Conquérir la peur

Chögyam Trungpa

Il existe une tradition universelle du guerrier sacré. En Orient comme en Occident, elle s’exprime à travers des légendes chevaleresques et les mythes du sage souverain. Aujourd’hui, le Dharma dévoile la présence d’intelligence et d’amour de ce guerrier de la paix au cœur de l’expérience humaine. Face aux désastres matérialistes et psychologiques de notre époque, le chevalier sans peur et sans reproche, homme ou femme, est le héros sacré intrépide et généreux qui peut nous aider à vivre dans la société la plénitude et la joie de l’Éveil.

Ce texte inédit est issu d’un séminaire que donna Chögyam Trungpa Rinpoché en 1979 dans le cadre de la formation Shambala. Le Vidyadhara proposait un programme sur la méditation et la perspective du guerrier axé sur la non-peur et la façon de reconnaître et de maîtriser les « ennemis réels » dans le monde extérieur.

Lorsque nous associons les anciennes traditions spirituelles de l’occident avec celles de l’orient, nous trouvons un point de rencontre où la tradition du guerrier peut être expérimentée et réalisée. Le concept de guerrier est applicable aux situations les plus fondamentales de nos vies – aux situations fondamentales qui existent avant que les notions de bon ou de mauvais ne soient jamais apparues. Le terme « guerrier » est relié à la situation de base qui consiste à vivre en tant qu’être humain. Le cœur du guerrier est la vitalité fondamentale ou la bonté fondamentale. Une telle bonté sans peur est libre de doute et surmonte toutes les attitudes perverties vis-à-vis de la réalité.

Le doute est le premier obstacle à la non-peur qui doit être surmonté. Nous ne parlons pas ici de supprimer nos doutes sur une chose particulière. Nous ne parlons pas d’avoir des doutes quant à rejoindre ou pas une organisation ou quelque chose dans ce genre. Nous faisons référence au dépassement d’un doute beaucoup plus essentiel qui consiste à douter fondamentalement de vous-même, ce sentiment d’éprouver une sorte d’imperfection en tant qu’être humain. Vous ne sentez pas que votre esprit et votre corps sont synchronisés ou fonctionnent ensemble correctement.  Vous sentez que vous êtes constamment décalé quelque part dans votre vie.

Au cours de votre croissance– peut-être alors que vous aviez environ deux ans – vous avez dû entendre votre père ou votre mère vous dire non. Ils disaient quelque chose comme : « non, ne fais pas ça » ou « non ne t’aventure pas trop dans ceci » ou « non, reste tranquille, ne bouge pas ». Lorsque vous avez entendu le mot non vous avez certainement tenté d’y répondre en étant bon ou bien. Ou vous avez réagi négativement en défiant vos parents et leur non, en poussant l’exploration plus loin jusqu’à être mauvais ou méchant. Ce mélange entre la tentation d’être dissipé et le désir d’être discipliné apparaît très tôt dans la vie. Lorsque nos parents nous disent non, cela provoque un sentiment étrange vis-à-vis de nous-même qui se transforme en une expression de la peur.

A côté de cela, il y a une autre sorte de NON, qui est très positif. Nous n’avons jamais entendu ce NON correctement : NON, libre de crainte et de doute. Même si nous faisons de notre mieux dans la vie, nous sentons que nous n’avons pas vécu à la hauteur de ce que nous devrions être. Nous avons l’impression que nous ne faisons pas les choses bien. Nous pensons que nos parents ou les autres ne nous approuvent pas. Il y a ce doute fondamental ou cette peur fondamentale à savoir si nous sommes vraiment capable d’accomplir quelque chose.

Le doute s’élève en relation avec l’autorité, la discipline et des programmes que nous instillons dans notre vie. Lorsque nous ne prenons pas acte de nos doutes, cela se manifeste sous la forme de résistances et de ressentiments. Il y a aussi souvent du ressentiment ou une réaction vis-à-vis de la pratique de la méditation assise. Au moment où le gong sonne pour signaler le début de la pratique de méditation, nous sentons une résistance. Mais dans cette situation, nous réalisons que c’est trop tard. Nous sommes déjà assis sur le coussin et donc nous continuons généralement à pratiquer.

Si vous connaissez « Non » et si vous êtes discipliné
Alors le « Non » ultime est atteint ;
La patience s’élèvera avec l’effort
Et vous êtes victorieux des maras du soleil couchant.

Cependant, la résistance dans la vie quotidienne nous fournit nombre de moyens pour manipuler les situations. Lorsqu’un défi se présente, nous préférons souvent nous écarter plutôt que de lui faire face. Nous évoquons diverses excuses pour éviter les demandes que nous sentons peser sur nous.

