L’absence d’appuis

Lama Denys

Le Bouddha enseigna l’être à qui croyait en le non-être et le non-être à qui croyait à l’être. Son enseignement fut une invitation aux dépassements des certitudes et appuis conceptuels dans une expérience directe et immédiate de la réalité. Ce texte est un commentaire du Sutra de la coupure vajra. Ce sutra sur le bon usage de la conception, use du paradoxe pour introduire l’étudiant à ce qui est.

Être et inter-être

Le Vajrachedika Sutra, Le sutra de la coupure vajra. Traite de l’incision vajra qui tranche l’illusion. Il est question d’interdépendance et de non-appui. Cette absence d’appui, d’appui conceptuel, d’appui en terme de représentation, en terme de signe, est la coupure de l’illusion. Ce sutra utilise une logique, une dialectique, celle de la prajñaparamita, qui n’est pas la logique habituelle. Dans la logique habituelle, il y a le principe d’identité qui s’énonce “A est A”… mais A est constitué d’éléments non-A. Il n’y a pas de A qui ne soit constitué d’éléments non-A : B, C, D… Donc A est B, C, D… A est non-A… et c’est pourquoi A est A ! C’est très simple et c’est l’expérience de notre vie à chaque instant. Le phénomène A, “le livre”, est fait d’éléments non-A, “non-livre” : papier, encre… et dans chacun on peut voir toutes sortes d’autres éléments. A est constitué d’éléments non-A. Sans ces éléments non-A, il n’y a pas de A. Sans le papier, l’encre et derrière la forêt, le bûcheron, le papetier, l’EDF…, sans les éléments non-livre, le livre n’existe pas. C’est ainsi que A est non-A. Le livre n’est pas un livre, mais un ensemble de tous ces éléments regroupés par un concept, un signe : “livre”. Si dans le livre, on voit l’interdépendance, si plutôt que de vivre le “livre est”, se vit le “livre inter-est”, à ce moment-là on n’est pas dupe du signe livre, et le livre est un livre. C’est une parabole zen : “Au début les rivières et les montagnes sont des rivières et des montagnes. Engagé dans la pratique, rivières et montagnes ne sont plus des rivières et des montagnes, mais aujourd’hui rivières et montagnes sont des rivières et des montagnes.” Disait un moine, chantant sa réalisation.

Le cœur du sutra est le non-appui sur le signe. Toutes les désignations du mahayana suggèrent que s’arrêter au signe est illusion. Nous sommes dans la logique de la prajñaparamita qui coupe l’appui pour que, dans le sans-appui, tout simplement s’expérimente l’immédiateté, le cœur de l’immédiateté.

Le sutra revient avec, comme leitmotiv, la croyance en les notions de soi, de personne, de vivant et de vie. Les conceptions de soi, de personne, de vivant, de vie, sont la base de l’illusion, la base des signes que, dans notre expérience, nous transformons en objets. L’observateur a pour objet un signe, une désignation. L’observateur a pour expérience sa carte, la carte de son monde. Et ce n’est que sur la carte qu’un trait bleu peut être quelque chose qui ait une existence, qui donne l’apparence d’une existence séparée. Car le cours d’eau dépend d’éléments non-cours d’eau : le lit, la terre, l’eau qui afflue, les nuages… Tout ce qui est non-cours d’eau permet le cours d’eau, et ainsi en va-t-il de tous les phénomènes. Ce n’est que dans l’illusion du signe que se conçoit le cours d’eau comme une entité. Un cours d’eau n’existe pas, et c’est parce qu’un cours d’eau n’existe pas que, sans être illusionné par les discours, il est possible conventionnellement d’appeler un cours d’eau “cours d’eau”. Mais le cours d’eau délivré de l’illusion du signe n’est pas le cours d’eau signifiant. C’est à ce moment-là que se révèle l’expérience toute simple.

Les signes du tathagata

Qui voit l’inter-être voit le tathagata, qui voit l’interdépendance voit le tathagata, qui vit en interdépendance vit le tathagata, qui vit la non-dualité vit le tathagata, qui vit le corps de l’expérience de la rose, qui voit la non-rose de la rose, qui fait corps avec l’expérience de la rose vit le tathagata : la rose est tathagata.

Le sutra nous dit : “Là où il y a signe, il y a illusion.” C’est un premier point. Souvent dans le sutra revient cette question du signe du tathagata. On pourrait se demander ce que les signes du tathagata viennent faire dans cette aventure. En fait, c’est le cœur du sujet. “Les signes du tathagata sont signes du sans-signe”. Expliquons nous. Il y a dans le sutra une oscillation entre le sans-signe et le tathagata, le tathagata qui est la nature de bouddha et le sans-signe, la vacuité. Du point de vue de la pratique, il est nécessaire pour communiquer celle-ci de signifier le tathagata. Qu’est-ce que le tathagata ? Le sutra nous dit : le tathagata est l’ainsité. Tatha en sanscrit, denyi en tibétain, est traduit parfois par “ainsité” et “gata” signifie “parti”. Tathagata est un épithète de Bouddha et les signes du tathagata sont autant de signes qui renvoient à un sans-signe, de signes du sans-signe, des signes pour suggérer l’absence de signe, de zéro. Le tathagata est le Bouddha et au niveau d’une forme, les marques et formes du tathagata, les statues, sont les marques, les signes du corps du Bouddha.

