Le tcheutèn

Lama Denys

Le tcheutèn est l’archétype du mandala. Il est en trois dimensions ce qu’est un mandala peint dans un espace à deux dimensions. Le tcheutèn est l’objet par excellence digne de recevoir les offrandes et vers lequel il est juste de se tourner pour donner, pour se donner et trouver, dans ce don, une protection, car il est une représentation de l’esprit de bouddha et une expression de l’éveil.

« Tcheutèn » est un mot tibétain signifiant littéralement «tcheu» : offrande et «tèn»: support. Il y a différentes sortes de supports appelés «tèn»: les «koutèn», les «soungtèn» et les «thougtèn» qui sont les supports respectivement du corps, de la parole ou de l’esprit. Les supports du corps de l’éveil (ou corps du Bouddha) sont les statues représentant Shakyamuni ; les supports de la parole du Bouddha sont les écrits, les textes du dharma ; et les tcheutèn sont des édifices voués à l’esprit de Bouddha. Certains peuvent être immenses comme celui de Boroboudour à Java ; d’autres, que l’on place sur les autels, sont de dimensions réduites et l’on en trouve même de minuscules. Quelle que soit sa dimension, un tcheutèn est une représentation éminemment symbolique de la nature ultime du bouddha en tant que dharmakaya – laquelle nature est l’élément constitutif, l’essence de tout phénomène et de toute manifestation.

La nature de bouddha est omniprésente et embrasse toutes choses mais, sous l’emprise de l’ignorance, sa présence nous est occultée, elle échappe à notre compréhension ; c’est pourquoi des représentations symboliques, telles que le tcheutèn, ont une valeur de média. Ces représentations ont une fonction médiatrice en ce sens qu’elles sont le lien entre la nature ultime et nous. En tant que symbole de l’esprit de bouddha, le tcheutèn, comme un mandala peint, est un pont, un intermédiaire et une indication.

Dans la tradition primitive du bouddhisme, il n’était pas coutume de représenter le Bouddha au travers d’une expression anthropomorphe, et ses plus anciennes représentations sont, par exemple, l’empreinte d’un pied avec, sur la plante, la roue du dharma. Ce symbole veut dire que le bouddha, par son essence, n’est pas perceptible et qu’à notre niveau on ne peut que percevoir sa trace, son empreinte. Cette empreinte du pied symbolisait l’empreinte de la bouddhéité dans le monde manifesté. D’autres fois, on représentait le bouddha sous la forme d’un trône vide, d’une place sans personne ; ce trône vide symbolisait à la fois la fonction du bouddha et l’absence de personnalité dans son existence.

La symbolique du tcheutèn, en se rapportant à l’esprit du bouddha, va résumer l’ensemble du monde dans tous ses aspects, des plus grossiers aux plus subtils. Nous allons examiner sommairement cette symbolique, en allant du plus général au plus détaillé.

Tout d’abord, la structure architecturale du tcheutèn représente les cinq éléments constitutifs de l’ensemble de la manifestation: la terre, l’eau, le feu, l’air et l’espace. Dans la pictographie traditionnelle, la terre est représentée par une forme carrée jaune ; l’eau par une forme sphérique blanche ; le feu par une forme triangulaire rouge ; l’air ou le souffle, par une forme semi-sphérique verte ; l’espace par une forme ronde, sphérique, bleue. C’est ce même langage symbolique que nous retrouvons dans la construction du tcheutèn. Sa partie basse, cubique, représente la terre ; la partie ronde, au-dessus, correspond à l’élément eau ; la flèche, cette forme allongée et triangulaire, est le feu ; puis l’ombrelle, cette forme sommairement semi-sphérique qui coiffe la flèche, correspond à l’élément air ; enfin, au sommet, l’ensemble constitué par le soleil, la lune et le joyau correspond à l’espace.

Il y a une autre interprétation de la forme du tcheutèn qui se rapporte, elle, à l’être humain. Dans cette perspective, la base représente le corps, la partie sphérique représente la tête – cette analogie est accentuée par la présence des yeux – ; puis la flèche correspond à Uknisha, la protubérance crânienne qui est une des «marques» de l’éveil.

