Différentes explications possibles de la doctrine du non-soi

Tenzin Gyatso XIVe Dalaï Lama

Lors d’enseignements donnés à Londres en 1988, le Dalaï Lama présenta une vision synthétique des enseignements du Bouddha à partir des trois tours de la roue du Dharma. Dans cet extrait, il montre comment trouver une cohérence face aux différentes approches de la vacuité.

Il existe deux démarches principales : le Hînayâna et le Mahâyâna. Les écoles du premier, le Véhicule individuel ou encore Petit Véhicule (Vaibhâsika et Sautrântika), adhèrent à la vision du non-soi de l’individu telle qu’elle est enseignée dans le Premier Tour de la Roue du Dharma, tandis que les adeptes du deuxième courant adoptent le point de vue plus large de la vacuité contenu dans les sûtras de la sagesse du Deuxième Tour de la Roue du Dharma.

Afin d’apprécier la différence de subtilité entre ces deux approches sur le non-soi, tournons-nous vers notre propre expérience et sur la façon dont nous entretenons des relations avec les autres et avec le monde. (…)

Par le biais de la méditation, dès que l’on perçoit l’absence d’un soi qui se suffit à lui-même, de la personne comme substance, on commence graduellement à relâcher la fixation qui nous attache à nos amis et à nos possessions. Grâce à cette technique, il est possible de venir à bout des attachements qui nous affectent, en relâchant notre prise sur notre propre identité figée en tant que sujet.

Cette technique aura pour effet final une libération définitive. Tant que cette approche laisse intacte l’appréhension que nous avons des objets extérieurs – qui conservent leur identité intrinsèque, objective, certains niveaux subtils d’attachement dont elle est le fondement restent intouchés.

Prenons un exemple. Lorsqu’on voit une belle fleur, nous sommes naturellement enclins à projeter sur elle des qualités telles que la beauté et la bonté, qui existent bien par elles-mêmes et possèdent un statut objectif. C’est la raison pour laquelle, dans le Deuxième Tour de la Roue du Dharma, le Bouddha élargit le principe du non-soi à l’éventail de la réalité, à toutes les choses et à tous les évènements. Ce n’est qu’en accomplissant le principe de la vacuité dans ce qu’il a d’universel que nous surmonterons les différents niveaux des états illusoires de l’esprit. (…)

Bien que toutes les écoles de pensée bouddhistes acceptent le principe du non-soi, elles présentent des différences notables dans leur façon de comprendre cette doctrine. Et il est clair que la présentation qu’en font les écoles supérieures est plus pénétrante que celle des écoles inférieures. La réalisation de la vacuité, telle qu’exprimée, ne correspond pas à la pleine réalisation de ce principe. Même si l’on peut penser à une personne comme à une entité sans existence substantielle et auto-suffisante, il reste encore de la place pour s’attacher à son propre soi, celui qui possède une identité intrinsèque ou existence inhérente. D’autre part, si on réalise l’absence d’identité intrinsèque de la personne – au sens où celle-ci manque foncièrement de nature indépendante ou d’existence propre sous quelque forme que ce soit -, cela exclut d’appréhender la personne comme une entité qui se suffit à elle-même.

Sachant que la négation de l’identité du soi est beaucoup plus radicale chez les écoles supérieures, constater le non-soi en accord avec cette vision acquiert naturellement plus de pouvoir pour contrer tant les illusions que les idées fausses qui appréhendent les phénomènes comme une existence inhérente et les considèrent comme véritables et authentiques.

Cependant, il faut insister sur le fait que la doctrine de la vacuité ne dénie en aucun cas l’existence conventionnelle des phénomènes : la réalité de notre monde conventionnel, entendue dans le cadre à l’intérieur duquel toutes les fonctions de la réalité opèrent valablement – comme la causalité, la relation, la négation, etc. -, reste intacte et indemne. Ce qui est détruit, c’est la fiction matérialisée, née de notre tendance à s’attacher aux phénomènes comme s’ils avaient une existence propre.

Ces visions divergentes des différentes écoles sur la nature du non-soi doivent pourtant toutes être perçues et réintégrées au sein d’un ensemble cohérent : une vision conduit progressivement vers une autre vision, comme une marche conduit naturellement à la suivante lorsqu’on monte un escalier. Cette compréhension – au sens de « prendre ensemble » – est accessible si l’on étudie les différentes visions du non-soi dans la perspective beaucoup plus large de la conception bouddhiste fondamentale de la « production conditionnée ». Celle-ci fait ici référence au principe d’interdépendance qui gouverne la relation entre les causes et leurs résultats, spécialement celles qui affectent notre expérience de la souffrance et du bonheur. Dans la littérature classique, ce principe est expliqué par l’analogie des douze anneaux de la chaîne de l’interdépendance. Tous ensemble, ils forment les facteurs qui accomplissent un cas de naissance dans l’existence karmique ou, en d’autres termes, dans le samsâra. Le principe de l’interdépendance est fondamental dans la vision bouddhiste, et toute interprétation de la doctrine du non-soi qui ne percevrait pas la vacuité en ces termes ne peut aboutir. En fait, plus votre déni de l’existence véritable devient subtil, plus votre conviction de l’efficacité du monde relatif se renforce. En substance, l’authentique accomplissement de la vacuité raffermit votre conviction de la nature interdépendante des choses et des événements, et cette compréhension de l’interdépendance affermit votre observation de la vacuité de tous les phénomènes.

Néanmoins, puisque les gens montrent des dispositions mentales variées avec des centres d’intérêt comme des degrés d’intelligence qui diffèrent, la vision de la vacuité telle que nous venons de la décrire, ne peut correspondre aux aptitudes de tous les élèves. Il est possible que pour quelques-uns d’entre eux l’absence d’existence propre soit synonyme, au pied de la lettre, de non-existence. Si cela devait se produire, il faut craindre de tomber dans le grave danger de l’extrême, en l’occurrence le nihilisme. Pour l’éviter, le Bouddha enseigna des visions moins subtiles du non-soi qui peuvent habilement mener le pratiquant à apprécier éventuellement la doctrine de la vacuité à son niveau plus subtil. Si l’on se place du point de vue des écoles supérieures et qu’on soumet leur façon de voir aux écoles inférieures, on constatera qu’il n’y a pas de contradictions ni d’illogismes dans les doctrines des écoles supérieures. En revanche, si l’on étudie les principes édictés par les écoles inférieures en s’appuyant sur la démarche philosophique des écoles supérieures, on observe certaines incohérences et des prémices indéfendables chez les premières.

Extrait de Le monde du bouddhisme tibétain, Pocket, La Table Ronde, 1996.

Exergues :

« Dans le Deuxième Tour de la Roue du Dharma, le Bouddha élargit le principe du non-soi à l’éventail de la réalité, à toutes les choses et à tous les évènements. »

« Il faut insister sur le fait que la doctrine de la vacuité ne dénie en aucun cas l’existence conventionnelle des phénomènes »

« En fait, plus votre déni de l’existence véritable devient subtil, plus votre conviction de l’efficacité du monde relatif se renforce. »

 

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