L’univers dans un grain de poussière

Thich Nhat Hanh

A partir du ressenti du corps et la compréhension de son fonctionnement, le vénérable Thich Nhat Hanh présente le principe d’interdépendance universelle qui est exposé dans l’Avatamsaka Sutra, texte majeur du troisième cycle d’enseignement du Bouddha. Méditer sur l’inter-être et l’interpénétration de toutes choses permet de sortir de l’opposition entre unité et diversité.

Comment pourrais-je expliquer
En une métaphore
Notre monde vivant ?
C’est juste comme le clair de lune
Qui se reflète
Sur une goutte de rosée.

Maître Dogen Extrait de La sagesse de l’Eveil, Albin Michel, 1985.

Le sage connaît le samadhi, et il (ou elle) ne sait pas qu’il y a un monde extérieur où il ne faut pas rentrer ou un monde intérieur à pénétrer. Le monde se révèle lui-même, même quand les yeux sont fermés. Le monde n’est ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Il est important et achevé dans chaque objet de contemplation – la respiration, le bout du nez, un kung-an, ou toute autre chose, qu’il soit aussi minuscule qu’un grain de poussière ou aussi énorme qu’une montagne. Quel que soit l’objet, il n’est pas séparé de la réalité ultime. En fait, il contient l’immense totalité de la réalité.

L’infiniment petit n’est pas intérieur,

L’infiniment grand n’est pas extérieur.

Je vous invite à méditer avec moi. Asseyez-vous, je vous prie, dans une position qui vous semble confortable afin que vous soyez à l’aise, et concentrez votre attention sur votre respiration, en la laissant devenir très fluide, très légère. Après quelques instants, portez votre attention sur les sentiments dans votre corps. (…) Tous les organes du corps, y compris le système nerveux et les glandes, comptent les uns sur les autres pour leur existence. Les poumons sont nécessaires au sang, donc les poumons appartiennent au sang. Le sang est nécessaire aux poumons, aussi le sang appartient aux poumons. De la même façon, nous pouvons dire que les poumons appartiennent au cœur, que le foie appartient aux poumons, et ainsi de suite, et nous nous rendons compte que chaque organe dans le corps implique l’existence des autres. Ceci est appelé « l’interdépendance de toutes choses », ou « Inter-être » dans le Soutra Avatamsaka. La cause et l’effet ne sont pas perçus comme linéaires, mais comme un filet, non pas composé de deux dimensions, mais plutôt d’un système de mailles innombrables entremêlées dans toutes les directions dans l’espace multidimensionnel. Non seulement les organes contiennent en eux-mêmes l’existence de tous les autres organes, mais chaque cellule contient en elle-même toutes les autres cellules. Une est présente dans toutes et toutes sont dans chacune. Ceci est exprimé clairement dans le Soutra Avatamsaka : « L’un est dans tout, tout est dans l’un ».

Quand nous comprenons pleinement ceci, nous sommes libérés du piège de penser en termes de « un » et de « plusieurs », une habitude qui nous a emprisonnés pendant si longtemps. Quand je dis : « Une cellule contient en elle-même toutes les autres cellules », ne vous méprenez pas et ne pensez pas qu’il existe une méthode pour augmenter le volume d’une cellule afin d’y mettre toutes les autres. Je veux dire que la présence d’une cellule implique celle de toutes les autres, parce qu’elles ne peuvent pas exister indépendamment, séparées les unes des autres. Un maître zen vietnamien du XIIème siècle a dit un jour :

« Si un grain de poussière n’existe pas, l’univers tout entier ne peut pas exister ».

En observant un grain de poussière, un être éveillé voit l’univers. Les méditants débutants, quoiqu’ils ne puissent pas voir ceci aussi clairement qu’une pomme dans leur main, sont capables de le comprendre avec de l’observation et de la réflexion. Le Soutra Avatamsaka contient des phrases qui peuvent terrifier ou remplir de confusion les lecteurs qui n’ont pas médité sur le principe de l’interdépendance.

