Les cinq familles

Lama Denys

Les trois qualités de l’éveil, non reconnues, se manifestent en trois poisons de l’esprit qui se déclinent en cinq passions majeures. Il est possible de transformer ces passions du mandala de l’expérience duelle en cinq sagesses dans la compréhension des cinq familles de bouddhas. Dans ce processus, la confiance joue un rôle fondamental, centre du mandala du pratiquant.

Les trois qualités

Au fond de notre expérience est la ressource immuable : l’éveil ou la nature de bouddha, dont les trois qualités sont ouverture, clarté, compassion. C’est l’attitude de saisie qui transforme ces trois ressources en les trois obstacles fondamentaux : attraction, répulsion, indifférence, entraînant les différents poisons de l’esprit : désir, colère, stupidité, orgueil, jalousie.

L’état complètement ouvert est le fondement du mandala de l’éveil dont le centre est partout et la périphérie nulle part. Lorsqu’il y a une appropriation, une saisie en l’ouvert, cette qualité éveillée devient une qualité «samsarique»; à l’ouverture éveillée, se substitue une ouverture sans différenciation : «ça m’est égal, je m’en fous…»; bref, l’indifférence.

La clarté est une expérience vive, brillante et précise. Lorsqu’une appropriation s’insinue en celle-ci, elle devient une clarté qui scrute, examine, analyse, juge ; c’est une clarté pointue, acerbe et même incisive, mordante, d’une vivacité qui finalement coupe, tranche d’une façon agressive. C’est ainsi que la clarté, possédée, se transforme en agression.

La compassion, la sensibilité qui vient de l’absence de fixation et de blocage, cette expérience très intense de réceptivité-disponibilité sans entrave, est la grande compassion. Lorsque l’intensité de cette expérience est saisie, appropriée, elle prend une forme d’attraction qui devient désir et attachement.

Les cinq familles

De ces trois qualités fondamentales procèdent «les cinq familles de Bouddha»: Bouddha, Vajra, Padma, Karma et Ratna, qui pourraient se traduire respectivement par «éveil», «éclair»ou «indestructibilité», «lotus», «action»et «joyau».

Les familles Bouddha et Vajra sont ouverture et clarté. Bouddha est le domaine, l’espace, et Vajra l’intelligence, la clarté qui l’habite, la lucidité qui permet, en cette ouverture, l’expérience. Les deux sont l’intelligence première qui habite le domaine de la vacuité, qui pénètre celui-ci ; ce qui est représenté dans l’iconographie traditionnelle par l’union sexuelle.

Les trois autres – les familles Padma, Karma et Ratna – sont plus spécifiquement en rapport avec la sensitivité, l’absence de blocage qui se manifeste comme réceptivité et disponibilité. Padma est les formes, les aspects distingués dans ce domaine pénétré par l’intelligence : des aspects variés, multiples qui se manifestent sans restriction, sans obstacle. Karma correspond à la dynamique et au mouvement qui s’instaurent dans les rapports de ces différents aspects. Et Ratna ici correspond à l’égalité, la nature foncièrement non deux de toutes ces apparences, de toutes ces manifestations. Pour illustrer cela, l’image du miroir est parfois utilisée. Sa qualité de base, support qui peut tout recevoir est alors l’énergie Bouddha. Vajra est plus particulièrement son pouvoir de réflexion. Padma correspond aux apparences, aspects qui se manifestent de façons distinctes, Karma au dynamisme de ces aspects et Ratna à l’égalité fondamentale de leur nature – un simple reflet – quel qu’en soit l’aspect manifesté.

Les aspects fondamentaux de ces cinq énergies se manifestent, sur le plan relatif ou relationnel, aussi bien en qualités qu’en défauts. «Avoir les défauts de ses qualités»: une tendance qui est une qualité peut devenir négative lorsqu’elle devient extrême, poussée à un haut degré d’intensité.

La famille Bouddha a comme qualité l’ouverture, avec, dans cette ouverture, une détente, une aise, une qualité de relaxation. Bouddha est aussi stable et susceptible de recevoir. Bouddha est accommodant, il a une grande qualité de masse, il peut «faire masse». Une qualité de stabilité, un caractère inébranlable qui est en rapport avec la terre. Mais l’ouverture Bouddha peut devenir une indifférenciation, une sorte d’insensibilité, de paresse, d’indolence, d’indifférence. Le défaut Bouddha est d’ignorer, de traiter les situations par ignorance plutôt que de s’y confronter, d’y faire face. C’est l’opacité qui peut aller jusqu’à la stupidité : fermer les yeux, ne pas voir, ne pas entendre et ne rien dire ; c’est une politique d’indifférence, celle de «l’autruche», qui peut même devenir une forme de régression, de fermeture, de retour dans la matrice.

Vajra est une intelligence incisive, claire, brillante avec toutes les qualités qui peuvent y être associées, une intelligence qui est à la fois aiguë et englobante, panoramique, une intelligence qui voit ce qui est, comment sont les choses dans leur nature, dans leur manifestation, dans leur relation… En négatif, Vajra est une approche, une mentalité très intellectuelle, conceptuelle qui discerne, qui distingue dans la dichotomie, qui «coupe les cheveux en quatre». C’est une approche mentale de l’expérience. Vajra, dans son caractère incisif, aigu, devient percutant et tranchant… et il y a dans Vajra une attitude d’insatisfaction et de frustration qui, liée à l’agressivité, aboutit dans ses formes extrêmes à la haine et à la colère. Vajra, c’est même trancher, éliminer ce qui fait obstacle, détruire, avec tous les extrêmes de l’agression.

