La nature de bouddha

Lama Denys Rinpoché

Après avoir enseigné le non-soi et la vacuité, le Bouddha présenta, dans le troisième cycle de son enseignement, la nature de Bouddha. Le fond du fond, omniprésent et éternel, non-né et non-composé, qui n’existe ni n’existe pas, et qui ne demeure non plus dans la combinaison ou l’absence de ces deux possibilités. Les enseignements sur la vacuité et la nature de Bouddha constituent ensemble le fondement de l’approche des tantra et de mahamudra-dzogchèn.

Les trois cycles de l’enseignement

Il y a trois cycles dans l’enseignement du Bouddha ; ils constituent des strates de l’enseignement en même temps qu’une évolution historique, chronologique. La première strate a été celle de l’Abidharma, une phénoménologie de la cognition, de ce que nous sommes en tant qu’opération de cognition, avec toutes sortes de classifications en divers éléments. Cette analyse et modélisation de la connaissance montre déjà le caractère interdépendant de tout ce que nous sommes, expérimentons et vivons. Ensuite, la deuxième strate de l’enseignement est plus spécifiquement celle de la vacuité et des sutras de la Prajnaparamita, cycle qui a, en quelque sorte, évacué toutes les catégories de l’Abidharma, la vacuité étant vide de toutes catégories, représentations, conceptions. C’est l’enseignement du non-appui, du non-mental, de l’immédiateté. La troisième strate est plus en rapport avec les sutras du tathagatagarba ; elle met l’accent sur la qualité de cette expérience de vacuité, de cette expérience d’immédiateté qui est une expérience de plénitude, l’expérience de la nature de Bouddha, l’expérience de l’éveil. L’évacuation des illusions, des distorsions mentales, de l’écran des conceptions, mène à une expérience directe, immédiate, qui est pleine, complète, parfaite, et c’est cette expérience qui est nature de Bouddha. Il y a une relation entre le vide et la plénitude : l’évacuation des illusions est un plein de réalité, l’évacuation de la dualité et des conceptions dans lesquelles se structure l’expérience dualiste sujet-objet, amène une présence de plénitude, une présence de non-dualité, une présence de nature de Bouddha.

Certaines approches mettent résolument l’accent sur la vacuité et l’évacuation, alors que d’autres mettent plus l’accent sur la présence de l’éveil avec sa richesse et ses qualités. Mais ces deux tendances, celle de la prajnaparamita : la vacuité, et celle de la nature de bouddha : la plénitude se retrouvent dans toutes les approches de l’enseignement. La voie est la purification ou l’évacuation des souillures adventices, leur vacuité révélant la pureté primordiale qui est la nature de Bouddha.

La nature de Bouddha, claire lumière

Il existe dans les sutras de la nature de Bouddha un exemple célèbre repris dans le Ratnagotravibangha, un traité d’Asanga ; c’est l’exemple de la découverte du ciel voilé par les nuages. Dans cet exemple, la nature de Bouddha est le ciel lumineux, l’espace clair et transparent, ouverture et clarté étant aussi les caractéristiques de ce qui est nommé “la claire lumière”. Mais cette nature éveillée est voilée, masquée par un écran de nuages. Nous sommes habituellement dans cette situation, au-dessous d’un écran de nuages, dans une bulle de nuages, dans un monde limité, clos, fermé, une sorte de cocon ; la lumière qui filtre de l’épaisse strate nuageuse est faible, le monde en est assombri, obscurci et fermé.

Cette nature de Bouddha se nomme en sanscrit “tathagatagarbha”. Le tathagata est “celui qui est allé ou parti en ainsité” ; c’est un épithète du Bouddha. “Garba”  en tibétain : nyingpo  est un mot qui a de nombreux sens : “ nature”, “essence” et aussi “cœur”. On a parfois même traduit tathagatagarbha par “embryon de Bouddha”. Dans cette perspective, l’embryon de Bouddha vit en nous, et la pratique permet à celui-ci de croître et de grandir jusqu’à porter fruit, c’est-à-dire jusqu’à la réalisation. Mais cet exemple a l’inconvénient de suggérer qu’il y aurait quelque chose qui naîtrait et se développerait, alors que la nature de Bouddha est omniprésente : elle est déjà en soi, en nous, de façon plénière et totale, bien que masquée et voilée.

Shentong, le vide d’autre

D’un point de vue plus technique, la nature de bouddha peut se définir comme la perfection vide d’altérité  “shentong” en tibétain ; elle est alors synonyme d’absolu. L’absolu est ce qui ne dépend pas de quelque chose qui lui est autre ; fondamentalement, est absolu ce qui est sans autre. La nature de Bouddha est cette perfection absolue à laquelle rien n’est autre ; c’est aussi le sens de la non-dualité, l’absence de deux. Perfection absolue, elle est au-delà des représentations, des noms, des formes et des concepts. Elle est même l’expérience de non-conception, synonyme d’immédiateté ; l’immédiateté s’entendant aussi bien dans le sens de ce qui est instantanéité atemporelle que dans le sens de non médiatisé par les conceptions et représentations. Dans le contexte non théiste du Dharma, l’absolu, la nature de Bouddha n’est pas un être, pas même l’être absolu ; l’absolu n’est pas un concept, c’est même l’absence de conception de l’esprit et même de conception d’esprit. Cet absolu est une expérience, présence absolue, présence d’absence, présence sans soi, sans observateur, présence non dualiste. Techniquement parlant, cet absolu est présenté dans la philosophie comme étant au-delà du soi et du non-soi, comme d’ailleurs au-delà de l’être, du non-être, de leur conjonction et de la négation de leur conjonction. On retrouve là le non-appui : l’expérience de présence absolue dans le non-appui du mental, dans la non-conception.