Le NON de base, d’un autre coté, c’est accepter la discipline dans notre vie, sans préjuger. Habituellement lorsque nous exprimons le mot « discipline » cela évoque des sentiments mêlés. C’est comme dire « porridge ». Certaines personnes aiment le porridge d’autres le détestent. Néanmoins, le porridge reste du porridge. C’est une chose très directe. Nous avons des impressions semblables à propos de la discipline et du sens du NON. Parfois c’est un mauvais NON : cela créer des barrières oppressantes que nous ne voulons pas accepter. Ou cela peut être un bon NON qui nous encourage à faire quelque chose de sain. Mais au moment où nous entendons ce mot, NON, le message est brouillé.

La non-peur c’est nous étendre au-delà de cette vision limitée. Dans le sutra du cœur, il est question d’aller au-delà. Etre allé au-delà, gaté, est le NON de base. Dans ce sutra il est dit qu’il n’y à pas d’oeil, pas d’oreille, pas de son, pas d’odeur, etc. Lorsque vous expérimentez l’absence d’égo, la solidité de votre vie et de vos perceptions s’écroule. Cela peut être extrêmement désolé ou fort inspirant en terme de shunyata*, la compréhension bouddhiste de la vacuité. Très simplement, c’est le NON de base. C’est une expression réelle de la non-peur. Selon la vision bouddhiste, l’absence d’égo pré-éxiste. Au-delà de nos pré-conceptions,.dans l’état de non-égo tout est simple et très clair. Lorsque nous essayons d’augmenter la clarté du non-égo en ajoutant d’autres choses par-dessus, ces suppléments obscurcissent sa clarté, deviennent des blocage et des voiles.

Dans la tradition du guerrier, la perspective sacrée est l’environnement lumineux créé par la bonté fondamentale. Lorsque nous refusons d’avoir le moindre contact avec cet état d’être, lorsque nous nous détournons de la bonté fondamentale, alors émerge les vues erronées. Nous élaborons toutes sortes de logiques, encore et encore, de façon à ne pas être confronté aux réalités du monde.

Nous nous heurtons à nos hésitations pour être toujours complètement investi dans les choses, même dans les situations les plus insignifiantes. Si nous ne voulons pas laver la vaisselle juste après avoir manger, nous pouvons toujours nous dire qu’il est nécessaire de la laisser tremper. En fait souvent nous espérons que l’un de nos compagnons la lavera pour nous. A un autre niveau, philosophiquement parlant, nous pouvons avoir l’impression d’être complètement en accord avec le monde du guerrier. De ce point de vue, nous pensons que nous sommes en mesure de dire sans risque : « Guerrier pour guerrier, guerrier pour toujours ». Cela sonne bien, mais en ce qui concerne la pratique réelle du guerrier, cela pose questions. « Le guerrier pour guerrier » risque de ne pas toujours être un guerrier si nous restons indifférent à la beauté du monde phénoménal. Nous préférons porter des lunettes de soleil plutôt que de faire face à l’éclat du soleil. Nous mettons un chapeau et des gants pour nous protéger, dans la crainte d’être brûlé. La couleur intense des relations, les tâches ménagères, le monde des affaires et notre mode de vie en général est trop irritant. Nous sommes constamment en train de chercher du rembourrage de façon à ne pas entrer en contact avec les arêtes tranchantes du monde. Ceci est l’essence des vues erronées. C’est un obstacle à la vision de la sagesse du Soleil du Grand Est dont la vue est un panorama au-delà de notre petit monde.

Le terrain de la non-peur et la base qui permet de surmonter le doute et les vues erronées consistent à développer la renonciation. Renonciation ici signifie surmonter cette mentalité très dure, solide et agressive qui détourne toute la gentillesse qui peut venir dans notre cœur. La peur n’autorise pas la tendresse fondamentale à entrer en nous. Lorsque la tendresse teintée de tristesse touche notre cœur, nous savons que nous sommes en contact avec la réalité. Nous le sentons. Ce contact est authentique, frais et assez cru. Cette sensitivité est l’expérience de base du guerrier et la clef pour développer le renoncement dénué de crainte.

