La règle d’or

Lama Denys

Interdépendance et responsabilité

L’interdépendance est un principe universel. Tout est interdépendant ; rien n’est autonome et autosuffisant. Il n’est pas d’être, il n’est que de “l’inter-être”. L’enseignement du Bouddha sur l’interdépendance est une façon particulière d’exprimer l’absence d’entité ou d’ego, la vacuité d’être propre (shunyata), tant dans le sujet qui perçoit que dans les objets saisis.

L’interdépendance est naturellement omniprésente, que ce soit au niveau cognitif, biologique, écologique, économique et social. Nous dépendons tous les uns des autres. “Je” dépends de ce qui est “autre que moi”. Ce que nous appelons “moi” est fait d’éléments non-moi. Nous sommes la coalescence d’agrégats transitoires comme le corps, les sensations, les perceptions, la conscience. Pour ne prendre que l’exemple du corps, sa santé dépend de l’équilibre de ses constituants organiques et chimiques, des aliments consommés, du mode de vie, et pour aller vite, de l’environnement global.

Notre état intérieur est lui-même le produit de causes et de conditions spécifiques. Aujourd’hui, ce que nous sommes en tant qu’être humain, tout ce que nous utilisons et consommons, nous le devons à d’autres.

Finalement, le véritable bonheur qui allie paix intérieure et paix mondiale, est fondé sur ce constat. Notre bien-être dépend du bien-être d’autrui. Dans le contexte d’une interdépendance chaque jour de plus en plus apparente, “prendre en compte les intérêts des autres, écrit Kundun, le Dalaï-Lama , est, à l’évidence, la meilleure manière de servir nos propres intérêts… La nécessité de coopérer ne peut que renforcer l’humanité car cela nous aide à reconnaître que le fondement le plus sûr du nouvel ordre mondial n’est pas simplement constitué par des alliances politiques et économiques élargies, mais réside bien davantage dans une authentique pratique individuelle de l’amour et de la compassion. Pour un avenir meilleur, plus heureux, plus stable et plus civilisé, chacun de nous doit développer un réel sentiment sincère de fraternité et de sororité”.

Si nous aspirons tous à être heureux, il est absurde de s’acharner à poursuivre un bonheur purement individuel. Cette position égocentrique porte préjudice à ceux qui en sont prisonniers. Les souffrances de l’humanité témoignent des méfaits d’une telle attitude qui dresse des fossés entre les hommes.

En revanche, lorsque l’attachement à notre personne diminue, nous parvenons de plus en plus à ressentir à quel point l’autre est notre semblable. Cet élan qui nous ouvre à la réalité d’autrui, couplé à l’intelligence de l’interdépendance, développe un sens accru de la responsabilité. Une attitude empreinte de non-violence et de bonté universelle se fait jour. Lorsqu’elle est cultivée, elle devient une source de bienveillance, de solidarité et de compassion sans réserve envers tous les êtres vivants. L’intelligence de l’interdépendance et de la sollicitude fait tomber les barrières qui protégeaient jusque-là notre territoire. Les fonctionnements égocentriques se dissipent.

Habituellement, la politique de l’ego consiste à utiliser les autres pour conforter son propre bien-être. Le bonheur personnel est acquis au détriment et dans l’oubli d’autrui. Ce dont nous parlons est à l’opposé. Quand l’altruisme et la bienveillance s’éveillent en nous, naît une attention orientée vers le bien-être de nos semblables. Nous cherchons à les aider de toutes les façons possibles. Le bien-être d’autrui est alors ressenti comme notre propre bien-être. Nous réalisons pleinement qu’il ne saurait exister sans celui d’autrui. Ainsi conçu, et comme l’explique le Dalaï-Lama, “le bonheur individuel cesse d’être un effort conscient de recherche égoïste ; il devient un état bien supérieur qui découle tout naturellement du fait d’aimer et de servir son prochain” Finalement, nous sommes responsables de notre bonheur lorsque nous accomplissons celui des autres. De ce point de vue, souhaiter le bonheur d’autrui consiste à accomplir le sien. Si l’on poussait plus avant ce syllogisme, on pourrait dire, en jouant sur les mots, que l’altruisme est la façon intelligente d’être égoïste !

