Les ultimes aspects de la doctrine de la vacuité

Jean Marc Vivenza

La philosophie du Madhyamaka trouva de nouveaux développements au Tibet après l’introduction du Dharma dans ce pays au VIIIe siècle. Le point de vue shentong qui s’appuie sur le troisième cycle d’enseignements du Bouddha, met en avant « la vacuité de la vacuité » ou plénitude de l’éveil à travers ses qualités. Dans ce contexte clarté et vacuité sont parfaitement indissociables.

Avec Shântideva, d’une certaine manière, s’achève le développement du bouddhisme indien Mahâyâna. L’histoire de la Doctrine va se poursuivre dans d’autres terres, dans d’autres contrées donc, non seulement sur le strict plan géographique, le Tibet représente pour la transmission de la Loi tout à la fois comme une frontière et un creuset exceptionnel. A la fin du VIIIe siècle, des érudits vont exercer un rôle déterminant dans l’expansion et la diffusion de l’Enseignement du Bouddha ; il s’agit tout d’abord de Sântaraksita et de son disciple Kamalasîla, puis du maître Padmasambhava, introducteur de la tradition Dzog-chen (Grand Aboutissement), une méthode de l’Eveil immédiat présentant de nombreuses analogies avec le Ch’an chinois, qui marquera durablement les deux plus anciennes écoles tibétaines : Nyingmapa et Kagyüpa.

Sântaraksita et Kamalasîla étaient très nettement de tendance Mâdhyamika-Yogâcâra, forme dominante à l’époque en Inde. Sântaraksita écrivit non seulement un ouvrage le situant dans la pure tradition nâgârjunienne, le Mâdhyamakâlankâra, mais il est également et principalement connu pour être l’auteur du Tattvasamgraha, importante recension encyclopédique critique de la philosophie indienne traditionnelle. On considère que Sântaraksita posa définitivement les bases véritables du bouddhisme au Tibet. Ce qui explique, puisque la philosophie de Sântaraksita est comme une sorte de socle, de soubassement de la doctrine tibétaine, que le bouddhisme ait pris dans ce pays une tendance, une coloration très nettement Mâdhyamika-Yogâcâra. Par ailleurs, il y eut un épisode tout à fait curieux au sein du bouddhisme tibétain, après la disparition de Sântaraksita, dont on nous dit qu’il retourna mourir en Inde, son œuvre de transmission accomplie. Nous assistons en effet à cette période à l’émergence d’une sorte de débat théorique, d’une discussion passionnée entre adeptes du Ch’an (Dhyâna), qui prônaient une voie directe non progressive et non discursive vers l’Eveil, et les disciples de Sântaraksita ayant à leur tête Kamalasîla lui-même, adeptes d’une méthode plus pédagogique et réfléchie, pour tout dire plus progressive. Les uns et les autres étaient pleinement d’accord sur le fond de la doctrine au niveau absolu, mais ils se divisaient radicalement sur la façon d’y parvenir. La question des moyens, du comment revenait comme un éternel problème qui, finalement, aujourd’hui comme hier, distingue deux sensibilités, deux caractères et donc deux psychologies méthodologiques en permanence opposées. Comme il en était alors l’usage, l’arbitrage de ce type de débat doctrinal revenait traditionnellement au roi ; celui-ci finalement donna raison à Kamalasîla et à ses disciples, faisant de la position gradualiste la position officielle du bouddhisme au Tibet.

Il fallut attendre le XIe siècle, qui est considéré comme une période de renouveau, comme une seconde phase d’expansion du bouddhisme, pour que l’école Mâdhyamika bénéficie d’un nouvel élan. Ce fut toutefois, dans un premier temps semble-t-il, l’école de Chandrakirti qui profita de cette nouvelle situation et qui put exprimer sa position avec le plus d’aisance. Parallèlement, surgit une interprétation originale du Mâdhyamaka, qui prit le nom tibétain de Shentong (vacuité de l’autre) en opposition au Rangtong (vacuité de soi), et qui sera promise à une immense influence sur l’ensemble du bouddhisme au Tibet. Le Rangtong fondait son argumentation sur la notion de vérité ultime, concluant à l’absence de nature propre de tous les phénomènes ; l’école Shentong reconnaissait parfaitement cette analyse qu’elle faisait sienne, mais invoquait un troisième cycle d’enseignement de l’Éveillé, dans lequel celui-ci affirmait que tous les êtres possédaient la nature de Bouddha. Deux versets du rGyud bLama (Ratna-Gotra-Vibhâga) exposent très clairement la position du Shentong : « L’essence (de la Bouddhéité) est vide des impuretés passagères dont les caractéristiques sont complètement séparées d’elle ; cette essence cependant) n’est pas vide de qualités insurpassables dont les caractéristiques ne sont en rien séparées (d’elle) » (RGV I, 154-155). Dans le même texte il est précisé, que :

« si la Nature immuable est vide des impuretés passagères qui lui sont tout à fait étrangères, elle n’est pas vide des qualités qui ne sont pas différentes d’elle ».

