Lâcher prise

Jeremy Hayward

Que ce soit dans le souffle ou dans nos humeurs, dans le bonheur ou la peine, la confiance nous fait découvrir une relation au monde au-delà de la peur. On peut se permettre d’être, simplement, sans lutter.

En lâchant prise, on laisse derrière son petit monde familier et douillet, au moins quelques instants, et on se détend dans l’espace sacré et inconnu du monde réel. Pour ce faire, il faut accéder à la confiance fondamentale. Celle-ci ne consiste pas à avoir confiance en quelque chose, mais bien à faire confiance. C’est comme le souffle. On ne s’agrippe pas consciemment à son souffle, on n’a pas confiance en son souffle ; pourtant celui-ci est notre nature même. Quand on expire, on se fie au fait que le prochain souffle va sortir, on n’y pense pas, on ne se pose pas de question là-dessus, on fait confiance. Quand nous marchons, nous faisons confiance au fait que la terre va nous soutenir. Quand nous mangeons, nous avons confiance en ce que l’estomac va digérer les aliments. C’est ça la confiance fondamentale.

Avoir confiance, c’est notre bonté primordiale. Nous fier non seulement aux fonctions essentielles comme le souffle ou la capacité de marcher, mais aussi au caractère sacré de l’ensemble de notre monde. Cette confiance s’accroît à mesure que nous franchissons encore et toujours le seuil de la crainte pour découvrir que le monde au-delà de la peur accorde son appui.

Cette confiance fondamentale nous détend et nous laisse être. C’est une expérience simple, banale, ordinaire, mais aussi d’une grande puissance ; elle a quelque chose qui tient de la complétude. Comme le vaste et profond ciel bleu sans nuages qui pourtant accueille tout, des petits nuages d’ouate d’une matinée d’été aux violents cumulus de l’orage, on se laisse être avec tout ce qu’on ressent.

La confiance peut pourtant être encore plus élémentaire. Même quand notre corps ne fonctionne pas selon l’idée que nous nous faisons de la « santé », rien n’empêche de faire confiance à notre bien-être fondamental. D’habitude, nous ne faisons l’expérience de ce degré de confiance que dans les cas où notre vie est menacée. C’est quand même un état d’esprit essentiel qui est toujours à notre portée. (…)

Nos humeurs – l’exultation, la déprime, l’ennui etc. – sont toutes dignes de confiance. Inutile d’en considérer quelques-unes comme saines et d’autres comme mauvaises ou indignes. La dépression, ou un état d’esprit obtus, engourdi, est tout aussi digne que l’exultation. Il est difficile de faire confiance à ses humeurs parce qu’on se laisse rarement la chance de les vivre à fond. D’ordinaire, quand on est heureux, on veut que ça dure toujours et, simultanément, on a peur de perdre ce bonheur. Comme on s’efforce de s’y accrocher, on s’empêche d’en faire pleinement l’expérience. Quand on s’embête, on essaye généralement de se divertir parce que l’ennui c’est vide, menaçant. Lorsqu’on est déprimé, on refuse de croire que cela pourrait être une réaction saine à ce qu’on vit ; au contraire, on considère que c’est une expérience désagréable dont il faut se sortir. Ces dispositions d’esprit tendent à devenir menaçantes parce que nous les percevons comme telles. Si on s’efforce de nier l’humeur dans laquelle on est, ou de s’en débarrasser, on lui donne plus de prise, c’est tout. En revanche, quand on lui permet d’être, si l’on comprend que cette humeur est digne de confiance, on entre alors vraiment en amitié avec elle. On peut réellement se permettre de sentir au maximum. Il est inutile de vérifier sans arrêt pour savoir si l’on ressent la bonne chose ou non.

S’analyser sans trêve implique un manque de confiance en son être authentique. Ca nous sépare du monde. Pour faire naître la confiance fondamentale, il faut cesser de mesurer ses progrès et le chemin qu’il reste à parcourir, c’est-à-dire arrêter de faire des comparaisons fondées sur ses propres attentes ou sur les réalisations d’autrui. Cela signifie laisser tomber la tendance à s’évaluer par rapport à toute norme, y compris la sienne propre.

Faire confiance, c’est dépasser le doute « d’avoir deux esprits » à propos de quelque chose. Comme nous sommes essentiellement d’un seul esprit, nous pouvons nous libérer foncièrement du doute. La confiance fondamentale est inconditionnelle : il n’y a pas de méfiance polarisante. Quand on fait confiance, on laisse tomber la lutte féroce entre le bon et le mauvais, la perfection et l’imperfection, qui conditionne la façon dont on voit le monde et sa propre personne. On ne cherche ni une confirmation ni une condamnation dans un système de croyances. On fait confiance à ce qui arrive à tout moment, parce qu’on a découvert qu’on est profondément digne de confiance. (…)

Quand on fait profondément confiance, on lâche sa poigne de fer sur soi-même et sur son propre point de vue. On remarque d’autres aspects des problèmes. On voit les conflits, les succès du point de vue des autres et du sien propre, et on aborde sa vie dans le contexte élargi qu’est la société. Par ailleurs, on perçoit la société à l’intérieur d’une communauté globale, et on sent la place des êtres humains sur terre dans tout ce qui vit et dans la vie de la terre elle-même.

Exergue : On fait confiance à ce qui arrive à tout moment parce qu’on a découvert qu’on est profondément digne de confiance.

Extrait de « Le Monde Sacré de Shambhala, Pratique de la voie du guerrier dans la vie quotidienne », Jeremy Hayward, Editions Le Seuil, 1998.

 

<<Retour à la revue