Application de la pratique dans tous les aspects de la vie

Chögyam Trungpa Rinpoché

La paramita de l’effort, associée à l’enthousiasme et la détermination dans les objectifs que nous inspire l’esprit d’Éveil, est l’antidote à la paresse. Le lien que nous établissons avec le Dharma est la source de son dynamisme et les cinq forces sont la condition de son application dans la vie quotidienne.

La paramita de l’effort

Le quatrième des sept points de l’entraînement de l’esprit se rattache à la paramita de l’effort. S’efforcer signifie essentiellement être libre de paresse. Pour nous, le terme paresse évoque un manque général d’attention et une incapacité d’éprouver de la joie dans la discipline. Pour le pratiquant dont l’esprit s’est allié au dharma et qui est déjà devenu une personne dharmique, il existe d’emblée un lien et il sait alors très bien comment s’y prendre avec la paresse. Par contre, s’il n’a pas encore établi ce lien, il aura peut-être des difficultés.

On peut comprendre l’effort comme une façon de ressentir de la joie dans l’action et d’apprécier ce qu’on fait. C’est comme partir en vacances – on est tellement emballé par les expériences formidables qu’on espère avoir, qu’on a vraiment envie de se réveiller le lendemain matin.

L’effort est comparable à l’instant qui précède le réveil au matin du départ pour les vacances : on est confiant qu’on va avoir beaucoup de plaisir, mais en même temps on sait qu’on doit y investir des efforts. On peut donc dire que l’effort ressemble à une célébration, à une joie dépourvue de paresse.

D’après les textes sacrés, il est absolument impossible de faire une démarche spirituelle sans que cela coûte des efforts. Nous avons déjà dit que sans les jambes de la discipline, il n’est pas possible de cheminer sur la voie ; cependant, même un individu doté de jambes ne peut pas mettre un pied devant l’autre sans faire d’effort. Faire un effort équivaut à se pousser petit à petit, en avançant pas à pas.

C’est en marchant sur la voie qu’on se met réellement en contact avec elle. Bien sûr, on éprouve aussi de la résistance, mais il est possible de surmonter celle-ci en surmontant la paresse, c’est-à-dire en ne se laissant pas distraire à n’en plus finir par le bavardage subconscient, les pensées discursives et toutes les formes d’émotivité.

Le quatrième point de l’entraînement de l’esprit montre comment étendre cette formation à tous les aspects de l’existence, depuis la situation qu’on vit actuellement jusqu’à la mort. Il parle donc des choses qu’on doit faire pendant qu’on est en vie et aussi au moment de mourir, et les deux slogans qui y sont rattachés fournissent des instructions à ce sujet.

Le cœur des instructions est condensé dans les cinq forces : pratique-les

Nous avons cinq types de “facteurs énergisants”, cinq forces qui permettent d’appliquer la discipline du bodhisattva dans tous les aspects de la vie. Ceux-ci s’appellent : détermination ferme, familiarité, graine de vertu, reproche et aspiration.

Détermination ferme

Le premier facteur est une détermination ferme : on a réellement l’intention d’observer le double bodhicitta. Le pratiquant doit toujours être disposé à maintenir le bodhicitta, pendant une vie entière, une année, un mois ou un jour. Quand on prend une telle détermination, on arrête de perdre du temps et on fait en sorte de devenir un avec la pratique. La pratique est une façon de se donner des forces. Il arrive parfois que le matin, au réveil, on ne se sente pas très en forme, qu’on n’ait pas vraiment le moral, surtout si l’on a dû travailler ou fêter tard. Il est possible qu’on ait la gueule de bois et qu’on se sente pas mal coupable. On se demande si on n’a pas déconné la veille, si on n’a pas fait des bêtises. On se soucie du qu’en-dira-t-on et, du coup, on craint de perdre le respect des uns et de confirmer les soupçons des autres. On se fait beaucoup de bile dans une telle situation.

