Le sadhana de Mahamudra : unir l’énergie et l’espace

Chögyam Trungpa Rinpoché

Le Sadhana de Mahamudra est un texte de pratique écrit par Chögyam Trungpa Rimpotché inspiré dans un haut lieu de retraite du Bhoutan consacré par Padmasambhava. Fruit parfaitement accompli de l’esprit éveillé et de l’expérience orientale et occidentale du Vidyadhara, ce texte qui puise aux sources primordiales de la tradition a été composé à l’attention des pratiquants vivant dans notre monde contemporain.

Son commentaire traduit ici de l’anglais est particulièrement intéressant pour la vision fondamentale qu’il donne de l’union de Mahamudra et de Dzogchèn.

(…) J’ai écrit Le Sadhana de Mahamudra, une liturgie tantrique, au Bhoutan en 1968, en tibétain. Puis cela fut traduit en anglais. Ma situation à cette période était inhabituelle car j’étais dans la position de voir les deux cultures bhoutanaise et anglo-saxonne en même temps ; ce qui revenait à voir l’orient et l’occident ensemble également. J’avais vécu au Royaume Unis pendant environ cinq ans et j’avais expérimenté ce monde pleinement. Lorsque je rentrais en Asie, au Bhoutan en l’occurrence, je redécouvrais des caractéristiques dont j’étais familier du fait de ma vie précédente au Tibet. En même temps le contraste entre l’orient et l’occident était très puissant.

J’ai demandé à la reine du Bhoutan qui était mon hôte, si je pouvais faire une courte retraite au Centre de Retraite de Taktsang, le site de la grotte où le grand maître indien Padmasambhava — qui introduisit le bouddhisme au Tibet — médita et se manifesta sous sa forme de folle sagesse appelée Dorje Trolö. (…).

L’influence de la tradition Kagyü, la Lignée de la Pratique, était très forte.

En même temps, il y avait à Taktsang un sentiment d’austérité et de fierté et celui de la forme sauvage de la tradition Nyingma. Quand j’ai commencé à sentir cela, le sadhana émergea sans aucun problème. Je sentais la présence de Dorje Trolö de la tradition Nyingma alliée à Karma Pakshi de la lignée Kagyü. Au début, je me suis dit : “c’est une plaisanterie. Rien ne se passe”. Mais en fait, il y avait une très grande énergie et un immense pouvoir (…).

La vision fondamentale du sadhana est fondée sur deux principes essentiels : “l’espace et l’énergie”. L’espace ici se réfère à Maha Ati ou Dzogchen, le plus haut niveau des tantras bouddhistes dans la tradition Nyingma. Le principe de l’énergie, ou Mahamudra, est aussi un haut niveau d’expérience dans la tradition Kagyü.

Le Sadhana de Mahamudra tente de réunir l’espace et l’énergie ensemble et à travers cela, de réaliser compréhension et réalisation dans le monde.

Même la prosodie de ce sadhana, la façon dont chaque phrase est structurée, est fondée sur la tentative de réunir harmonieusement le langage de Mahamudra et la langue de Ati.

Souligner à la fois Mahamudra et Maha Ati est la pratique de l’abandon, du renoncement et de la dévotion. Vous devez abandonner ; vous devez vraiment développer la dévotion. Sans cela vous ne pouvez expérimenter l’enseignement réel. Cependant, dans la tradition bouddhiste, la dévotion ne consiste pas à admirer quelqu’un parce qu’il ou elle est doué(e) d’un grand talent et qu’elle serait par conséquent une bonne personne à faire figurer parmi votre liste de héros. Habituellement, nous sommes enclin à admirer les gens simplement parce qu’ils semblent meilleurs que nous dans un domaine ou un autre. Nous pensons que nous devrions aduler tous les grands joueurs de football ou les grands présidents ou les grands maîtres spirituels. Dans ce cas, cette approche démarre du mauvais pied.

La vraie dévotion ou offrande de soi vient d’une expérience et d’une connexion personnelle. La plus proche analogie à laquelle je puisse penser pour évoquer la dévotion est le sentiment que vous pourriez éprouver pour votre amant qui n’est peut-être pas un grand musicien ou un grand footballer ni un grand chanteur.

