L’intelligence du cœur

Denys Rinpoché

Ce texte souligne de façon simple et évocatrice le lien qui se tisse entre intelligence et compassion. Il expose comment ce lien est présent à travers la vue -l’absence d’ego-, la méditation avec ses qualités naturelles de douceur, de lucidité et d’ouverture, et l’action, une réceptivité-disponibilité de bienveillance et d’intelligence.

Bien que leur nature soit à jamais bouddha,
Les êtres ne la reconnaissant pas errent sans fin dans le samsara.
Pour eux qui éprouvent d’immenses souffrances,
Puisse naître en moi une irrésistible compassion.

L’esprit d’éveil dans la méditation

Je voudrais dans un premier temps suggérer la transition qu’il peut y avoir entre la pratique de la méditation et l’expérience de bodhicitta, ou comment shamatha-vipashyana peut nous permettre de découvrir bodhicitta.

Dans la pratique shamatha, on est attentif à sa respiration et on développe une qualité d’attention, attention à ce qui se passe en nous, attention aux événements qui émergent dans l’esprit : les pensées, les émotions que l’on accepte sans les suivre. Il y a dans cette attention une qualité d’acceptation de ce que nous sommes et de nos états -l’état de notre mental, ses émotions ses pensées- une qualité de douceur. La pratique de shamatha ne consiste pas à imposer à notre esprit quelque chose ou à l’obliger à rester dans un état de repos ; vous avez peut-être fait l’essai d’essayer d’être tranquille et vous vous êtes rendu compte que ça mène à une impasse. Lorsqu’on pratique shamatha, il se développe une expérience de non-agression par rapport à nous-mêmes, une expérience de douceur, on pourrait dire de sympathie.

Ensuite les expériences de la pratique de vipashyana sont plus particulièrement en relation avec une perception ouverte et dégagée. Lorsque, dans la méditation, on fait un instant de pause à la fin de l’expiration, il y a une expérience libre de tension, de fixation, qui permet d’apprécier de façon ouverte et dégagée ce qui est là, qui permet d’apprécier l’environnement, d’apprécier tout ce qui est autour, d’apprécier les autres. L’expérience de vipashyana est une expérience de l’espace perçu de façon légère, sans les lourdes implications qu’habituellement nous surimposons : l’espace environnant perçu d’une façon brute, nue.

Dans cette perspective, la pratique de shamatha apporte une qualité de douceur et la pratique de vipashyana une qualité d’ouverture. Cette douceur et cette ouverture sont le cœur de l’expérience de bodhicitta. On pourrait dire que l’expérience de bodhicitta est douceur et ouverture. C’est ainsi que l’expérience assise de shamatha-vipashyana nous révèle et nous introduit petit à petit à bodhicitta.

L’esprit d’éveil dans l’action

Bodhicitta a une qualité foncière de non-agression. Dans notre fonctionnement habituel, nous avons tendance à être très agressifs. Nous avons compris certaines choses, nous percevons les choses d’une certaine manière, nous tenons à notre vision, à notre compréhension, à notre perception, nous tenons à nous-mêmes et à notre monde, et nous réagissons de façon agressive vis-à-vis de tout ce qui entre en contradiction avec tout cela, ou tout ce qui nous interpelle ou bouscule ces visions et, finalement, ces fixations. Cela est vrai aussi bien dans le domaine domestique que dans le domaine professionnel ou dans quelque domaine que ce soit. Notre agression fondamentale -qui est le caractère agressif de l’ego- se traduit dans toutes sortes de réactions passionnelles de désir, d’attachement, de colère, de haine ou même d’opacité mentale, car on peut être profondément agressif dans une attitude d’indifférence. Donc bodhicitta consiste à dépasser l’agression dans une expérience de douceur et d’ouverture.

La douceur s’exerce vis-à-vis de nous-mêmes, vis-à-vis des autres et elle est particulièrement en relation avec la compassion. Compassion ne signifie pas se trouver dans une position que l’on jugerait bonne et avoir un regard condescendant, compatissant sur quel qu’autre personne qui serait dans une situation jugée misérable. La compassion n’est pas une sorte de regard condescendant, de miséricorde ; la compassion est dans le dépassement de nos attitudes agressives, c’est une qualité de douceur et d’ouverture dans laquelle l’autre est accueilli. Dans cet accueil, l’autre est accepté dans sa réalité -qu’elle soit agréable ou désagréable-, et dans l’expérience de sa réalité s’opère un partage et une sympathie qui permettent de se mettre en accord, en harmonie, et ainsi de répondre de façon bienveillante et aussi, finalement, bienfaisante.

Oser l’ouvert

Quant à l’ouverture, c’est une attitude, une expérience dans laquelle on dépasse la perception habituelle du mien et de mon monde, ce qui constitue notre bulle. On vit habituellement dans un monde fermé avec “moi” et mes préoccupations autour. L’ouverture ici, c’est ouvrir ce monde qui peut devenir claustrophobique ; à terme, c’est voir au travers de l’enveloppe, voir au-delà en acceptant de se dépasser, de dépasser le mien et mon monde dans une attitude intérieure de bravoure, de courage. La proposition est de faire un saut dans l’autre monde, dans l’au-delà de mon petit monde : une ouverture qui nécessite bravoure, héroïsme, et qui est l’attitude du bodhisattva.

Ainsi, douceur et ouverture, compassion et intelligence immédiate -les deux facettes de la pratique du Mahayana résumées dans la notion de bodhisattva- ont un dénominateur commun qui est le non-ego ou l’expérience de shunyata, de la vacuité.

Ce texte est la transcription révisée d’un enseignement donné à Lyon en 1992.

Exergues

« Dans la pratique shamatha, on est attentif à sa respiration et on développe une qualité d’attention. »

« La pratique de shamatha apporte une qualité de douceur et celle de vipashyana d’ouverture. »

« Faire un saut dans l’autre monde, dans l’au-delà de mon petit monde. »

Définitions

Shamatha vipashyana

Chiné Lhagtong en tibétain. Chiné signifie “demeurer tranquille”, libre de son agitation habituelle, et lhagtong est la “vision profonde” qui naît dans la relaxation de nos conditionnements mentaux habituels.

Vue, méditation, action

Vue méditation et action sont les trois catégories en lesquelles sont résumés tous les aspects et enseignements de la voie du Bouddha comme du cheminement du pratiquant.

 

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