L’union de la compassion et de l’intelligence

Lama Denys Rinpoché

L’intelligence, la compréhension de la vacuité, n’est pas un sujet de spéculation intellectuelle, un raffinement génial pour salons mondains ; elle n’a de sens que dans la perspective d’une thérapie sacrée [voir la souffrance, sa cause (l’illusion) et son remède (la voie)]. Cette intelligence ne peut aller sans son corollaire : une compassion authentique. Ce texte est une présentation synthétique de ce contexte dans lequel s’inscrit la compréhension réelle de la vacuité.

Lorsque l’on comprend bien la notion de vacuité de l’esprit, et que l’on réalise ce qu’elle signifie, l’esprit se dilate dans une joie,un bonheur et une liberté qui lui sont propres. De plus, on voit alors que les êtres ordinaires, ne percevant pas cette vacuité, pensent en termes de « moi » et de « j’existe ». Cette erreur leur fait prendre tous les phénomènes pour réels et ils expérimentent toutes sortes de souffrances. La compassion que l’on conçoit pour eux est d’autant plus grande que l’on perçoit le fondement du mécanisme de la souffrance. La compréhension de la vacuité et la compassion se soutiennent en fait mutuellement.

Extrait de Paroles et visages de Kalou Rinpoché, lama du Tibet Claire Lumière, 1986

Intelligence et compassion

Le mahayana, “grand véhicule” ou “voie universelle” est, dans son ensemble, fondé sur l’ouverture aux autres et au monde ; il repose sur l’amour-compassion et l’intelligence supérieure.

L’amour-compassion, “karuna” en sanscrit a une portée universelle : c’est une attitude d’esprit non égocentrée, réceptive, disponible et bienveillante pour tous les êtres humains et non-humains, allant jusqu’à englober l’amour des ennemis. Elle trouve sa forme la plus haute dans l’amour spontané et non dualiste d’un bouddha.

L’intelligence supérieure, prajña en sanscrit, est en général le discernement du mode d’être de tout phénomène et, à son niveau le plus profond, la connaissance directe, immédiate et non conceptuelle qui transcende toute illusion dualiste.

Amour-compassion et intelligence supérieure sont deux pôles indissociables et complémentaires. Le premier constitue les moyens d’action pour l’éveil : c’est le principe masculin, actifLe second est la vision, la sagesse qui gouverne l’action : c’est le pôle féminin. De leur union naît l’éveil d’un bouddha.

Le double développement

L’ensemble du cheminement du mahayana peut se résumer en deux “développements” : le développement de bienfaits et le développement de connaissance, d’intelligence première, jñana en sanscrit.

Le développement de bienfaits est l’apprentissage de l’action juste au niveau de la réalité relative et relationnelle. Il apprend à agir selon des références saines et à développer ainsi une activité juste, un karma positif. Il est sous-tendu par la bienveillance de l’amour-compassion qui est non-agressivité de l’ego, et il correspond à la pratique de l’esprit d’éveil – bodhicitta – au niveau relatif.

Le développement d’intelligence première est l’apprentissage de l’au-delà des illusions dualistes de l’ego, c’est l’approche de la réalité ultime de l’expérience immédiate ; il correspond à l’intelligence supérieure et à la pratique de l’esprit d’éveil – bodhicitta – au niveau ultime.

Le développement de bienfaits est la base sur laquelle le développement d’intelligence première, primordiale, peut naître ; ils sont successifs et complémentaires.

L’intelligence supérieure est une intelligence qui discerne le mode d’être de la réalité. C’est la compréhension essentielle de toutes choses, de tous les objets de connaissance, de tous les connus, aussi bien le sujet que ses objets.

La double réalité

Le mahayana envisage toujours deux niveaux ou deux ordres de réalité complémentaires : la réalité relative, relationnelle ou réalité d’apparence et la réalité ultime ou réalité profonde.