Quelquefois, les gens trouvent qu’être tendre et cru est menaçant et apparemment épuisant. L’ouverture semble exigeante et consumer beaucoup d’énergie. Ils préfèrent donc recouvrir leur cœur tendre. La vulnérabilité peut parfois rendre nerveux. C’est inconfortable de se sentir si réel et nous préférons nous engourdir. Vous cherchez un anesthésiant, n’importe quoi qui puisse procurer de la distraction. Et ainsi vous pouvez oublier l’inconfort de la réalité. Les gens ne veulent pas vivre avec leur crudité de base même pendant quinze minutes. Quand certain disent qu’ils s’ennuient, il veulent souvent dire qu’il ne souhaitent pas faire l’expérience de la vacuité qui est aussi une expression d’ouverture et de vulnérabilité. Alors ils prennent le journal ou lisent n’importe quoi qui traîne dans la pièce – même lire ce qui est écrit sur une boite de céréales permet de rester distrait. La recherche de distraction pour prendre soin de votre ennui à la manière d’un baby-sitter finit par être justifié par la paresse. Mais une telle paresse implique en fait beaucoup d’efforts. Vous devez constamment relancer les choses pour rester occupé et surmonter votre ennui en vous réfugiant dans la paresse.

Pour le guerrier, la non-peur est le contraire de cette approche. La non-peur est une question d’apprendre à être. Etre ici, sans arrêt, est le message. C’est assez provocant dans le contexte du monde que nous appelons celui du soleil couchant. Le monde du confort névrosé dans lequel nous utilisons tous pour remplir l’espace. Nous utilisons même nos émotions pour nous distraire. Vous pouvez être authentiquement en colère à propos de quelque chose pendant une fraction de seconde, mais vous étendez votre colère afin qu’elle dure vingt-cinq minutes. Puis, vous relancez quelque chose d’autre pour être en colère encore vingt minutes. Parfois si vous générez une vraiment bonne attaque de colère, cela peut durer des jours et des jours. C’est une autre façon de se distraire dans le monde du soleil couchant.

Le remède à cette approche est le renoncement. Dans les enseignements bouddhistes, le renoncement est associé au fait d’être dégoûté par la confusion du monde et la douleur du samsara. Pour le guerrier, le renoncement est légèrement différent. Cela consiste à laisser tomber ou ne pas sombrer dans la complaisance, envers le plaisir entretenant la distraction. Nous allons jeter dehors toute préoccupation fournit par les baby-sitters divers et variés du monde phénoménal. Finalement, renoncer est la volonté de travailler avec les situations réelles d’agression dans le monde. Si quelqu’un interrompt votre monde avec une attaque agressive, vous devez y répondre. Il n’y a pas d’autre moyen. Le renoncement consiste à accepter de faire face à ce genre de situation plutôt qu’à les recouvrir. Tout le monde à peur de parler de cela. Cela peut être choquant d’en parler. Cependant nous devons apprendre à établir une relation avec ces aspects du monde. Nous n’avons jamais développé aucune réponse à l’attaque – qu’elle soit verbale ou physique. Les gens sont très timides sur ce sujet alors que nous avons les réponses à ce défi dans notre discipline du guerrier, notre effort et notre manifestation.

Dans la tradition du guerrier, la non-peur est connectée au fait d’attacher la base de son existence à une vision plus large que nous appelons le Soleil du Grand Est.

Pour expérimenter une vision si vaste et si exigeante, vous avez besoin d’une véritable connexion avec la bonté fondamentale. La clef de cela consiste à surmonter le doute et les vues erronées. Le doute est votre problème personnel intérieur avec lequel vous devez travailler. Mais au-delà de cela, il peut y avoir un ennemi, un défi qui se trouve en dehors de vous. Vous pouvez dire que la paresse est une sorte d’ennemi, mais la paresse n’est pas vraiment un ennemi. Il serait préférable de l’appeler un obstacle.

Comment allons nous répondre aux oppositions réelles qui s’élèvent dans le monde. En tant que guerrier comment allez-vous établir un lien avec cela ? On n’a pas besoin de la logique d’une ligne de parti politique ou d’une réponse en forme d’emballage marketing. Ce type de chose n’apporte pas vraiment d’aide. Selon mon expérience de la façon dont les étudiants font généralement face au conflits, j’ai découvert qu’ils avaient tendance à se geler lorsque quelqu’un se montre très critique à leur égard. Ils coupent la communication ; ce qui n’améliore pas la situation. En tant que guerrier nous ne devrions pas être rigide et fermé à la communication. Il nous semble facile de manifester la bonté fondamentale lorsque quelqu’un est d’accord avec nous. Même si les personnes ne sont qu’à moitié d’accord avec nous, nous pouvons leur parler et passer un bon moment. Mais si quelqu’un est énervé et négatif, alors vous vous gelés, vous devenez défensif et commencez à contre-attaquer. Ceci est la mauvaise extrémité du bâton. On ne tue pas un ennemi avant qu’il soit devenu un ennemi. Vous ne frappez un ennemi que lorsqu’il est devenu un bon ennemi à 100% et qu’il présente un véritable défi à 100%. Si quelqu’un a envie de faire l’amour avec vous, vous le faites mais vous ne violez personne. Vous attendez que l’autre s’engage dans la situation. Travailler avec votre ennemi est la même idée. Lorsqu’un guerrier doit tuer son ennemi, il a un cœur très doux. Il regarde son ennemi droit dans les yeux. La poigne sur votre épée est assez forte et ferme, puis avec un cœur tendre vous tranchez votre ennemi en deux morceaux. A ce point, frapper votre ennemi équivaut à faire l’amour. Ce trait fort et puissant est aussi sympathique. Ce trait sans peur est effrayant, n’est-ce pas ? Nous ne voulons pas faire face à cette responsabilité.