A un moment, le Bouddha reprend Subhuti en lui disant : “Mais Subhuti ne pense pas qu’il ne faille pas utiliser les signes du tathagata pour méditer sur le tathagata…” C’est là qu’intervient le signe pour le sans-signe, ou la forme pour le sans-forme. Nagarjuna dit que c’est sur la forme que le sans-forme s’éveille parfaitement. Il y a là la suggestion que c’est dans la force du signe et dans l’intelligence de celle-ci que son au-delà -le sans-signe- peut émerger parfaitement. C’est tout le sens du symbolisme, et c’est précisément ce qui est au cœur de toutes les représentations des tantras. Dans quelque sadhana que ce soit, dans quelque pratique que ce soit, lorsque la déité est décrite, il y a une phrase qui dit, en parlant de la déité : “Elle a toutes les marques et tous les signes du tathagata.” C’est parfois implicite mais c’est là que se situe le symbole dans ce qu’il a de plus fondamental, qui est une représentation pour la non-représentation, une représentation pour ce qui lui échappe. L’enseignement du Sutra de la coupure vajra met en garde contre le signe et expose l’illusion du signe et de la signification ; il opère ainsi d’une certaine façon ce que l’on peut s’amuser à appeler “la révocation de l’univocité des sens unique” ! C’est-à-dire qu’un fonctionnement à sens unique linéaire est contrebalancé par une logique paradoxale en laquelle le principe d’identité est finalement transgressé.

La langue du non-attachement

Donc il y a toute cette discussion sur le sans-signe avec la réalité des signes et la réalité sans signe. Ceci nous amène à un autre point que l’on peut appeler la langue du non-attachement. D’une certaine façon, il serait bien fondé de dire que le diable est le principe d’identité : c’est ce qui divise, c’est ce qui crée le soi et le non-soi, c’est le principe de dualité. Les concepts que nous utilisons, la conception, sont comme un serpent. La conception est un serpent et la conception mal comprise est un serpent venimeux qui mord et empoisonne. Le Vajracheddika Sutra est en fait une présentation du bon usage de la conception et surtout de la façon d’apporter la dissolution de l’identité des conceptions habituelles. Dans ses formulations paradoxales, il nous emmène dans cette langue du non-attachement ; car ce qui est par ce qui est n’est pas ce que c’est. La langue du non-attachement a une force et une puissance particulière : elle parle au-delà des concepts, elle évoque le cœur. C’est une musique, ce ne sont pas seulement des paroles. Les paroles elles-mêmes sont musique, et dans cette langue du non-attachement la parole s’amuse, elle écoute sa muse ; c’est l’inspiration. Et cette langue qui est naturellement fort apparentée à la poétique est aussi, dans la tradition du mahayana et des tantras, ce qu’on connaît comme la langue des oiseaux, ou plus exactement la langue des dakinis. Les dakinis et les oiseaux, qu’ont-ils en commun ? Les dakinis et les oiseaux ont en commun d’être voyageurs entre le ciel et la terre. Ce sont des personnes de transition entre le ciel et la terre, entre le divin et l’humain, entre le sans-signe et le signe. C’est une langue du non-attachement qui parle silencieusement dans le jeu de son génie dans lequel logique et analogie, syntaxe et homophonie s’articulent. Et c’est ainsi que cette langue peut, lorsqu’elle est authentique, être entendue de différentes façons, à différents niveaux. Elle est polysémique comme la parabole. C’est la langue que parlent les dakinis aux yogis dans les charniers, à Sossaling ou ailleurs. Le charnier est le lieu du sans-appui, le lieu de la mort de tout ce sur quoi l’on s’appuie. C’est le lieu où s’évanouissent les appuis du samsara et du nirvana, où meurent la dualité et les différentes consciences.

Ce texte est la transcription d’un commentaire du Vajrachedikka Sutra fait par Lama Denys dans le cadre du Chédra.

Exergues

« Si dans le livre, on voit l’interdépendance, on n’est pas dupe du signe libre et le livre est un livre. »

« Ce n’est que dans l’illusion du signe que se conçoit le cours d’eau comme une entité. »

« Le diable est le principe d’identité : ce qui divise, qui créée le soi et le non-soi”.

Définition

« Le charnier est le lieu du sans appui, le lieu de la mort de tout ce sur quoi l’on s’appuie. »

 

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