Padma, c’est le lotus, avec la douceur, la finesse, la beauté, la sensitivité, la sensualité. Padma est une attitude chaleureuse, chaude, cordiale, une attitude de coeur. Padma, dans ses qualités, est réceptif ; il a l’aptitude à entrer en empathie avec les autres, à accueillir, à recevoir, et il est en rapport avec la compassion. Il y a aussi dans Padma un discernement qui est capable de sentir les situations et de discerner leurs qualités en même temps que les besoins des autres. Mais dans son empathie, dans sa sympathie, Padma plonge dans les situations, s’identifie à elles et devient facilement passionnel; Padma prend position de façon partisane et s’identifie fortement à ses points de vue, les exprimant avec la flamme de son feu. Padma est enflammé, souvent même avec une perception très superficielle de la réalité de la situation. Padma fonctionne dans la séduction, toujours en train d’essayer de séduire, d’amener l’autre dans son territoire. Padma est accueillant mais Padma est toujours aussi dans le désir, toujours en train d’essayer d’obtenir, de se divertir. Il y a dans Padma un désir, une possessivité et un attachement. Dans les cas aigus, Padma est un désir insatiable, toujours en train d’essayer de se remplir et de combler le vide qui est en son coeur.

Karma, c’est le mouvement, le dynamisme, et c’est aussi l’action : Karma accomplit, réalise, Karma fait. Karma est efficace : lorsqu’il fait, il accomplit, il réussit; il a cette intelligence de l’action, de la réalisation, de l’efficacité. Mais Karma est aussi très compétitif, il est toujours dans une situation de compétition, de rivalité ; il est toujours en train de se mesurer dans des défis. Karma a peur de perdre pied, d’être dépassé : il regarde toujours derrière lui s’il ne va pas être rattrapé et devant lui le prochain objectif à atteindre. Il est préoccupé de sa place et de sa position ; il est préoccupé de ses performances. Il est toujours à mesurer, à supputer, à faire des stratégies, à manipuler. Il a une obsession du contrôle, du plan, des bilans, mais a toujours aussi peur d’être surpris, d’être pris en défaut, d’être attaqué d’un côté ou d’un autre. Karma est dans une attitude constante d’évaluation, aussi bien d’auto-évaluation que d’évaluation par rapport aux autres, avec un grand sentiment de manque et une attitude assez paranoïaque vis-à-vis de ce qu’il n’a pas encore ou de ce qu’il devrait faire, obtenir ou devenir. Il y a finalement dans Karma une jalousie, une envie ; il est toujours désespérément affairé, en train d’essayer de gagner.

Ratna, c’est la richesse, l’opulence et aussi la générosité. Ratna donne, offre, il a un sentiment de richesse inépuisable et une grande capacité à offrir, à partager. Le problème de Ratna est une tendance, en donnant, à se déverser, à être envahissant, à déborder. Ratna étend, s’étend ; sa richesse s’étend, gagne de nouveaux territoires et inclut tout, englobe tout le monde. Ratna phagocyte ! Ratna a un appétit insatiable, Ratna souffre de boulimie. C’est un consommateur : il mange et consomme. Il y a aussi dans Ratna et dans la richesse qui lui est associée une qualité de satisfaction, d’autosatisfaction, d’importance ; et cette autosatisfaction peut devenir une forme d’orgueil, le fait d’être imbu de soi : il ne supporte pas d’être remis en question dans son assise et dans ses qualités luxuriantes.

La confiance

L’important ici est de voir que toutes ces typologies fondamentales, positives ou négatives, dérivent des trois qualités fondamentales : l’ouverture, la clarté et la sensibilité, réceptivité-disponibilité. En plaçant la confiance au centre du mandala, en notre coeur, cette confiance permet de lâcher les tendances égotiques qui emprisonnent et dévient ces énergies en leurs versions perverties.

Il y a une continuité entre le niveau éveillé et le niveau habituel, entre ces énergies dans leurs qualités éveillées et la façon dont elles s’expriment dans le mandala de l’expérience habituelle. Il est important de percevoir cette continuité car c’est en s’ouvrant dans l’expérience habituelle aux qualités de l’expérience éveillée que le cheminement s’opère.

Nous voyons ici le caractère central de la confiance, la confiance étant ce qui nous permet de nous laisser aller, de nous abandonner ou de nous ouvrir au mandala de l’expérience éveillée qui est là mais brouillé, distordu par les parasitages, les interférences de l’ego. C’est dans la confiance qu’il est possible d’entrer naturellement dans le mandala de l’expérience éveillée. Cette confiance est ce qui permet de dépasser la peur, de dépasser les craintes, les résistances, les hésitations ; et elle se développe dans l’expérience et la compréhension de la présence du mandala éveillé, de sa présence omniprésente, immanente qui n’est pas à fabriquer, qui n’est pas à aller chercher ailleurs, au-delà… ni même d’ailleurs en deçà. Cette confiance fondamentale au centre du mandala est l’entrée dans le coeur de la pratique ; et cette pratique, qui est celle de la méditation, celle de l’apprentissage de la relation juste, de l’expérience juste, est l’entrée dans le mandala de l’éveil, dans ses qualités essentielles : l’ouverture, la clarté et la sensibilité, les trois continuités fondamentales.

Ce texte est la transcription du 5e enseignement du séminaire Le mandala de l’expérience, donné en octobre 1994.

 

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