Cette vision est capitale pour le devenir de l’humanité. Comme l’écrit encore le Dalaï-Lama : “Pour relever les défis de notre temps, les êtres humains auront à développer un sens accru de responsabilité universelle. Chacun de nous doit apprendre à travailler non pas uniquement pour lui ou pour elle, sa famille ou son pays, mais au bénéfice de toute l’humanité. La responsabilité universelle est la clef véritable de la survie de l’humanité. C’est le meilleur fondement de la paix mondiale, de l’utilisation équitable des ressources naturelles et, dans le souci des générations à venir, du soin approprié à prendre de l’environnement”.

Et si nous nous décourageons, estimant que les résistances sont insurmontables et qu’à notre petit niveau nous sommes impuissants face au devenir global, les encouragements que nous prodigue Kudun nous inciteront à persévérer : “Les grands mouvements humains jaillissent d’initiatives individuelles. Si vous avez le sentiment que vous ne pouvez pas faire grand-chose, un autre se laissera peut-être aussi décourager et une belle occasion sera ainsi ratée. Chacun de nous peut inspirer les autres simplement en s’attachant à développer sa propre motivation altruiste”.

La règle d’or de l’éthique universelle

Partant de la motivation universelle qu’est notre aspiration au bonheur, l’éthique consiste simplement à agir en évitant d’infliger aux autres la souffrance dont nous ne voudrions pas être victimes. La règle d’or d’une éthique universelle peut se formuler ainsi : “Ne fais pas à l’autre ce que tu ne voudrais pas qu’il te soit fait”. Elle est le dénominateur commun de toute éthique saine, fondée sur la bonté, la bienveillance, la paix et l’harmonie. C’est pourquoi elle est omniprésente dans toutes les traditions religieuses, philosophiques et humanistes.

La règle d’or exprime un principe de non-violence et de compassion. Par non-violence, nous entendons l’absence de cette tendance propre à l’ego qui consiste à chercher son bien-être au détriment d’autrui.

La non-violence correspond à un retrait des pulsions ou passions égotiques telles que la colère, la haine, l’avidité ou la possessivité. L’établissant peu à peu en nous, la paix de notre esprit deviendra plus profonde, notre attachement aux choses de ce monde décroîtra et l’humilité grandira. Pas à pas, nous parviendrons à développer des relations d’amitié avec le monde entier.

Pour que cette règle d’or soit réellement vécue et actualisée dans notre quotidien, il nous faut contrôler notre propre esprit afin que nous cessions d’être aveuglés par la jalousie, l’orgueil, les pensées mesquines et négatives, et toutes les passions agressives. Nous devons cultiver la non-violence en nous-mêmes. C’est l’une des fonctions essentielles de l’apprentissage spirituel.

La non-violence est le cœur de la compassion et de l’amour accomplis. La compassion véritable est une participation empathique à la réalité de l’autre. Elle nécessite, répétons-le, cet oubli de soi et ce désintéressement qui nous font voir les autres comme nos semblables. Ainsi, non-violence et compassion sont au cœur de la règle d’or et sont la condition sine qua non d’un bonheur véritable.

La portée de l’éthique universelle s’inscrit au plus profond de notre personne, s’applique à notre vie quotidienne et mériterait d’atteindre les préoccupations environnementales actuelles. La logique de la société de consommation a entraîné une dégradation biologique de la planète sans précédent.

La politique de marchandisation du monde favorise des systèmes économiques injustes et de plus en plus violents, qui repoussent les plus démunis à la périphérie du monde.

Elle agresse les règnes non humains dont elle tire profit et met en péril notre habitat commun. Finalement, lorsque “le progrès” est teinté de violence, il produit un bien qui n’est que transitoire et limité, mais dont les conséquences peuvent être quasiment irréversibles.

Dans la règle d’or telle que nous l’entendons, “l’autre” n’est plus seulement nos semblables humains, mais tous les êtres vivants, la vie elle-même.

Consommer les fruits d’une agriculture respectueuse de la Terre et les produits issus d’un commerce équitable est un exemple d’action à notre portée, une action qui rend opérante la compassion fondamentale dont notre monde à tant besoin.

Non-violence : l’amour et la compassion authentiques

La compassion authentique est avant tout une qualité d’ouverture, de réceptivité et de disponibilité de l’esprit et du cœur. Plutôt que de rester enfermés dans son cocon, en étant insensibles et durs, l’ouverture développe en nous noblesse et courage, cette vaillance qui consiste à dépasser ses défenses et résistances, pour accepter de s’exposer vraiment aux difficultés que rencontrent nos semblables.