Il n’est peut-être pas même si grandiose dans sa manière de s’occuper de ses affaires domestiques. Mais il y a quelque chose de sa personne, même si elle ne correspond à aucune des catégories habituelles du héros. Elle est juste une bonne personne, une personne qu’on peut aimer et qui a des qualités puissantes en elle.

L’amour semble être l’analogie la plus proche. En même temps, avec la vraie dévotion il y a quelque chose de plus que cela. Comme nous l’avons dit, l’objet de la dévotion, le gourou, n’est pas tant un objet d’admiration, pas un superman.

Vous n’attendez pas que tout soit parfait. Vous réalisez simplement qu’une histoire d’amour a lieu, pas au niveau de l’admiration pour un héros ni même au niveau d’une relation mari et femme. Quelque chose d’autre se passe, au niveau du terrain, un niveau très fondamental qui implique la relation avec votre esprit et tout votre être. Ce quelque chose d’autre est difficile à décrire et pourtant ce quelque chose d’autre possède une grande clarté et un immense pouvoir.

Un autre aspect du sadhana est la folle sagesse, ce qui est un terme inhabituel. Comment la folie et la sagesse peuvent-elles exister ensemble ? En fait, l’expression “folle sagesse” n’est pas correcte. C’est une pure convention linguistique.

La sagesse vient d’abord puis vient la folie, “sagesse folle” serait donc plus appropriée. La sagesse est une vision ou une perspective omnipénétrante qui comprend tout. C’est puissant, clair et précis. Vous n’avez aucun parti pris, vous êtes capable de voir les choses telles qu’elles sont sans aucune question. À partir de cela, la folie se développe, ce qui consiste à ne pas prêter attention aux petites guerres, aux petites résistances qui peuvent êtres créées par le monde des points de référence, le monde de la dualité. C’est cela la folie. “La sagesse folle” implique un formidable sens de maîtrise, de vision et de relaxation qui se manifeste simultanément dans votre esprit.

La lignée du Sadhana de Mahamudra est la réunion des deux traditions d’immense folle sagesse et d’immense dévotion et offrande de soi. La tradition Kagyü ou de Mahamudra est la lignée de la dévotion. La tradition Nyingma ou Ati est la lignée de la folle sagesse. Le sadhana réunit ces deux traditions ensemble comme un prototype de comment les émotions, la sagesse et l’énergie peuvent travailler ensemble.

Le maître tibétain Jamgön Kontrül le Grand réunit ces deux traditions, il y a deux cents ans. Il développa une profonde compréhension des principes de Ati et de Mahamudra et devint un détenteur de lignée dans les deux traditions. Il développa ce qui est nommé l’école Rimay qui signifie littéralement “sans parti pris”.

Joindre Mahamudra et Maha Ati est comme faire du thé. Vous faites bouillir de l’eau et vous ajoutez des feuilles de thé. Les deux ensembles font une bonne tasse de thé. Cela fait un joli mélange, une situation idéale. Il est vraisemblable que c’est ce qui est arrivé de mieux au bouddhisme tibétain. C’est un magnifique déploiement de santé absolue et d’éveil fondamental. C’est le déploiement de la rugosité et de l’ouverture, du caractère expansif et fou des deux traditions. Mon professeur personnel Jamgön Kontrül de Sechen était l’incarnation des deux traditions, il m’a transmis cet enseignement.

La langue utilisée dans le sadhana reflète la combinaison du plus haut niveau de dévotion et du plus haut niveau de sagesse. Karma Pakshi, qui est la figure principale du sadhana, est l’un des Karmapa, le chef de la lignée Kagyü. Il fut aussi l’un des enseignants de la folle sagesse au sein de la lignée.

Dans Le Sadhana de Mahamudra, il est considéré comme identique à Padmasambhava, qui fut le fondateur de la lignée Nyingma, la plus ancienne lignée bouddhiste du Tibet. Ce fut Padmasambhava aussi nommé Padmakara, qui fut un maître tantrique qui introduisit l’enseignement du Bouddha au Tibet.

Mon propos, en écrivant le sadhana, fut de construire un pont entre leur deux traditions contemplatives.

