Les deux aspects de bodhicitta

Lama Denys Rinpoché

Bodhicitta, l’esprit d’éveil, la grande aspiration du bodhisattva, est ouverture. Dans le mahayana, bodhicitta est la base et aussi le terme du cheminement. Le souhait du cœur, la motivation altruiste, s’affirme au niveau relationnel dans l’éveil du cœur et de l’esprit, dans le développement de l’amour-compassion et de l’intelligence immédiate. Ultimement, bodhicitta n’est autre que le cœur-esprit éveillé en action.

Sortir de son cocon

La pratique du hinayana est fondée sur l’attention, la vigilance et la discipline extérieure. On débouche sur le mahayana en développant bodhicitta. Mahayana littéralement signifie la voie ouverte, la voie de l’ouverture, la voie large au sens où elle est largement ouverte à tous, ouverte sur le monde, ouverte à l’expérience.

Le cœur, le centre du mahayana, est l’ouverture au monde, aux autres et à soi-même. Bodhicitta nous fait rentrer dans le mahayana ; bodhicitta est le cœur-esprit éveillé, une attitude d’ouverture du cœur et de l’esprit, et c’est précisément le sens de l’engagement de bodhisattva.

Développer bodhicitta, ou éveiller, ouvrir son cœur et son esprit, c’est ouvrir sa bulle. Notre territoire est très semblable à une bulle dans laquelle nous vivons isolé, à un cocon dans lequel on a l’impression de trouver un confort douillet, mais qui devient finalement claustrophobique. Il y a dans celui-ci un confinement qui n’est plus tellement confortable et devient même franchement oppressant. On se trouve finalement enfermé.

Il est possible de sortir de ce cocon, de cette bulle, il est possible de s’ouvrir aux autres, de s’ouvrir à un monde plus large, en acceptant la réalité du monde, la réalité des autres, en communiquant avec cette réalité. Bodhicitta, le cœur-esprit éveillé, repose sur deux qualités essentielles : d’une part la compassion et l’amour, d’autre part l’ouverture vacuité.

Amour et compassion, au sens où nous les employons, sont vraiment très proches. Si l’on faisait un distinguo, la compassion serait plutôt la réceptivité et l’amour plutôt la disponibilité, entendu qu’il ne peut y avoir de disponibilité sans réceptivité, ni d’ailleurs de réceptivité sans disponibilité. Amour et compassion sont les deux facettes d’une même attitude de cœur et d’esprit, d’une même qualité d’expérience. Amour et compassion sont le fondement de bodhicitta, du cœur-esprit éveillé dans les situations relationnelles, c’est-à-dire dans l’expérience habituelle. Le mahayana est une voie d’amour, de cœur, de compassion, fondée sur cette réceptivité-disponibilité.

Les deux aspects de bodhicitta

On distingue habituellement deux niveaux dans bodhicitta : le niveau relatif qui, dans toutes les situations relationnelles, consiste à aborder ces situations avec une ouverture du cœur, une ouverture de l’esprit que sont ces qualités d’amour et de compassion, et puis le niveau ultime et fondamental qui est l’ouverture du cœur et de l’esprit au-delà même de la relation. A ce niveau, le cœur-esprit éveillé est l’ouverture absolue, une expérience non dualiste, sans ici et sans là. C’est le cœur-esprit éveillé d’un bouddha, le cœur-esprit éveillé absolu.

De toute évidence, la voie du mahayana et la pratique de bodhicitta — le cœur-esprit éveillé — commencent par là où nous sommes, c’est-à-dire par bodhicitta relationnel : l’amour, la compassion, l’ouverture du cœur, l’ouverture de l’esprit, dans des situations de relation. C’est s’ouvrir aux autres, ouvrir son cœur, son esprit au monde, accepter d’être touché, laisser tomber certaines de nos défenses, de nos résistances, de nos blocages, accepter d’être exposé, de prendre sur soi pour pouvoir mieux donner. Il s’agit de déposer notre armure afin de développer l’intrépidité du bodhisattva.

Dans la progression, il y a une évolution. D’abord nous nous entraînons généralement à bodhicitta en situation relationnelle pour, ensuite, découvrir l’expérience de bodhicitta ultime. Nous apprenons à être réceptif aux autres en développant une attitude de compassion véritable et, cette ouverture s’approfondissant, se développant, elle devient une prémisse à l’expérience de non-ego. Lorsque l’expérience de non-ego est devenue réalité, lorsqu’elle est réalisée, c’est alors l’expérience de non-soi, de vacuité : bodhicitta ultime.

Il est important de bien voir que la compassion se trouve au début, au milieu, et à la fin du chemin. Il ne s’agit pas particulièrement d’être éveillé pour ensuite être compatissant, ce serait plutôt l’inverse. Il s’agit d’abord d’être réceptif aux autres, de dépasser par là les fixations égocentrées, puis, dans cette ouverture, de découvrir le sens profond de l’ouvert, de la non-référence, qui est finalement la réalisation de la vacuité. Et dans cette réalisation de la vacuité, s’exprime ultimement la forme la plus profonde de la compassion : la compassion sans référence d’un bouddha. Donc l’expérience de la vacuité, sa réalisation, est le lieu de la compassion la plus profonde : une compassion au-delà des notions habituelles d’aimant et d’aimé, de quelqu’un aidant quelqu’un d’autre.