Or, quand on cultive une détermination ferme, la première chose qu’on doit faire au moment de se réveiller, au moment d’ouvrir les yeux et de regarder par la fenêtre, est de réaffirmer cette volonté de poursuivre la pratique du bodhicitta. Et c’est aussi la dernière chose qu’on doit faire à la fin du jour au moment de se coucher, au moment de songer à sa journée et de penser au travail accompli, aux problèmes, aux frustrations, aux plaisirs et à toutes les bonnes et mauvaises choses qui ont pu arriver. Au moment de s’assoupir, on prend la détermination ferme de reprendre la pratique dès le réveil le lendemain et de le faire avec un effort soutenu, c’est-à-dire avec joie. Cela permet de se réjouir à l’avance de sa prochaine journée, d’être content à la perspective de se réveiller le lendemain et de faire face à un nouveau jour.

Il existe une certaine attitude envers la pratique qui accompagne la détermination ferme ; c’est presque comme tomber follement amoureux de quelqu’un. On veut dormir avec la personne qu’on aime ; on languit d’amour. On voudrait aussi pouvoir se réveiller auprès d’elle le matin. On le désire ardemment. De la même façon, si l’on valorise la pratique et qu’on y prend plaisir, elle ne se transformera pas en une torture, en un tourment ; elle cessera alors d’être une cage et deviendra un moyen de retrouver continuellement la bonne humeur. Cela exige peut-être un certain effort et il est possible qu’on soit obligé de se pousser un peu, mais comme le lien qu’on a établi avec la pratique est fort, on est content le matin quand on se réveille et le soir quand on se couche. Même le sommeil a un sens, puisqu’on dort dans une bonne disposition d’esprit. L’idée est d’éveiller la bonté fondamentale, le principe de l’alaya, et de se rendre compte qu’on est au bon endroit et qu’on fait la bonne pratique. La détermination ferme, qui est la première force, contient donc un sentiment de joie.

Familiarité

La deuxième force s’appelle familiarité. Ayant déjà pris une détermination ferme, tout devient un processus naturel. Même s’il nous arrive d’être inattentifs, même si nous perdons notre concentration ou que nous nous laissons distraire, les situations nous ramènent à la pratique comme autant de rappels. Dans ce processus de familiarisation, le bavardage subconscient dharmique prend progressivement le dessus sur le bavardage subconscient ordinaire. Le bodhicitta devient le terrain naturel de tout ce qu’on fait, qu’il s’agisse de vices, de vertus ou de quelque chose entre les deux. On s’habitue, petit à petit, à être toujours conscient du bodhicitta.

Comme dans le cas de la force antérieure, le processus lui-même ressemble au fait de tomber amoureux. Quand quelqu’un prononce le nom de l’être aimé, on éprouve un mélange de douleur et de plaisir ; on est attiré par le nom de l’être aimé et par tout ce qui lui est associé. De la même façon, une fois que le concept d’absence d’ego a déjà pris forme dans l’esprit, le résultat naturel de la pratique de l’attention et de la conscience en éveil est une tendance à orienter l’esprit vers le dharma, comme par éclairs. On acquiert une familiarité grandissante avec le dharma ; autrement dit, on ne le considère plus comme un corps étranger et on s’aperçoit qu’il est devenu très familier, comme un air connu, un mot du langage courant ou une activité domestique. Chaque fois qu’on ouvre une bouteille de vin, qu’on décapsule une bouteille de Coca-Cola ou qu’on se verse un verre d’eau, on y pense ; toute action devient rappel. Impossible de s’en débarrasser : le dharma est devenu une situation naturelle.

On apprend donc à cohabiter avec sa santé psychique. Pour beaucoup de gens, c’est très dur au début, mais une fois qu’on voit que cette santé fait partie de l’être, il ne devrait plus y avoir de problème. Évidemment, de temps à autre on sera porté à faire l’école buissonnière ; on voudra fuir sa santé psychique et se payer des vacances, faire autre chose. Cependant, à mesure que la force inhérente mûrit, la vilenie ou déraison fondamentale se change en attention et en compréhension et la familiarité avec l’état éveillé grandit.

Graine de vertu

La troisième force s’appelle graine de vertu. On éprouve sans arrêt une aspiration intense qui freine toute velléité de laisser de côté l’état éveillé. Au lieu de s’arrêter pour se changer les idées, on préfère poursuivre sa pratique ; au lieu de se déclarer satisfait de ce qu’on a acquis, on renonce aux récréations. On ne dira plus : “Bon, là, j’en ai ma claque. Je veux faire autre chose maintenant”.

