Les perspectives philosophiques

Lama Denys Rinpoché

Ce texte est une présentation synthétique des différentes perspectives philosophiques de la tradition du Bouddha. Le propos de celles-ci n’est pas de définir la réalité pour la figer dans un système, mais d’offrir aux pratiquants un cadre pour affiner leur intelligence et s’ouvrir à une expérience qui ne peut être réduite à une quelconque formulations.

Bien que différentes, les vues philosophiques ne sont pas contradictoires : elles sont des perspectives de plus en plus élaborées d’une même réalité ultime.

Leur propos est finalement une libération des croyances en une expérience directe, immédiate. Celle-ci est la seule véritable compréhension de la vacuité ; et s’arrêter à une compréhension conceptuelle, aussi profonde et élaborée que soit sa perspective, est seulement confondre le doigt et la lune.

La progression des écoles philosophiques peut être mise en rapport avec les trois yanas.

Les deux perspectives philosophiques du hinayana sont celles des vaibhashika et des sautrantika. Ce qui les caractérise, c’est que les premiers considèrent que les phénomènes sont constitués d’atomes élémentaires dont la cohésion en tant qu’objets est due aux conditionnements des êtres et à leur karma. Les seconds développent en plus l’idée que la vérité ultime est le mode d’existence d’un phénomène avant sa conception mentale.

Ces perspectives permettent de voir, par delà la solidité apparente de notre existence personnelle, l’inexistence du moi comme entité réelle et de dissoudre l’objet où il se fixe et l’expérience objective à laquelle il s’attache. Elles permettent de réaliser ainsi l’absence d’ego dans la personne et, partiellement, l’absence d’ego-entité dans les phénomènes.

Ces points de vue sont amplifiés et dépassés par ceux du mahayana qui se réfèrent à deux perspectives philosophiques :

– Le cittamatra qui considère que tout est esprit, tous les phénomènes, sujets ou objets, naissant dans la saisie duelle qui les pose l’un par rapport à l’autre. Au-delà de cette saisie duelle est la réalité ultime : une expérience non duelle de l’esprit se connaissant lui-même en sa lucidité auto-connaissante.

– Le madhyamaka qui est divisé en deux écoles principales : celle des svatantrika madhyamika qui nient l’existence de l’esprit que les cittamatrin affirmaient comme vérité ultime, et celle des prasangika madhyamika qui vont encore plus loin, dépassant toute affirmation ou négation. Ces derniers utilisent une méthode dialectique poussant toutes les conceptualisations dans leurs ultimes conséquences, et les réduisent à l’absurde en mettant en évidence leur contradiction interneCette approche conduit à une « négation directe » ou « négation non affirmative » de toute vue conceptuelle. Cette négation ne pose pas l’absence de ce qu’elle nie -comme une négation habituelle- et, dans une forme de suspension de jugement et de conception, permet finalement un passage hors de toutes les catégories conceptuelles au-delà du discours, dans le silence aconceptuel qui est la véritable expérience de shunyata. Il va alors sans dire que rien n’est plus faux que d’avoir une conception de shunyata, la vacuité : ce qui reviendrait à concevoir le non conçu !

Ces deux points de vue des cittamatrin et des madhyamika sont complémentaires : le premier a un caractère pratique utilisé dans l’enseignement de la méditation, alors que le second est plus dialectique et épistémologique, ce qui permet d’éviter l’écueil qui consisterait à réifier la vacuité ou la non-dualité. Ils permettent la réalisation complète de l’absence d’ego de la personne et des phénomènes.

Le tantrayana s’appuie sur les points de vue cittamatra et madhyamaka. Certaines de ses écoles les intègrent dans la perspective dite du madhyamaka shentong qui, tout en s’appuyant sur la démarche des madhyamika classiques -alors appelé madhyamaka rangtong, (littéralement « vide de nature propre », ou « vide de soi »)- met en valeur les qualités inhérentes à la vacuité.

Le terme shentong qui caractérise cette approche madhyamaka, signifie littéralement « vide d’autre » et s’interprète comme la perfection absolue vide de quelque chose qui lui soit autre, ce vide d’altérité étant l’absence des souillures adventices que sont les illusions de la saisie dualiste. Shunyata est alors une plénitude de vacuité ou « vacuité-plénitude : le vide de toute illusion étant concomitant avec la plénitude de la réalité ultime ou perfection absolue. Celle-ci, bien que sa nature soit absente de tout concept, est appelée dans le vajrayana luminosité-vide ou claire lumière.

Toutes les écoles madhyamaka ne développent pas le point de vue du madhyamaka shentong, mais elles ont néanmoins des perspectives très similaires même si certaines formulations diffèrent.

Ces différentes écoles sont présentées dans le tableau “synoptique des écoles”.

Tableau

Les perspectives du hinayana ont certains traits substantialistes ou même matérialistes tandis que celles du cittamatra ont une tendance spiritualiste. Le madhyamaka, lui, se tient à l’écart de ces extrêmes matérialiste et spiritualiste comme de tout extrême et de toute détermination dans une approche fortement épistémologique.

Globalement, l’approche du Dharma est essentiellement cognitive ; c’est une connaissance expérimentale de la connaissance qui, naviguant en évitant les écueils des vérités conceptuelles, débouche sur une ultime expérience sans conception ni concepteur.

Extrait de l’ouvrage Vajrayana publié aux éditions Prajña.

Définition

Les trois yanas

Hinayana, mahayana, vajrayana. Ce sont trois perspectives différentes, progressives et complémentaires de la tradition du Bouddha.

 

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