Le culte du néant

Roger Paul Droit

Dans son ouvrage, Le culte du néant, Roger Paul Droit présente et analyse les idées fausses qui se sont développées sur le bouddhisme à partir du XVIIIe siècle, et les relations ambiguës qu’ont entretenues certains philosophes avec celui-ci, dans un contexte de remise en cause de la tradition judéo-chrétienne. Assimiler vacuité ou nirvana au néant a largement contribué à dénigrer cette « religion sans Dieu » dans l’Europe monothéiste.

« Il n’y a pas de néant. Zéro n’existe pas. Tout est quelque chose. Rien n’est rien. »

(Victor Hugo, Les Misérables)

A-t-il été question du Bouddha ? Évidemment non. L’Europe seule, sous des noms et des masques divers, fut au centre des textes examinés au cours de cette enquête. Dans les multiples pages du XIXe siècle où furent en question le bouddhisme, l’Asie et le culte du néant, il ne s’agit bien sûr que de l’identité européenne. L’Europe n’était déjà plus éternelle et triomphante, supposée toujours identique à elle-même, inchangée depuis les Grecs, sûre de son équilibre et fière de sa mesure. Au contraire, ce fut une Europe inquiète, incertaine de son identité, qui inventa, avec le culte du néant, un miroir où elle n’osait encore se reconnaître. Cette Europe d’après la Révolution française est demeurée tendue, pendant presque un siècle, entre monarchies et républiques, entre capitalisme et droits sociaux, entre colonialisme et universalité, entre christianisme et libre-pensée. Ces tensions ont traversé les discours relatifs au bouddhisme comme culte du néant. Mettons en lumière, une dernière fois, l’essentiel des résultats.

Sur quel dispositif repose, en fin de compte, la constitution de ce bouddhisme imaginé comme culte du néant ? Tout au long de l’épisode où le bouddhisme fut réputé nihiliste, on a confondu silence et négation, ou, si l’on préfère, suspension et refus, ou encore abstention et destruction. Ainsi le bouddhisme, religion « sans » Dieu, est-il devenu « athée », niant Dieu. L’absence de Dieu, son inexistence « de fait », si l’on peut dire, s’est trouvée transformée soit en un manque dont les bouddhistes étaient censés souffrir même sans le savoir, soit en une hostilité, une activité destructrice, une adoration du néant « à la place » de Dieu. Le culte du néant, à l’évidence, n’est pas la liberté de pensée, mais bien un culte négatif. Adorer le néant, ce n’est pas ne rien adorer. C’est, au mieux, fétichiser l’inexistence, transformer l’inanité en objet de fantasme, vouloir disparaître. Au pis, c’est vouloir le mal, activer la destruction, désirer que disparaissent l’autre, le monde et soi-même.

Il en va de même avec le nirvâna. De ce salut sans qualités, on a voulu faire un anéantissement. On ne peut rien en dire ? Ce n’est donc rien du tout ! Il n’est pas figurable, pas descriptible ? C’est donc la destruction ! Il est sans cause ? Voilà la mort sans fin ! Tout se passe comme si l’on confondait, chaque fois, « voie négative » et négation, impossible à dire et absolu néant. La démarche est identique à propos de l’âme. Le Bouddha se tait-il à ce sujet, refuse-t-il de dire si l’âme existe ou non, si elle est immortelle ou pas ? On en conclut qu’il nie son existence. Sur le plan politique, même confusion et même glissement, autrement situés : indifférente à la hiérarchie des castes, mais la refusant seulement au regard du salut, la voie de délivrance bouddhiste est réputée révolutionnaire, subversive, égalitariste.

Dans ce processus de transformation négative entre paradoxalement le néant lui-même. Par définition, il est totalement privé d’existence comme de qualités. Au lieu de n’être rien, et considéré dès lors pour ce qu’il « est » – un zéro neutre, dépourvu de tout attribut -, il devient « lugubre », sombre et glacé. Ce dont les bouddhistes célèbrent le culte n’est pas véritablement un néant, c’est un gouffre de ténèbres, un lieu de terreur, un pôle de maléfices, un enfer froid, une chose innommable et terrible. Ce gouffre enténébré fascine. Sa béance attire. L’abîme appelle autant qu’il repousse. Étudié d’abord comme religion et comme sagesse, le bouddhisme s’égare un temps du côté des spectres et des initiations secrètes.

Extrait de Le culte du néant, Seuil, 1997

 

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