Intelligence et compassion dans la confrontation à la souffrance

Lama Denys Rinpoché

Lama Denys explique comment les vertus essentielles cultivées par l’enseignement du Bouddha, la compassion et la sagesse, s’appliquent au problème de l’accompagnement des malades et de la bioétique.

La perspective bouddhique

La perspective bouddhique en général, sur la souffrance et l’accompagnement des personnes en fin de vie en particulier, est issue d’une tradition vieille de plus de vingt-cinq siècles qui constitue un des principaux courants spirituels et culturels de notre monde, largement représentatif du fond commun de l’Orient. Son approche est non théiste et diffère d’une religion au sens occidental : ses perspectives ne reposant pas sur une croyance ou un dogme mais sur une démarche empirique, fondée sur la connaissance de l’esprit et de ses processus cognitifs, et ouvrant l’homme à la totalité de sa réalité, à la réalisation de sa nature la plus profonde qui a un caractère divin. Sa vision des choses repose sur la compréhension et l’expérience de l’interdépendance universelle, et ses méthodes profondes utilisent des pratiques nommées “la méditation” qui proposent une expérience libératrice opérant une transformation radicale de l’être. Fondée sur la compréhension de l’esprit plutôt que sur l’adhésion à une doctrine, elle a une vision non dogmatique et profondément tolérante.

Trois principes fondamentaux

Les vertus essentielles cultivées par l’enseignement du Bouddha sont la compassion et la sagesse ; celles-ci se développent dans trois principes connexes et complémentaires qui sont :

1 – La non-agressivité, non-passion, qui s’exprime à la fois dans :

2 – L’absence de fixation, qui est une qualité d’ouverture et de sagesse

3 – Et dans la douceur et la bienveillance de la compassion.

Ces trois qualités ou principes ont pour dénominateur commun une attitude profondément non égocentrique.

Nous allons maintenant envisager comment ces principes généraux s’appliquent aux problèmes de l’accompagnement des malades et de la bioéthique.

Souffrance et méditation

Il est important de remarquer que, dans le bouddhisme, la souffrance n’a jamais de valeur expiatoire ; elle est le résultat de dérèglements dus à des situations pathologiques, que ce soit d’un point de vue physique, psychologique ou spirituel. Elle sera donc naturellement traitée dans le cadre du principe de non-agressivité.

Plus précisément, mal-être et souffrances, en tant qu’expériences ressenties, dépendent de nos perceptions et de nos états d’esprit qui se constituent dans les relations que l’expérimentateur-sujet entretient avec les objets de ses expériences. Sommairement : des relations dures, agressives et passionnelles entraînent conflits et mal-être alors que des relations douces, non agressives et non passionnelles, amènent harmonie et bien-être ; fixations et agressivité étant les facteurs fondamentaux constitutifs du mal-être.

En changeant la nature de ces relations, il est possible de transformer radicalement le mal-être et ses souffrances, jusqu’à la disparition de ceux-ci. Ces relations du sujet à ses expériences sont fondées sur un processus cognitif, perceptuel et psychologique de saisie ou d’appréhension. La relation juste, d’absence de passion et de non-agressivité, est concomitante avec un état de moindre fixation ou même, à la limite, d’absence de fixation : cet état de retrait des fixations et des passions est celui que fait découvrir la pratique de la méditation.

Travailler avec la souffrance consiste d’abord, face à celle-ci, à l’accepter pleinement, sans rejet et sans lutte, les luttes pour la fuir ne faisant que la magnifier. Acceptation et non-lutte sont des aspects de la non-fixation, de la non-agressivité et de la douceur déjà évoquées.

La pratique de la méditation cultive des qualités : d’attention, de vigilance, de dégagement et de lâcher prise. Elle développe une attitude profonde de détente et de paix dans laquelle il est possible, en s’oubliant totalement, de ne pas entrer en conflit, ou même en relation, avec la souffrance, cette expérience dégagée étant au cœur d’une solution libératrice.