Le sadhana est composé de différentes sections. Au début est l’entrée en refuge avec l’engagement de soi-même dans les enseignements du Bouddha et la prise des vœux de bodhisattva pour aider les autres. La première section crée aussi une atmosphère de réalisation de soi ou de potentialité fondamentale qui est un thème récurrent du sadhana. Dans le langage tantrique, cela est nommé “la fierté adamantine”. Votre existence de base, votre maquillage de base fait partie de votre être éveillé. Vous êtes déjà éveillé, vous n’avez donc qu’à reconnaître et à comprendre cela. La partie suivante du sadhana est la création du mandala, ou du monde, de Karma Pakshi et de Padmasambhava qui sont personnifiés ensemble.

Plusieurs autres grands enseignants de la lignée sont également inclus dans la visualisation.

Ensuite, vient la supplication qui décrit notre propre condition qui est “lamentable” et “misérable”. Nous sommes cernés par “un épais brouillard noir de matérialisme” et nous sommes embourbés dans “la vase et la fange de l’âge noir”.

C’est comme la description d’un bidonville urbain. Il y a tant de pollution, de saleté et de gras, pas seulement dans les cités mais aussi dans la campagne. “La vase et la fange de l’âge noir” a aussi une signification métaphysique. Cela a la connotation d’un environnement accablant que l’on est incapable de contrôler. Nous sentons l’hostilité et l’agression du monde et sa passion. Tout commence à nous dévorer. “L’épais brouillard noir du matérialisme” se réfère aux problèmes de bases ou fondamentaux de cet environnement.

Le prochain passage évoque notre désillusion vis-à-vis de ce monde de matérialisme spirituel. Le texte dit : “La recherche d’un protecteur extérieur a échoué.

L’idée d’une déité comme être extérieur nous a déçu et conduit à l’égarement”.

Il y a différents types de matérialisme spirituel, mais le théisme semble être le cœur du matérialisme spirituel.

Dans le sadhana nous essayons de réintroduire le style du bouddhisme des premiers temps, la pureté du bouddhisme tel qu’il fut introduit au Tibet.

Nous essayons de renverser l’histoire, de nous purifier et de réformer le bouddhisme.

Des croyances théistes se sont infiltrées dans la mentalité bouddhiste qui devrait être non théiste, et cela a été une source de corruption et d’autres problèmes.

Il y a eu tant de prières et d’admiration pour des déités que les gens ne peuvent plus expérimenter l’état d’éveil de l’esprit ; ils ne peuvent plus expérimenter leur propre santé correctement. En fait, j’ai écrit le Sadhana de Mahamudra car des problèmes de ce type existent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la tradition bouddhiste.

En réalité, la scène spirituelle dans le monde entier est versée dans ce type de corruption. Le monde dans son ensemble est en train de fabriquer ses mamans et papas spirituels. Ainsi le propos de la supplication est de réveiller les gens de tels “trips”. C’est à ce point que peut s’élever l’expérience intérieure.

Le dernier thème est l’idée de mêler son propre esprit avec celui du Gourou.

Ce n’est pas que le Gourou soit une déité que vous amenez dans votre cœur et avec qui vous devenez un. Ce n’est pas comme une insémination artificielle.

C’est très personnel et spontané. Vous êtes ce que vous êtes et vous réalisez que votre propre inspiration existe dans l’intelligence et la clarté de l’enseignant.

Avec cet encouragement, vous commencez à vous réveiller. Vous commencez à vous associer complètement avec le dharma ; vous vous identifiez complètement avec le dharma ; vous devenez un avec le dharma.

Comme il est dit dans le sadhana : “Accordez votre bénédiction pour que mon esprit soit un avec le dharma”. Vous ne dépendez plus d’aucun agent extérieur pour vous sauver de votre misère ; vous pouvez le faire vous-même. Ceci n’est que du bouddhisme de base. Cela pourrait être appelé une approche tantrique, mais c’est simplement du bouddhisme de base.

Extrait du « //Commentaire du sadhana de Mahamudra »// © Shambhala Sun mai 2001. Traduction Lama Lhundroup

 

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