« Dans chaque grain de poussière, je vois d’innombrables mondes du Bouddha ; dans chacun de ces mondes, des multitudes de Bouddhas rayonnants, leurs précieuses auras brillantes. »

« Mettre un monde dans tous les mondes, mettre tous les mondes dans un monde. »

« D’innombrables Montagnes Sumeru peuvent être suspendues au bout des cheveux. »

Dans le monde phénoménal, les choses semblent exister comme des entités séparées qui ont une place spécifique : « ceci » est à l’extérieur de « cela ». Quand nous comprenons profondément le principe de l’interdépendance, nous nous apercevons que ce sens de la séparation est erroné. Chaque objet est composé de et contient tous les autres. A la lumière de la méditation sur l’interdépendance, le concept de « un/plusieurs » s’effondre, et emporte avec lui ceux de « grand/petit », « intérieur/extérieur », et tous les autres. (…)

La méditation que je viens de suggérer pourrait aussi être appelée : « Inter-être », qui est la méditation sur la manifestation interdépendante de tous les phénomènes. Cette méditation peut nous aider à nous libérer des concepts de « unité/diversité », ou « un/tout ». Cette méditation peut dissoudre le concept de « moi », parce que le concept du soi est construit sur l’opposition entre l’unité et la diversité. Quand nous pensons à un grain de poussière, à une fleur, ou à un être humain, cette pensée ne peut pas rompre avec l’idée d’unité, de un, de calcul. Nous voyons une ligne entre un et plusieurs, entre un et zéro. Dans la vie quotidienne, nous avons besoin de cela comme le train a besoin d’une voie. Mais si nous réalisons vraiment la nature interdépendante de la poussière, de la fleur, et de l’être humain, nous nous apercevons alors que l’unité ne peut pas exister sans la diversité. Unité et diversité s’interpénètrent librement. L’unité est la diversité. C’est le principe de l’inter-être et de l’interpénétration dans le Soutra Avatamsaka.

Inter-être signifie que « Ceci est cela » et que « Cela est ceci ». Interpénétration veut dire que « Ceci est en cela » et que « Cela est en ceci ». Quand nous méditons en profondeur sur l’inter-être et l’interpénétration, nous nous rendons compte que l’idée de « un/plusieurs » n’est qu’une construction mentale que nous employons pour appréhender la réalité, de la même façon que nous employons un seau pour retenir l’eau. Une fois que nous avons échappé à la prison de cette construction, nous sommes comme un train qui se libère de ses rails pour voler librement dans l’espace. De la même façon que, si nous réalisons que nous vivons sur une planète sphérique qui tourne autour de son propre axe et autour du soleil, nos notions de dessus et de dessous disparaissent, quand nous nous apercevons de la nature interdépendante de toutes choses, nous sommes affranchis de l’idée de « un/plusieurs. »

L’image du filet orné de pierres précieuses d’Indra est utilisée dans le Soutra Avatamsaka pour illustrer l’infinie variété des interactions et des intersections entre toutes choses. Le filet est tissé d’une innombrable diversité de joyaux brillants, chacun doté d’une multitude de facettes. Chaque joyau réfléchit chaque autre joyau du filet, et son image est réfléchie dans chaque autre joyau. Dans cette vision, chaque joyau contient tous les autres joyaux. (…)

Le Bodhisattva voit la nature interdépendante de toutes choses, voit dans un dharma tous les dharmas, voit dans tous les dharmas un dharma, voit la multiplicité dans l’un et l’un dans la multiplicité, voit l’un dans l’incommensurable et l’incommensurable dans l’un. La naissance et l’existence de tous les dharmas sont d’une nature changeante et donc irréelle et ne peuvent pas affecter les êtres illuminés ».

Dans la physique contemporaine, il y a l’idée de « l’impulsion initiale » qui est très proche de celle d’inter-être et d’interpénétration. « L’impulsion initiale » réfute l’idée de l’existence d’éléments de base de la matière. L’univers est un réseau de phénomène interdépendants dans lequel chaque phénomène est constitué de la coordination de tous les autres phénomènes. L’univers est une fabrique dynamique d’événements interdépendants dans lequel aucun n’a le statut d’entité principale. Ce que nous appelons particules sont en fait des relations mutuelles entre les particules elles-mêmes.

Extrait de La vision profonde, Albin Michel, 1995.

Exergues

« Quel que soit l’objet, il n’est pas séparé de la réalité ultime »

« En observant un grain de poussière, un être éveillé voit l’univers. »

« l’unité ne peut pas exister sans la diversité. »

« Le Bodhisattva voit la nature interdépendante de toutes choses, »

Définitions

Samadhi : Ce terme désigne en général dans le bouddhisme un profond état d’absorption. Dans le yoga indien il est le plus souvent l’équivalent de nirvana.

Kung-an : équivalent vietnamien du terme japonais koan qui désigne une formule concise sur laquelle doit méditer un adepte. Le caractère souvent paradoxale de la formule vise à désarçonner l’intellect de l’adepte et lui permettre de dépasser les limitations du mental conceptuel.

Indra : le roi des dieux dans le panthéon hindou.

 

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