Cet enseignement reçoit son nom de Shen-tong (gzhan-stong, tib.), de par le fait qu’il diffère du Rang-tong (rang-stong, tib.), en ce qu’il considère la vacuité comme non vide de qualités ; « c’est en quelque sorte une « évacuation de la vacuité », ou encore, une « vacuité de la vacuité », mais il faut dire expressément que cette cataphase, ou affirmation, ne vient qu’après l’apophase ou négation. (…) « La voie de la vacuité qualifiée, dit F. Chenique, rejoint l’hyperthéologie lumineuse de la tradition dionysienne ». Ainsi s’explique que le Shentong soutienne que sur le plan de l’absolu, la vacuité est donc inséparablement liée à la clarté, à la claire lumière de l’Éveil. Pour cette école, « la vérité absolue n’est pas uniquement considérée comme la vacuité dénuée de toute conceptualisation, mais comme l’union indifférenciée de la vacuité et de la clarté. Cette clarté de l’esprit est synonyme de sa lucidité et la vérité absolue est définie comme : l’inséparabilité de la clarté et de la vacuité ». Il importe, pour les maîtres de cette école, que l’esprit retrouve sa véritable nature, qui est tout à la fois vacuité et lumière, « nature de Bouddha (qui) est désignée par trois aspects identiques en essence, correspondant aux différentes phases de sa purification.

-La nature de Bouddha en tant que fondement : pure depuis l’origine, elle est l’union de la clarté et de la vacuité, identiques chez les Bouddha(s) et chez tous les êtres.

– La nature de Bouddha en tant que chemin : par la pratique des moyens habiles, elle est progressivement libérée des impuretés contingentes qui la recouvrent.

-La nature de Bouddha en tant que fruit : lorsque toutes les souillures sont dispersées, la nature de l’esprit apparaît dans toute sa pureté. C’est la réalisation directe du dharmakaya spontanément doué de toutes les qualités des Bouddha(s) ».

On voit sans peine immédiatement le danger d’une telle analyse qui, très facilement, peut revenir au substantialisme et retomber dans tous les pièges qui accompagnent ce type de position ; position comme on le sait inlassablement combattue par Nâgârjuna et les maîtres mâdhyamika. C’est pourquoi on précise souvent que ce savoir ne peut faire l’objet d’une connaissance livresque, et qu’il doit impérativement être transmis de maître à disciple, les risques d’incompréhension de cette notion de claire lumière étant, comme on l’imagine aisément, très nombreux. Quoi qu’il en soit, cette théorie, bénéficiant d’un important développement entre le XIVe et le XVIe siècle, participera directement à la constitution théorique définitive des quatre grandes écoles tibétaines, Nyingmapa, Kagyüpa, Sakyapa et Gelugpa, qui représentent encore aujourd’hui une sorte de conservatoire vivant de la pensée nâgârjunienne.

Toutefois, on prendra soin de préciser que les plus anciennes des écoles tibétaines, les Nyingmapa (signifiant d’ailleurs « anciens »), avec sa branche dzogchen, et les Kagyüpa (issus de Marpa, XIe siècle, « tenants des enseignements oraux ») semblent avoir été nettement influencées, comme le montre le manuscrit de Touen-houang (Pelliot 117), par le Ch’an.

Extrait de  Nagarjuna et la doctrine de la vacuité  Albin Michel 2001

Exergues

« On considère que Sântaraksita posa définitivement les bases véritables du bouddhisme au Tibet. »

« La vacuité est donc inséparablement liée à la clarté, à la claire lumière de l’Eveil.é »

« lorsque toutes les souillures sont dispersées, la nature de l’esprit apparaît dans toute sa pureté. »

Définitions

Ch’an : école bouddhique chinoise du Mahayana fondée par Bodhidharma, qui se diffusa au Japon où elle prit le nom de zen.

 

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