Certaines méthodes occidentales de relaxation ou de développement personnel se sont largement inspirées des notions et pratiques bouddhiques ; pour ne citer que certaines des plus connues, mentionnons le training autogène de Schultz ou la sophrologie de Caycedo. Mais ces praticiens n’en ont pris, délibérément ou par incapacité, que certains aspects assez superficiels et limités.

Questions d’éthique et de déontologie

L’éthique bouddhique est fondée sur l’enchaînement des causes et des conséquences des actes que nous faisons, c’est-à-dire le karma. Dans une perspective proche d’une vision médicale : des actes sains amènent l’équilibre qu’est la santé et le bien-être spirituel alors que des actes malsains ou pathogènes entraînent déséquilibres et mal-être. On remarquera que dans cette analogie médicale, la responsabilité et ce qui survient sont étrangers à la notion de “justice” dans laquelle se trouve implicitement celle de législateur, de juge, de jugement, de condamnation et de culpabilité. L’enchaînement du karma est une relation causale qui opère sans l’intervention de Dieu comme Juge. De ce point de vue, notre état présent est le résultat des facteurs antérieurs et les actions faites présentement détermineront notre état futur. Mais dans le présent notre état n’est que partiellement conditionné, c’est-à-dire qu’il est partiellement libre. Utilisant de façon juste cette liberté, nous pouvons préparer une évolution-avenir heureuse ; et à l’inverse, l’utilisant maladroitement, nous semons les graines de conditions douloureuses. Nous avons donc une responsabilité directe qui est d’utiliser notre liberté de façon adroite.

Dans les domaines frontières qui sont souvent ceux de la bio-éthique, la tentative de fixer des règles générales se heurte à toutes sortes de cas particuliers et limites ; aussi, tout en ayant un certain nombre de règles précises, il est très important de garder en vue l’esprit de ces règles et d’avoir une approche non dogmatique qui sache, lorsque cela est nécessaire, faire primer l’esprit sur la lettre. L’esprit des règles est la non-agressivité qui est la nature même de l’enseignement du Bouddha. Cette non-agressivité est d’abord celle de l’ego, elle est en fait la compassion ou l’amour authentique qui s’exprime dans une attitude de douceur et de bienveillance, comme respect profond de l’autre, au-delà de toute considération égocentrique. Dans des domaines aussi délicats que l’appréciation des limites de l’acharnement thérapeutique, de l’euthanasie active ou passive, ce critère de non-agressivité peut être très pertinent.

L’acharnement thérapeutique, même sous-tendu par de bonnes raisons de déontologie médicale, peut être très agressif, maintenant quelqu’un en survie artificielle dans un état d’agonie prolongée, par la force de techniques lourdes, contraignantes et onéreuses. Les pratiques de réanimation peuvent amener une personne en fin de vie à devoir vivre plusieurs fois consécutives son agonie ; est-ce utile et compatissant pour la personne concernée ? D’un autre côté, de toute évidence, l’euthanasie active est aussi très agressive, mettant prématurément un terme à la vie. Mais quelle est la limite entre la pose d’un cocktail lytique et l’augmentation de la dose de morphinique qui permet à l’agonisant de passer en douceur ? A un moment la motivation véritable devient le critère déterminant et c’est là que ces notions de non-agressivité et de compassion jouent un rôle déterminant. La non-agressivité et la véritable compassion qui serait l’attitude juste peuvent sembler difficiles à trouver, mais l’examen attentif d’une situation sur la base de ces critères peut se révéler très fructueux.

Par ailleurs, la plupart des thanatopraxies ont aussi un caractère très agressif : sous prétexte de rendre la mort plus présentable, elles font subir au défunt toutes sortes de traitements violents. D’un point de vue traditionnel, il est important, autant que faire se peut, de ne pas déranger le corps d’un mort tout de suite après le décès. Puis, lorsqu’on doit le faire, d’agir avec respect et précautions.

Exergues :

« Travailler avec la souffrance consiste d’abord, face à celle-ci, à l’accepter pleinement, sans rejet et sans lutte, les luttes pour la fuir ne faisant que la magnifier. »

« Dans des domaines aussi délicats que l’appréciation des limites de l’acharnement thérapeutique, de l’euthanasie active ou passive, le critère de non-agressivité peut être très pertinent. »

 

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