Tous les phénomènes ont ainsi une double nature au niveau de ces deux réalités. D’abord ils nous apparaissent, ils ont une existence comme apparence et ils sont ainsi réels au niveau de la réalité d’apparence. Mais cette réalité n’est que relative, relationnelle et fondamentalement illusoire car, au niveau le plus profond, par-delà leur apparence, les phénomènes n’existent pas comme entités indépendantes : ils sont vides d’existence propre, ce qui est appelé “non-ego”, synonyme de vacuité.

La vacuité

La vacuité est l’absence d’ego ou d’entité en le sujet et en l’objet. C’est l’absence fondamentale d’ego dans l’individu comme dans les phénomènes.

Cette absence d’ego, d’entité indépendante ou autosuffisante, a pour corollaire l’interdépendance.

À un niveau physique, c’est l’interdépendance relative et relationnelle de toutes choses ; et à un niveau métaphysique ou cognitif, c’est l’interdépendance ou la dépendance réciproque des deux pôles sujet-objet dans toute expérience duelle. D’une façon générale, de même qu’il n’est pas de phénomènes qui ne soient interdépendants, il n’est pas de phénomènes qui ne soient vides.

Shunyata – traduit habituellement par vacuité – peut être, suivant les contextes, envisagée du point de vue de la logique, de la métaphysique, de l’épistémologie ou de l’expérience spirituelle. L’expérience du non-ego, de la vacuité du sujet et des objets, est finalement l’intelligence immédiate, première et non duelle.

Les méprises quant à la compréhension du non-soi

Le concept de vacuité ou de non-soi est très souvent mal compris et confondu avec une vision nihiliste. Le Bouddha n’a jamais nié le moi conventionnel, la réalité qu’est l’impression que nous avons d’exister comme sujet autonome. Une complète incompréhension de l’enseignement du non-soi consiste à imaginer qu’il est nécessaire d’éliminer l’ego, de le supprimer en partant en guerre contre lui. L’enseignement du non-soi n’est pas une négation de soi, une attitude de dénigrement de son ego dans des formes d’auto-agressivité ou de refoulement.

La voie du non-soi commence d’ailleurs par la réconciliation avec soi-même, par l’amitié avec soi ; puis, dans cet état intérieur de paix et d’amitié, il s’agit de voir la transparence, l’insubstancialité de ce soi que je suis, et de ces choses que je vis comme autres. En fait, il s’agit de comprendre, dans l’expérience directe et immédiate, que l’impression que nous avons d’être un moi indépendant et séparé de ce qui est autre est une illusion, et dans cette compréhension, de s’en libérer au-delà de toute dualité.

Dans la progression de la voie, il s’agit d’abord de constituer un moi équilibré et harmonieux, capable d’agir de façon saine, juste. Ce moi intelligent est un moi non violent qui agit sans l’agressivité, l’aveuglement et la possessivité des passions égoïstes et égocentrées. Ainsi, il s’agit de construire un bon moi, un ego normal, au sens que nous venons de définir ; puis de voir profondément le caractère relatif et fictif de ce moi-ego.

Il y a dans cette progression les deux pôles de l’enseignement : d’abord l’action juste d’un moi-ego harmonieux, non violent, qui agit avec compassion, et puis la compréhension profonde qui est l’intelligence de ce moi-ego comme n’ayant qu’une réalité d’apparence, une réalité fondamentalement illusoire.

Extrait de Vajrayana (Prajña, rééd. 2003) complété d’un article sur le non-soi.

Exergues

“Amour et intelligence sont les deux pôles indissociables et complémentaires du mahayana.”

“Le Bouddha n’a jamais nié le moi conventionnel, la réalité qu’est l’impression que nous avons d’exister comme sujet autonome.”

Définitions :

Prajña. (Shérab en tibétain) Signifie littéralement la connaissance ou l’intelligence supérieure. Dans sa perfection Prajña est Prajñaparamita, la forme la plus élevée d’intelligence.

Jñana. (Yéshé en tibétain). Signifie littéralement “intelligence première”, immédiate. C’est l’intelligence première avant la naissance, la conception du soi, la connaissance en termes de moi et d’autres.

Bodhicitta. Bodhicitta est le coeur-esprit éveillé. Ultimement, bodhicitta est simultanément intelligence de la vacuité et bienveillance, compassion sans limites.

 

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