Il est fort possible qu’arrivé à ce stade, on fasse une névrose autour des libertés individuelles et des Droits de l’Homme. Peut-être se dira-t-on : “J’ai le droit de faire tout ce que je veux, et j’ai décidé de plonger au plus profond de l’enfer. J’aime ça ! J’adore ça !” Un tel réflexe contrariant est tout à fait possible. Mais il vaudrait mieux se sortir de l’abîme, pour son propre bien. Il faut comprendre que ce n’est pas la peine de craquer devant la légère claustrophobie qu’on éprouve quand on est confronté à sa propre santé psychique. Dans ce contexte, le mot vertu désigne le fait qu’on se voue, corps, parole et esprit, à la propagation du bodhicitta en son propre être.

Reproche

Le quatrième facteur est le reproche : on adresse des reproches à l’ego parce qu’on est dégoûté du samsara. Chaque fois que surgit une pensée égocentrique, on se dit : “C’est précisément à cause de cet attachement au moi que j’erre dans le samsara et que je n’arrête pas de souffrir. Comme l’attachement au moi est la source de cette douleur, je ne pourrai jamais atteindre le bonheur tant que je continuerai à maintenir mon ego. Il faut donc que je cherche à dompter l’ego le plus possible”. Pour peu qu’on ait envie de dialoguer avec soi-même, c’est le genre de chose qu’on devrait se dire. En fait, il est parfois fortement conseillé de se parler à soi-même, mais cela dépend évidemment de ce qu’on se raconte. Dans ce cas particulier, il est recommandé de dire à l’ego : “Tu m’as donné des soucis épouvantables. Je ne t’aime pas. Tu m’as fait une vie impossible et maintenant je me trouve à errer dans les mondes inférieurs du samsara à cause de toi. Je n’ai aucune envie de te fréquenter. En fait, je vais te détruire. Et puis, ce “moi”, qui est-il, de toute façon ? Fous-moi le camp! Je ne te supporte pas !”

Il est très utile de se parler de cette façon, en adressant des reproches à son ego. Il vaudrait la peine de se dire ce genre de choses quand on prend sa douche ; il vaudrait la peine de se parler de cette façon quand on va au petit coin. Ce serait excellent aussi de le faire en conduisant : au lieu d’écouter de la musique punk ou rock, on pourrait se brancher sur le poste des reproches à l’ego et se parler à soi-même. Et si l’on est gêné parce qu’on est avec quelqu’un, on peut toujours le faire à voix basse. C’est la meilleure façon de devenir un bodhisattva excentrique.

Aspiration

La dernière force est l’aspiration. À la fin de chaque séance de méditation, on devrait formuler trois souhaits :

1) sauver tous les êtres sensibles tout seul, sans l’aide de quiconque,

2) ne jamais oublier le double bodhicitta, même pendant le sommeil,

3) mettre en pratique le bodhicitta malgré tout le chaos et toutes les complications qui peuvent survenir.

Or, si l’on a déjà expérimenté un sentiment de joie et de célébration dans la méditation, on n’aura pas l’impression de porter un fardeau, et l’aspiration qu’on éprouve grandira de jour en jour. On veut atteindre l’éveil ; on veut se libérer de la névrose ; on veut aussi se mettre au service de ses “anciennes mères” , tous les autres êtres sensibles, toujours, partout, chaque instant. On est prêt à se transformer en rocher, en pont, en autoroute ; on est disposé à s’engager dans toute cause qui peut être utile pour le reste du monde. C’est le même type d’aspiration qu’on peut avoir au moment de prononcer le vœu de bodhisattva. Par ailleurs, cette cinquième force constitue aussi une instruction générale sur la façon de devenir une personne extrêmement souple, une personne dont les autres pourront se servir comme outil pour accéder à la jouissance de leur santé psychique.

Extrait de « L’entraînement de l’esprit et l’apprentissage de la bienveillance » ©Ed.Seuil, Paris, 1998.

 

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