Mais en dépit de tout cela, l’apprentissage de l’esprit, tel qu’il est exposé dans lodjong, commence par nous introduire à bodhicitta dans son aspect ultime. C’est une introduction immédiate. Il y a à cela plusieurs raisons. Entrevoir certains aspects de bodhicitta ultime est une base saine pour une pratique de bodhicitta relative. D’autre part, en percevant les difficultés de bodhicitta dans son aspect ultime, nous pouvons être beaucoup plus réceptif à la nécessité de la pratique de bodhicitta dans son aspect relatif.

Nous pouvons aussi nous dire que nous partons de l’absolu parce que nous partons de ce qui est là, fondamentalement. Nous partons du début, ce qui semble tout à fait logique. Et le cœur-esprit éveillé, l’éveil dans toute sa perfection, est déjà là ; il est même le fond de notre expérience, le fond de notre esprit. Non seulement nous avons le germe de l’éveil, mais nous avons même déjà tout l’éveil immanent. Il ne s’agit pas tant de faire de l’horticulture, d’arroser ces germes, de leur mettre de l’engrais, un tuteur, de les tailler, il ne s’agit pas tant de tirer sur les pousses pour les faire pousser que de réaliser que l’arbre dans sa plénitude est déjà là. Dans bodhicitta absolu, il y a une dimension fondamentale de non-effort, de non-agir. C’est le non-agir des conceptions. Reposez-vous des conceptions, relaxez-les, et à ce moment-là il y a un instant d’ouverture, de clarté et de réceptivité-disponibilité qui est un instant de cœur-esprit éveillé absolu.

L’éveil du cœur-esprit et le cœur-esprit éveillé ne font qu’un.

Il est important de voir le dénominateur commun de bodhicitta relatif et de bodhicitta ultime, ou du cœur-esprit éveillé au niveau relatif et du cœur-esprit éveillé au niveau ultime, ou encore de l’amour-compassion et de la vacuité. Les deux ont pour dénominateur commun l’ouverture. Certaines fois, on aurait tendance à dissocier l’amour, la compassion et l’expérience de la vacuité. En fait, non seulement il n’y a pas dissociation mais les deux reposent sur une même attitude de cœur et d’esprit qui simplement s’approfondit et s’ouvre : de l’attitude d’ouverture relationnelle jusqu’à l’ouverture fondamentale. Apprendre à développer une attitude d’amour et de compassion nous rend réceptif aux autres, permet de dépasser nos attitudes égotiques, égocentrées. Le dépassement radical des attitudes égocentrées et de l’illusion, même d’un ego, n’est autre que l’expérience de vacuité. L’amour et la compassion authentiques conduisent à l’expérience de vacuité, de non-dualité. Et cette expérience de non-dualité, dans laquelle l’amant et l’aimé ne sont pas deux, est en même temps le lieu de l’expérience d’amour-compassion ultime.

L’éveil du cœur-esprit, bodhicitta, l’éveil de ce que nous sommes, l’éveil de soi, se fait en deux temps, ou à deux niveaux. Le premier est celui de la compassion, et au cœur de la compassion est l’intelligence non dualiste, l’intelligence de la non-séparation entre l’autre et moi, entre moi et l’autre, non séparation au sens où nous sommes complètement interdépendants, inter existants. C’est ainsi que la pratique de lodjong, de l’apprentissage spirituel, propose l’échange de l’autre pour soi.

Dans cet esprit, nous pouvons citer Shantideva dans le Bodhicharyavatara (L’application à l’éveil ou La marche vers l’éveil.) : “Quiconque aspire à protéger promptement soi et autrui devrait pratiquer le secret sacré de l’échange de soi pour autrui”. C’est se mettre à la place de l’autre. C’est une façon radicale d’inverser le processus habituel : cet échange transforme l’attitude égocentrique en une attitude orientée vers autrui. On part de l’égocentrisme pour aller vers l’allocentrisme, c’est là qu’est le secret sacré.

Le premier aspect de l’apprentissage de bodhicitta, l’éveil du cœur et de l’esprit, va donc commencer au niveau relatif et relationnel par cet échange de soi pour autrui, par l’ouverture et le renversement de nos priorités égoïstes, égocentrées. Le second aspect de l’apprentissage est l’expérience primordiale, l’expérience d’avant la séparation entre moi et l’autre, d’avant la dualité.

Ainsi il y a le cœur-esprit éveillé relatif, relationnel : l’amour-compassion, et le cœur-esprit éveillé au niveau absolu : l’expérience primordiale non duelle.

Extraits de « Lodjong l’entrainement de l’esprit », 1995, « L’éveil du cœur et de l’esprit », 1995, Séminaire Lodjong, 1999, Karma Ling.

 

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