“Compatir à” signifie participer à la peine ou à la souffrance des autres. Par son préfixe, le verbe implique une réciprocité. En s’ouvrant à autrui et en partageant sa réalité, au-delà de la peur de ce qui nous dérange, nous allons réellement à sa rencontre et ce qui l’afflige vient à nous.

Nous ne découvrons pas un monde étranger parce que notre semblable est nous-mêmes. La qualité de participation et d’empathie est fondamentale. Elle est à la base de l’injonction christique “Aime ton prochain comme toi-même”, qui fait écho à l’éthique du dharma.

La nature de la compassion est une grande sensibilité, entendue comme réceptivité et disponibilité fondamentales. L’une et l’autre sont concomitantes et envisagées comme les deux aspects d’une même expérience. Cessant d’être obnubilés par notre satisfaction personnelle, nous devenons capables d’accueillir l’autre, d’être à son écoute, ouverts, réceptifs à sa peine, c’est ce que nous nommons réceptivité.

La disponibilité est l’inspiration du cœur qui consiste à “offrir de soi”, de son être et de ses biens. N’étant plus prisonniers de nos passions, de nos ambitions, de nos représentations égotiques, nous devenons capables d’offrir véritablement. Le don prend alors tout son sens. Lorsqu’une de nos mains est blessée, l’autre la prend en charge et la soigne. La main indemne fait pour l’autre ce qu’elle ferait pour elle-même. Ainsi opère, par analogie, l’intelligence de la compassion authentique. L’amour et la compassion forment ainsi la base de l’altruisme et de la solidarité véritables. Élargis à tous les vivants, ils représentent, comme le dit parfois le

Dalaï-Lama, une “réaction humanitaire à la souffrance aussi longtemps que les êtres souffrent”.

Nous rapprochons volontairement amour et compassion. Dans le fond, ces deux termes sont-ils aussi différents qu’on le pense habituellement ? Il est vrai que l’emploi du mot “compassion” pose un certain nombre de problèmes parce qu’on l’associe souvent à la pitié. Il revêt ainsi une connotation quelque peu condescendante. Dans le contexte du dharma, compassion devient synonyme d’amour, compris comme charité essentielle. La compassion implique nécessairement l’amour du prochain. Ainsi, traduire karuna ou son équivalent tibétain nyingdjé simplement par compassion peut être réducteur. On pourrait tout aussi bien choisir le mot “amour”. Mais là encore ce vocable est tellement galvaudé qu’on préfère éviter son emploi.

Karuna ou nyingdjé signifie littéralement “cœur noble ou sublime” et désigne la vertu du cœur dans ce qu’elle a de plus essentiel. La grande compassion est la qualité de sensitivité, soit la réceptivité-disponibilité propre à la bonté fondamentale. Sans craindre le pléonasme,

ne serait-il pas plus juste alors de traduire karuna par “compassion aimante”, “amour compatissant” ou simplement “amour-charité ” ? Lorsqu’on lit un livre sur le dharma, et maintenant que le mot “compassion” s’est généralisé, il est bon d’entendre ces significations pour ne pas oublier la parenté profonde qui unit amour et compassion. À la lumière de l’expérience vécue, les distinctions qu’élabore l’intellect se dissipent car elles ne paraissent guère pertinentes.

Une éthique agnostique

L’éthique de la règle d’or n’est pas fondée sur des dogmes, des croyances ou des présupposés idéologiques. Les arguments que nous avons utilisés pour justifier l’existence d’une spiritualité agnostique sont ici les mêmes. L’éthique dont nous parlons relève essentiellement de la motivation universelle. Que nous soyons croyants ou non, l’aspiration au bonheur nous est commune. L’éthique agnostique, qui est celle du dharma, nous enseigne à être bon et altruiste. Elle requiert une discipline de bienveillance que toute personne de bonne volonté peut adopter.

Commune à toutes les traditions de vie sacrée, religieuses ou humanistes, cette éthique peut être considérée comme le fondement de tous les préceptes qu’elles enseignent. Dans une certaine mesure, les multiples facettes de la conduite éthique sont les développements ou les extrapolations du principe fondamental de compassion et de non-violence. Face à tous les comportements qui soulèvent des questions d’éthique, on peut recourir à la bonté non violente comme critère déterminant l’action juste, saine et harmonieuse.

Extrait de La voie du bonheur © Ed. Actes Sud

 

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