D’un autre côté, si nous sommes en relation avec la bonté fondamentale, nous sommes toujours en contact avec le monde directement. Que l’énergie de la situation demande une réponse destructive ou constructive, nous n’avons pas le choix. L’idée de renoncement consiste à se relier avec ce qui arrive avec tristesse et tendresse. Nous rejetons la mentalité agressive et brutale du bagarreur de rue. L’agitation névrotique créée par les émotions conflictuelles, les kleshas*, émerge de l’ignorance ou avidya*. L’ignorance est très âpre et obstinée dans sa volonté de coller à sa propre version des choses. C’est donc très juste. Surmonter cela est l’essence du renoncement, nous n’avons pas de limites rigides.

Le guerrier est si tendre, sans peau, sans tissu, nu et cru. C’est doux et gentil. Vous avez renoncé à mettre une nouvelle armure. Vous avez renoncé à produire une peau épaisse et dure. Vous acceptez d’exposer la chair à nu, d’exposer les os et la moelle au monde.

Toute cette discussion n’est pas seulement métaphorique. Nous parlons de ce que vous faites lorsque vous devez réellement frapper l’ennemi en combattant ou dans un duel à l’épée comme on voit dans les films de samouraï japonais. Nous ne devrions pas être trop poltron. Un combat à l’épée est réel, aussi réel que de faire l’amour à un autre être humain. Ici, nous parlons d’expérience directe sans élaboration psychologique. Avant de frapper votre ennemi regardez dans ses yeux. Ressentez cette tendresse et puis frappez. Au moment de frapper, la compassion de votre cœur double de volume, elle gonfle, cela devient un grand cœur, et là vous pouvez frapper l’ennemi. Si vous avez un cœur étroit, vous ne pouvez pas faire cela correctement. Bien entendu, conquérir l’ennemi ne consiste pas à le couper en deux à chaque fois. Vous pouvez seulement le renverser, mais vous devez accepter de faire face à l’éventualité.

Lorsque le guerrier a complètement expérimenté son aspect cru et brut de base, il n’y a plus de place pour manipuler la situation. Vous allez de l’avant et présentez la vérité sans crainte. Vous pouvez être ce que vous êtes d’une façon très directe et fondamentale. Ainsi la tendresse amène simplicité et naturel presque au niveau de la simplicité de l’esprit.

Nous ne souhaitons pas devenir des guerriers malins avec toutes sortes de trucs dans nos manches pour trancher dans la logique des gens lorsque nous ne sommes pas d’accord avec eux. Ainsi on ne cultive pas l’idée de soi, pas plus que celle d’autrui. Lorsque cela arrive, nous détruisons toute possibilité de société éveillée et, dans ce cas, en fait, il n’y aura pas de société du tout, seulement quelques individus errants. Au lieu de cela les guerriers de Shambhala sont des guerriers très ordinaires et simples d’esprit. C’est le point de départ pour développer la vraie bravoure.

Exergue 1: il y a ce doute ou cette peur fondamentale à savoir si nous sommes vraiment capables d’accomplir quelque chose

Exergue 2 : Lorsque vous expérimentez l’absence d’égo, la solidité de vos vies et de vos perceptions s’écroule

Exergue 3 : Si quelqu’un interrompt votre monde avec une attaque agressive, vous devez y répondre

Exergue 4 : le doute est le problème personnel intérieur avec lequel vous devez travailler

Shunyata : Mot sanscrit qui signifie « vacuité ». Ce terme n’implique pas le néant mais la reconnaissance que les phénomènes sont dépourvus de nature propre, impermanents, relatifs et conditionnés.

Avidya : Ignorance première, base de l’enchaînement conditionné du cycle des existences, le samsara

Klesha : Tendances et passions qui procèdent d’avidya, l’ignorance fondamentale. Elles-mêmes engendrent « karma » les actions conditionnées et pathogènes.

Shambhala Sun Mars 2002 Traduction : Lama Lhundroup

 

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