Le mandala dans le corps humain

Guiseppe Tucci

Le professeur Tucci, grand érudit orientaliste, présente les analogies entre mandala extérieur et mandala intérieur au niveau de la structure subtile de l’individu, mettant en évidence la proximité des vues entre l’approche du vajrayana et celle de l’école shivaïte.

Au cours des siècles, le bouddhisme et l’hindouisme accentuèrent l’introspection psychologique que nous avons trouvée, déjà, au début de la vie religieuse de l’Inde. Ils projetèrent sur le mandala le drame de la désintégration et de la réintégration cosmique revécue par l’individu, unique artisan de son propre salut, c’est-à-dire de sa réintégration au Principe à travers le logos, spermatikos.

Mais, si l’individu est le personnage qui vit le drame et qui en fait l’expérience et qui en bénéficie, n’est-il pas possible d’éliminer le mandala et d’en localiser la symbolique qu’il représente, dans l’individu lui-même ? Le passage en était facilité par l’homologie existante entre le macrocosme et le microcosme, point central du Yoga qu’acceptent toutes les écoles gnostiques de l’Inde, comme beaucoup d’autres, d’ailleurs. Non seulement le corps est analogue à l’univers dans son extension et dans ses divisions physiques, mais il contient, aussi, à l’intérieur de soi, la totalité des dieux.

En fait, le mandala extérieur se transfère dans le mandala intérieur, c’est-à-dire dans le corps, où chacun des symboles du mandala trouve des correspondances similaires. Le centre idéal du mandala, c’est le brahmarandhra, la «cavité de Brahma»au sommet de la tête où s’ouvre la sushumnâ, le canal central qui, suivant la colonne vertébrale, traverse le corps humain du périnée au sinciput : dans l’homologie cosmique, cette colonne c’est le Sumeru, la montagne centrale de l’univers, aux flancs de laquelle sont disposés les différents plans célestes, de même que dans le corps humain se différencient les divers centres en forme de roue (cakra), passages obligatoires du processus de réintégration.

De même qu’au-delà de la cime du Sumeru s’étend l’espace éternel, symbole de l’autre plan, le non samsarique, le nirvânique, de même, quand la réintégration est accomplie, quand l’individualité illusoire est supprimée, le monde apparent se dissout, ipso facto, dans la pureté de la Conscience cosmique qui transcende la personnalité.

La vie psychique de l’individu reflète celle de l’univers. Essentiellement, nous sommes illumination : bodhi et dharmakâya, c’est-à-dire, «de l’essence même de Bouddha» disent les bouddhistes, et paramâsamvit : «Conscience suprême», c’est-à-dire Shiva, disent les shivaïtes. En nous, d’instant en instant se reproduit le même processus qui conduit la Lumière primordiale à l’individuation et à la matière. La force pensante refluant, à travers cinq étapes et moments de différentes splendeurs, du périnée au brahmarandhra pour finalement s’y dissoudre, est imaginée par un point lumineux, équivalent de cette Lumière primordiale, origine incréée et éternelle de tout. Elle est au centre de l’individu, de même que le symbole du premier principe est au centre du mandala ; c’est le point-instant dans lequel est contenu l’infini et l’éternel. Dans le processus d’évocation, l’initié, s’étant plongé dans l’état de concentration (samâdhi), s’évade de ce plan et s’identifie avec la Conscience cosmique dans son instant créateur. De sa propre pensée germinale – des graines que le contemplatif imagine déposées ou dessinées en lui – se projettent ces rayons de lumière colorée qui, en exprimant le premier tremblement ou déséquilibre de la splendeur de la conscience originellement impassible, sont visualisés sous la forme des cinq Tathâgata ou des cinq premiers aspects de Shiva. L’initié les voit s’irradier du tréfonds secret de son être et se disposer dans le lotus de son coeur. De même qu’en dehors du mandala, invisible mais omniprésent, se situe le point initial, Vajradahra, antérieur à tout processus de dichotomie, et pourtant condition nécessaire de ce processus qui, tout ensemble, conditionne et transcende ses irradiations infinies, est en dehors du corps, au-dessus du brahmarandhra.

Mais comment se produit la réintégration provoquée par la concentration sur le mandala-homme ? Dans le processus dont nous nous occupons, l’adepte sait que le principe du salut est à l’intérieur de lui, et il sait également que ce principe sera inerte, à moins qu’il n’utilise ses forces pour le rechercher, le retrouver et le rendre agissant. […]

Le corps, avec ses exigences et ses illusions, représente pour les non-initiés, le premier coefficient de l’accumulation karmique. Il est l’oeuvre, mais aussi l’instrument, de l’avidyâ (ignorance) ; il exige d’être surveillé, satisfait et contenté dans ses désirs. Il est le véhicule de l’émanation, la base de la vie affective. Mais, d’autre part, sans ce corps nous ne pourrions ni jouir de la beauté des choses ni avoir cette première lueur de l’omnipotence divine, déployée dans la magnificence de la nature. Toutefois, grâce à une discipline avisée, l’ensemble psycho-physique peut-être orienté vers de nouvelles possibilités. L’initié pour y parvenir fait appel au Yoga, et surtout au Hatayoga. Il ne renie pas son corps, mais il s’en sert comme d’un instrument nécessaire de salut.

Essence de tout, est notre corps ;
Quand tu connais ton propre corps, solide est ta propre base.
Amritaratnâvalî

Le corps correspond à ce que les tibétains appellent dans la terminologie du mandala rten (en sanscrit : âdhâra), le soutien physique de la fulguration divine. Il est comme un réceptacle, créé par l’action même des forces divines qui l’habitent et déterminent, par leurs manifestations, l’expansion spatiale et la succession temporelle. Le corps n’est pas un agrégat méprisable de substance corruptible, enveloppe souffrante et impure (et la littérature mystique des écoles hindoues et bouddhistes n’ont cessé de le répéter, inculquant dans les âmes, un amer contemplus mundi), mais un instrument sacré, grâce auquel l’homme qui sait s’en servir trouve le salut. Le corps est donc mis en valeur dans les écoles gnostiques : sans un corps sain, le hathayoga ne pouvait pas être pratiqué. Il est un moyen sûr et rapide de salut, un chemin plus court qui hâte la révulsion du plan samsarique au plan nirvânique.

Sans corps, l’homme n’obtient aucun résultat
Rudrayâmala I, v. 160.

S’il n’y avait pas le corps, comment pourrait exister la béatitude ?
Hevajratantra, 24 a.

Un être incorporel est caché dans le corps ;
celui qui a conscience de sa présence, est libéré.
Doha de Saraha, 13.

Le corps est comparable à une barque avec laquelle, l’esprit purifié servant de rame, l’homme gagne l’autre rivage de l’océan de l’existence.

Fais en sorte que les cinq Bouddhas deviennent les cinq rames, et bande tes forces pour arracher le voile de l’illusion.
Doha de Kanha, 38.

Ainsi les deux mondes – le physique et le spirituel – ne s’opposent-ils pas irrémédiablement, mais coopèrent l’un et l’autre, absolument indissolubles, à la rédemption dans l’unité vivante de l’individu.

Le parinirvâna, en vertu du saut déjà réalisé dans l’autre plan, indique la fin absolue du processus karmique, l’arrêt de toute projection dans le plan samsarique, mais n’ajoute rien à ce qui, en étant une condition absolue, n’est susceptible ni d’achèvement ni de modification. C’est ce qu’affirme aussi l’école shivaïte.

Extrait de Théorie et pratique du mandala, Ed. Fayard, 1998

 

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