Les noces de l’art et du yoga

Jean Letschert

Dans l’approche tantrique indienne les yantra jouent un grand rôle. Dans la pratique du hatha-yoga traditionnel, l’utilisation de ces «diagrammes mystiques» va de pair avec celle des mantra. Il s’agit d’unir son et image intérieurement et, dans ce rapport intime entre vibration et forme, de s’ouvrir à son propre centre. Cette expérience constitue une grande source d’inspiration de l’art sacré qui s’est développé en lien avec les tantra.

Pour le yogi tantrique, la réalisation du Soi ou du Divin ne se situe pas dans un ailleurs métaphysique déconnecté du monde sensible. Au contraire, c’est la dimension métaphysique qu’il cultive en son être profond qui va à la rencontre de tout ce qu’il vit dans le monde sensible, pour y déceler la présence divine. Le monde sensible devient alors l’interminable autoportrait du Divin, et cet autoportrait il le vit en permanence comme un rêve éveillé.

C’est précisément la compréhension, l’acceptation et la consécration du monde du rêve comme étant l’anti-chambre, entre l’état de veille et l’état de sommeil profond, qui a donné naissance à une iconographie yogique riche et abondante, tant sur le plan esthétique que sur le plan instrumental.

Pour le Tantra, la présence du divin dans le monde se manifeste par la teneur vibratoire qui anime chaque chose en son centre. Cette teneur vibratoire constitue le corps subtil de Parâshakti, l’Energie Cosmique qui est à l’origine de tout l’univers. Cette énergie se manifeste sous trois aspects : la connaissance – Jnânashakti -, l’intentionnalité – Icchashakti – et l’actualisation – Kriyashakti -. Dans le monde manifesté ces trois aspects se traduisent par le nom, la forme et l’action.

En pratique, ces trois aspects deviennent :

1. L’incantation vibratoire (mantra)

2. La structure dynamique qu’elle occupe dans l’espace (yantra), et

3. L’action transformatrice sur le corps et l’esprit, produite par la parfaite conjugaison des deux premières (tantra).

Ces trois éléments de la pratique – mantra, yantra, tantra – forment le triple véhicule qui conduira le yogi tantrique à un état contemplatif permanent et à un juste usage de l’énergie cosmique dans sa vie de tous les jours. L’incantation vibratoire et sa structure spatiale dynamique servent de vecteurs à l’attention du pratiquant, l’une étant le moteur, l’autre la carte du territoire psychique à franchir. Les mantras constituent la bande sonore du film intérieur du cheminement vers l’unité fondamentale ; les yantras en sont les lieux symboliques de la visualisation. Le monde manifesté des phénomènes n’est autre que le rêve de la Conscience Universelle. Tout surgit et disparaît comme dans un rêve où vibrations et formes s’enchevêtrent inlassablement, de sorte que rien n’est extérieur à quoi que ce soit, mais tout se meut dans le giron du Divin.

La métaphore souvent utilisée est celle de l’araignée et de sa toile. L’araignée – en sanscrit «tandu» – tisse sa toile – tantra – de sa propre excrétion et s’installe ensuite en son milieu. Les formes utilisées dans les visualisations tantriques sont à l’image de la toile d’araignée, tels les yantras et les mandalas. Le yogi déploie pour ainsi dire un yantra de son imagination, installe sa conscience en son centre, et à l’aide d’un mantra qui rythme son souffle, il le concentre au coeur de son être où seule la vibration du yantra est agissante. Le monde entier est ainsi perçu comme un gigantesque yantra qui est la somme totale de tous les yantras individuels. Le plus bel exemple en est le Srî Yantra, un diagramme d’une complexité déroutante, fait de 43 triangles, encerclé de deux corolles de pétales et serti dans un écrin carré, l’ensemble symbolisant l’union cosmique de Shiva et de Shakti et constituant l’emblème métaphysique d’une lignée tantrique de l’Inde du Sud, le Samayavâda ou Srî Vidyâ.

Cette relation subtile entre la vibration et la forme constitue la source d’inspiration de l’art tantrique traditionnel et des diverses pratiques yogiques qui s’y rattachent. L’esthétique n’est pas exclue du yoga tantrique ; elle en est la sève et la chair. Contrairement à notre conception occidentale de l’esthétique souvent associée à des notions de raffinement ou de maniérisme intellectuel, pour la pensée indienne, l’esthétique est considérée comme la connaissance profonde du monde vibratoire, conduisant à l’expérience du sacré. Les grands esthètes de l’Inde ancienne, comme Bharata, Abhinavagupta, Bhâvabhûti, Bhartrihari, Kâlidâsa et bien d’autres, furent tous de grands yogis. Leur expérience du Divin s’étendait à tous les niveaux de l’immanence du monde sensible. Goûter à l’essence vibratoire de toutes les manifestations de la vie était pour eux le témoignage vivant de leur immersion dans la réalité suprême. Chaque manifestation dans l’ordre du sensible était porteuse du sceau du Divin Créateur ; elle faisait partie de son rêve, et complétait son chef d’oeuvre perpétuellement inachevé.

Pour le yogi tantrique, répéter un mantra machinalement au cours d’exercices respiratoires n’est pas suffisant. Afin d’orienter le souffle vers sa destination au coeur de son être, il s’aidera d’une succession de cibles concentriques qu’il visualisera sur son écran mental tel un vortex par lequel son attention descendra au plus profond de lui-même. Ces cibles sont appelées yantras ou littéralement moteurs, diagrammes géométriques sur lesquels sont inscrits les mantras correspondants. Au début de la pratique, ces yantras sont visualisés les yeux ouverts en tant qu’images extérieures, et progressivement le pratiquant les loge dans le mental où elles deviennent des images virtuelles auxquelles il a accès à tout moment de sa pratique. A l’aide de la répétition du mantra et de la respiration rythmée, ces yantras acquièrent un dynamisme qui leur est propre et dégagent dans la conscience du yogi des ondes de forme qui, grâce à la maîtrise qu’il aura acquise, se propageront graduellement dans diverses parties du corps. Le but d’une telle pratique est la purification, l’entretien et la tonification de la teneur vibratoire du corps énergétique, prânasharîra, anti-chambre du corps causal où réside l’état méditatif permanent.

Dans le yoga tantrique, il existe de nombreux yantras aux usages tout aussi nombreux, en particulier lorsqu’il s’agit de la quête d’identification avec les attributs spirituels de certaines divinités et leur appropriation. Les propriétés énergétiques de ces yantras sont également très diversifiées, à telle enseigne qu’au niveau de la religion populaire des pouvoirs médicinaux et domestiques leurs sont souvent attribués. Le Vastu Purusha, la science védique de l’habitat, sorte de «feng shui» hindou, fait souvent appel à des yantras lors de nettoyage vibratoire de certaines demeures ancestrales.

Tout ceci tend à démontrer l’importance de l’apport artistique dans une pratique de yoga. Le rationalisme prépondérant de la culture occidentale moderne s’est toujours protégé, souvent de façon paranoïaque, des prétendues déviances irrationnelles d’autres cultures lointaines dites arriérées, voire superstitieuses. Sans doute devons-nous y voir une peur profonde et inavouée de se voir confronté avec une connaissance que ses propres arcanes épistémologiques ont jusqu’à présent été incapable d’explorer, ni même d’envisager.

Extrait de : Le tantra ou les noces de l’art et du yoga, revue Infos Yoga N¡ 39, oct. 2002.

 

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