Confiance et non-peur

Lama Denys Rinpoché

Tous les obstacles à la confiance se résument à la peur de la perte de soi qui est associée à la mort. Pour acquérir une confiance inébranlable dans la vie et tous ses possibles, il est nécessaire d’accepter l’idée de la mort et de travailler avec la peur qu’elle suscite en nous.

Quel est l’obstacle à la confiance ? C’est la méfiance, la défiance et la peur qui les sous-tend. La peur est le non, le refus, la crainte de la perte, le refus de la perte, la peur du manque. Et au fond de celle-ci est la peur de la mort, la perte radicale, la perte de soi : la mort,. Et de là, toutes les résistances, toutes les défenses, et aussi finalement les méfiances, les défiances. D’où l’importance, pour aller dans la confiance authentique, d’intégrer la mort, d’apprendre la mort pour vivre la confiance.

Il s’agit là d’acceptation et aussi de sacrifice, car accepter et sacrifier sont ici synonymes, dans un lâcher : le lâcher de ce qui est accepté, de ce qui est sacrifié. C’est la voie de la non-peur qui consiste à vivre dans la mort. Et celui qui est dans la perfection de la non-peur est, non pas un mort-vivant, un zombie, mais le vivant-mort, c’est-à-dire un jivan mukti, suivant l’expression indienne : un libéré vivant, un bouddha, un bodhisattva.

Les terres de bodhisattva sont des terres de non-peur. La non-peur commence par ne pas avoir peur d’avoir peur, par l’acceptation de la peur. On remarquera même que certaines fois, on aime avoir peur. Pourquoi est-ce que des gens sautent à l’élastique, font du parapente ou toutes sortes de ces activités fort en vogue, que l’on nomme « les sports de risques » ou sports extrêmes ? Toucher l’extrême, et là aussi, dépasser sa peur, abandonner sa peur. C’est une façon d’essayer de retrouver une valeur extrême au-delà de ce qui est senti comme fictif, au bout, à l’extrême, à l’extrémité. C’est sans doute aussi le constat d’une incapacité à trouver cette valeur ailleurs que dans des situations extrêmes ou bizarres. Mais on peut le voir aussi comme une version tout à fait moderne – et sans doute un peu déviée – de rites initiatiques : le courage, la vaillance de plonger dans le vide.

Du temps où il n’y avait pas de saut à l’élastique, à l’origine de la tradition de Mahamudra, Tilopa et Naropa étaient tous les deux en haut d’une haute tour, seuls, et Tilopa dit à la sauvette : Si j’avais un disciple véritable, il sauterait du haut de la tour. Et Naropa saute et il s’étale par terre. Tilopa descend par l’escalier, il « l’arrange » et lui permet de survivre. Ce genre de scénario se reproduit de nombreuses fois durant la période d’apprentissage de Naropa..

Le saut dans le vide est la plongée dans l’ouvert, dans l’ouverture d’un trou sans bord. Il faut une certaine vaillance pour plonger dans le vide, même avec un élastique ! Dans la version de Naropa, il y avait Tilopa. Dans la version de Castaneda, qui est intéressante et qui rejoint le yoga du rêve, on saute d’une falaise, mais dans la chute, on perd du poids jusqu’à ne plus avoir de poids, et par là même on échappe à la pesanteur et à l’écrasement au fond de l’abîme. C’est un abîme sans fond, sans écrasement et sans poids. Encore faut-il avoir confiance que le fond du trou est sans bord et ouvert, de même que lorsque l’on plonge d’un plongeoir, il faut avoir confiance de la fluidité de l’eau.

La peur de se perdre est aussi la résistance à l’ouvert, la peur est même le facteur de fermeture. Que se soit l’isolationnisme, l’insularisme, le protectionnisme, on ferme. L’égo subsiste sur la peur de mourir. La peur de sa mort est ainsi le principe de clôture de l’égo, et la confiance son principe d’ouverture.

Concernant l’ouverture, il est une autre histoire intéressante : celle de Milarépa avec les démons. Milarépa, en retraite, rentre un jour dans sa sombre grotte himalayenne et voit des démons dans l’obscurité. Il prend peur et fait toutes sortes de tentatives pour conjurer les démons -comme des mantras ou des charmes- mais, les démons demeurent malgré tous ses efforts. Ce n’est qu’à la fin qu’il se souvient de l’enseignement de Marpa : tous les démons sont des projections de notre esprit. Et c’est là qu’il commence à se détendre, à accepter, à s’ouvrir. Il entre dans moins de peur, un début de non-peur, et il développe même de l’amitié et de la compassion jusqu’à s’ouvrir complètement ; et lorsqu’il ouvre son coeur, les démons s’avouent vaincus, admettant ne pas avoir de prise sur le yogi sans peur. C’est toute l’histoire de la soumission des démons. Il s’agit reconnaître ses démons si l’on veut travailler avec ses émotions, ses fantasmes, ses illusions.

Il arrive qu’en voulant se faire peur, on se fasse vraiment peur et que, du coup, cela provoque un blocage ; c’est on ne peut plus classique. Il s’agit, comme dit le dicton d’être courageux mais pas téméraire car la témérité est aussi l’attitude de l’égo. Ne pas avoir peur d’avoir peur, c’est accepter la peur. Et qui n’a pas peur ? Si nous n’avions pas peur, nous serions bouddha. Nous le sommes déjà mais ce qui nous sépare de notre bouddhéïté c’est la peur. Nous avons peur, et il s’agit de reconnaître que nous avons peur. Donc, il ne faut pas avoir peur d’avoir peur, car autrement on ne fait que refouler la peur en ne reconnaissant pas la réalité : notre peur, notre vulnérabilité. C’est là aussi que se situe la considération de la mort : ne pas avoir peur d’avoir peur de la mort. Il s’agit même d’aller jusqu’au fond de sa peur, de la vivre complètement, de la vivre totalement, sans aucune résistance, réticence, jusqu’au coeur de la voie. On se laisse partir dans la peur, comme on le fait d’ailleurs pour toute émotion, la peur étant une sorte de dénominateur commun qui sous-tend les autres émotions conflictuelles. Travailler avec la peur est labourer la racine, un labeur fondamental.

C’est pourquoi la méditation très simple que nous proposent les quatre préliminaires communs est essentielle. Il s’agit de la prise de conscience de la mort, de la familiarisation à sa réalité. La peur vient de l’inconnu, et l’on a d’autant plus peur de la mort qu’elle est inconnue, qu’elle est vécue comme perte par l’égo. La familiarisation avec la mort commence par l’application de celle-ci à moi, et cette familiarisation est profondément libératrice de la peur, de l’angoisse, du refus, et par là même aussi libératrice tout court. Cette familiarisation libère du déni de la mort, de l’occultation de la mort, qui entraîne des symptômes et des maux fondamentaux de notre société… par une perte du sens sacré de la mort, la perte de la mort sacrée. Consacrer quotidiennement quelques minutes à l’intelligence de la mort appliquée à soi est un premier exercice pour la pratique de la non-peur, un premier exercice libératoire, un premier exercice de confiance.

Exergue 1 : Entrer en refuge, c’est faire le choix courageux de sortir de sa bulle

Exergue 2 : L’esprit ainsi, naturellement, a une qualité transparente, ouverte et lucide…

Extrait du séminaire Confiance et non- peur Karma Ling octobre1995

 

<<Retour à la revue