Et cette expérience de nature de Bouddha contient en elle-même l’infinitude de toutes les qualités éveillées que les grands sutras développent de façon très généreuse : toutes les marques d’un bouddha, les dix forces, les intrépidités, etc. Toutes ces qualités de l’éveil sont des aspects de cette nature de Bouddha, de cette expérience de présence absolue.

Le trikaya : les trois corps du Bouddha

Particulièrement, cette expérience d’éveil, cet état de présence absolue, cette perfection absolue est présentée aussi comme les trois corps-esprit du Bouddha  trikaya  ; ce point est très important dans les enseignements du Mahayana. On entend par trikaya les trois dimensions de l’expérience éveillée, les trois dimensions de la nature de Bouddha. Elles se nomment : dharmakaya, samboghakaya et nirmanakaya.

“Dharmakaya” est l’expérience d’éveil dans son aspect d’ouverture totale, sans centre ni périphérie, sans observateur ni observé. C’est l’ouverture du non-appui, l’ouverture de la vacuité.

Dans cette ouverture subsiste la clarté de l’expérience, sa luminosité comme sa lucidité, l’expérience telle qu’elle se vit en elle-même, l’intelligence de l’expérience qui se vit en soi, se comprend en soi, de façon non dualiste. Cette intelligence en soi, cette clarté en soi est “samboghakaya”.

Cette clarté-luminosité lucide dans l’ouverture  les deux premières dimensions  est une expérience dans laquelle, il n’y a aucun blocage, aucune barrière dualiste de l’ici et de là, du moi et de l’autre, avec les résistances, les défenses et les blocages ; c’est une expérience de réceptivité et de disponibilité parfaite, et c’est cette qualité d’absence de blocage, de sensibilité parfaite, qui est nommée aussi compassion. Ainsi, l’expérience d’éveil, nature de Bouddha, a ces trois dimensions : l’ouverture, la clarté et la compassion au sens où nous venons d’en parler.

Dans la perspective du Vajrayana, c’est-à-dire dans une vision qui est sous-jacente aux tantras, la nature de Bouddha est celle de l’absolu, de la perfection vide d’altérité envisagée comme la déité. La nature de la déité est la nature de Bouddha, et les trois corps du Bouddha sont absolus, non dualistes et ‘trine’ dans leurs aspects. Cette nature de l’éveil, nature de Bouddha, est aussi nommée “claire lumière” et elle est envisagée dans une représentation symbolique : celle d’une déité. Et dans la mesure où cette nature de Bouddha a une infinité d’aspects, c’est-à-dire de qualités éveillées, il peut y avoir une infinité de perspectives qui correspondent à la multitude des aspects de la déité ou des déités qui toutes sont un aspect de la déité absolue qui, en sa nature, échappe à toute représentation. Le propre du Vajrayana est d’utiliser comme méthode une représentation du fruit qui devient outil de la transformation à travers un sadhana, une pratique. C’est ce qui est nommé la voie méthodique.

Aujourd’hui mon propos est simplement de suggérer que la nature de Bouddha, en tant que claire lumière, est la nature de la déité, et que dans le Vajrayana, toutes les pratiques des déités  yidam, en tibétain  sont des portes ou des voies de réalisation de cette nature de Bouddha-vacuité.

Et lorsque la pratique arrive à son terme, la nature de la déité et notre propre nature coïncident dans l’expérience d’immédiateté. C’est le sens ultime de rencontrer ou réaliser la déité.

Ce texte est la transcription relue d’un enseignement donné dans le cadre de l’Université Bouddhique d’Europe en 1997.

Exergues

« La voie est la purification, l’évacuation des souillures adventices, leur vacuité révélant la pureté primordiale qu’est la nature de Bouddha ».

« La nature de Bouddha est cette perfection absolue à laquelle rien n’est autre. »

« La nature de bouddha, en tant que claire lumière, est la nature de la déité, »

Définitions

Nisprapancha

La non-conception, au-delà des modalités conceptuelles habituelles que sont l’être, le non-être, leur simultanéité ou l’absence des deux.

Abidharma

Les enseignements du Bouddha furent rassemblés en “trois corbeilles” : le vinaya, les règles de conduites, les sutra, l’exposé de ses paroles et l’Abidharma, une présentation synthétique de toutes les catégories qu’il développa dans ses enseignements.

Ratnagotravibangha

Le Gyu Lama en tibétain qui peut se traduire par “La Suprême Continuité”. C’est un traité écrit par Asanga dans l’inspiration de Maitreya et un des textes fondamentaux de l’approche du Madhyamaka Shentong.

 

<<Retour à la revue