Ces deux interprétations, loin d’être incompatibles, nous familiarisent avec l’idée traditionnelle de la correspondance entre macrocosme et microcosme. Il y a une analogie, une similitude entre l’expression de l’ordre macrocosmique de l’univers et celle de l’ordre microcosmique de l’individu, ces deux plans provenant du même fondement qui est l’esprit. Notre corps ainsi que le monde sont une projection de l’esprit dont la structure se reflète aussi bien dans l’un que dans l’autre ; et c’est toute l’étendue de cette correspondance que le tcheutèn nous invite à découvrir. Son symbolisme profond couvre ces deux registres. D’une part, nous y trouvons l’expression du dharmadhatu, c’est-à-dire de la sphère de l’ultime réalité, de la vacuité ; d’autre part, l’expression du dharmakaya, tout ce qui est manifesté, du plus grossier au plus subtil. Mais ce n’est pas tout car, entre ces deux registres, on peut en définir un troisième qui concerne les échanges entre les deux, leurs interrelations et interactions. Ce troisième registre est inclus lui aussi dans le symbolisme de l’édifice.

Considérons d’abord l’esprit pur, cette nature fondamentale de bouddha : le dharmadhatu, qui est le fondement de toute chose et ce qui demeure sous-jacent à toute expérience et à toute manifestation. A son niveau pur, l’esprit possède cinq qualités : la vacuité, la lucidité, l’absence de limites (ou mobilité), la solidité et la continuité. Remarquons que ces cinq qualités de l’esprit sont aussi celles des cinq éléments – lesquels, nous l’avons vu, sont évoqués dans l’architecture. En effet, la vacuité de l’esprit est aussi la vacuité de l’espace (ce sont les trois joyaux au sommet de l’édifice) ; sa mobilité est en rapport avec l’air et le vent (c’est l’ombrelle) ; sa lucidité a son équivalent dans la luminosité du feu (c’est la flèche) ; la continuité de l’esprit se retrouve dans la fluidité de l’eau, dans le flot constant d’un fleuve (c’est la partie arrondie du tcheutèn : le boumpa) ; enfin, son immuabilité correspond à la solidité de l’élément terre (c’est la base cubique). Nous constatons dès lors que le tcheutèn nous invite, dans la réunion de son sens général avec sa forme architecturale, à établir une correspondance entre l’aspect pur de l’esprit de bouddha et les éléments les plus grossiers. Ces cinq éléments sont constitutifs du monde ainsi que de la personne – en laquelle ils deviennent les cinq skanda ainsi que les composants organiques – et ils ne sont rien d’autres que des manifestations des qualités de l’esprit. Si, d’un côté, les cinq qualités de l’esprit génèrent les éléments grossiers, elles donnent aussi naissance, au niveau pur, à cinq sagesses, cinq connaissances transcendantes qui sont autant de modalités d’expression de l’énergie ; elles deviennent cinq aspects de l’activité éveillée et de l’esprit d’un bouddha. On les nomme : la «sagesse du domaine de la vacuité», la «sagesse du miroir», la «sagesse de l’équanimité», la «sagesse du discernement»et la «sagesse toute accomplissante». Ces cinq sagesses primordiales, avec leurs qualités respectives et leurs cinq domaines de correspondances, sont traduites symboliquement par cinq bouddhas en union avec leurs parèdres. Ensuite, le fait qu’elles aient, chacune, toutes sortes de manifestations est évoqué par les cinq familles de bouddhas qui leur sont associées. Autrement dit, la quintessence de chacune des cinq sagesses est exprimée par un bouddha primordial auquel est reliée une famille de bouddha qui en représente les diverses émanations. Par conséquent, nous envisagerons, à travers les cinq étages du tcheutèn, ces cinq sagesses fondamentales de l’esprit que l’on pourra visualiser sous la forme des cinq bouddha primordiaux.

Par sa structure, le tcheutèn renvoie ainsi aux éléments sur un plan macrocosmique, à l’esprit dans son aspect le plus pur, mais en même temps il nous invite à considérer tous les plans de manifestations qui en découlent et, à la vision macrocosmique que nous avons déjà développée, il convient de mêler une vision microcosmique englobant notre plan d’existence individuel. Il est important de comprendre que tous les niveaux, tous les plans, aussi bien spirituels que matériels, sont en parfaite union et qu’il y a entre eux une continuité et un déploiement ininterrompu de correspondances. L’ordre naturel de l’esprit est dans une concordance de phases – ce que l’on appelle parfois une synchronicité – où tout est en résonance harmonique. Il n’y est rien qui soit fortuit. Le tcheutèn, dans la mesure où l’on a présent à l’esprit tout son champ d’expression symbolique, nous invite à une vision globalisante et réunificatrice.

Ce texte est la transcription d’un enseignement donné par Lama Denys en 1987 avant que ne débutent les travaux de construction du tcheutèn de l’Institut Karma Ling.

 

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