’autre

Extrait du « Séminaire Lodjong », Karma Ling, 2000

 

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