Vacuité et compassion

Ludovic Vievard

Ce texte présente les rapports subtils qui s’établissent entre vacuité (shunyata) et compassion (karuna) dans le processus qui conduit le bodhisattva en aspiration vers l’éveil. Si la vacuité est matrice de compassion, l’inverse n’est, pas moins réel. La phase ultime du cheminement dans le mahayana voit la disparition de la polarité shunyata-karuna.

Ainsi que l’écrit Chandrakirti, « la vue de la vacuité, quand la pitié y est adjointe (karunaparigrhita) amène l’état de Bouddha, mais non pas autrement ». Si on sait ce que la compassion apporte aux êtres souffrants, reste à savoir ce qu’elle apporte à notre compréhension de la vacuité et selon quel procès. De manière plus générale, on peut se demander en quoi la karuna permet à la vision de la sunyata de s’épanouir et chercher à définir comment elle s’impose comme le cadre nécessaire de son plein développement. On peut distinguer deux niveaux d’interconnexion. Le premier a une valeur presque anecdotique et correspond au moment où la vacuité est prêchée. Le second intervient plus en profondeur dans le complément qu’apporte la compassion à la vacuité. (…)

Pour expliquer l’apport de la compassion à la vacuité, on reviendra sur l’opposition aranya / grama. On a vu en quoi elle symbolisait le couple sunyata / karuna. Elle est également une évocation du couple intérieur / extérieur ou, plus précisément, du renvoi intériorité / extériorité. La sunyata cultivée dans la solitude de la forêt (aranya) est de l’ordre de l’intériorité, tandis que la compassion par laquelle le bodhisattva retourne dans le monde (grama) relève de l’extériorité. Il n’y a cependant pas de véritable opposition dans la mesure où ces deux tendances se complètent et s’épaulent l’une l’autre. L’isolement sylvestre a été l’occasion de mettre en évidence le danger d’un repli du bodhisattva sur soi, un repli sur le soi (atman). En effet, c’est lorsque le bodhisattva débutant est reclus que Mara l’incite à l’orgueil. Le salut vient à l’inverse de l’ouverture au monde, du don de tout reliquat de soi grâce à un véritable dépouillement des traces idéelles du soi dont la compassion est le principal symbole. La compassion se présente ainsi comme une forme d’enracinement, à l’extérieur, de cette vacuité développée à l’intérieur. D’une certaine façon, la karuna est une négation de notre propre perception ontologique dans la mesure où elle est un oubli de soi-même pour l’autre. La sunyata réduit la perception de soi dans l’ordre de l’intériorité, lorsque l’ascète regarde en dedans de lui-même, dans la méditation ; la karuna maintient et travaille à cette même réduction lorsque l’ascète s’ouvre au monde. Il y a donc un effet semblable mais dans des registres différents, dans des sphères distinctes de l’expérience de l’ascète.

Dans tout ce que l’on a dit jusqu’ici, la compassion s’est trouvée comme l’instrument capable de parfaire une conception imparfaite de la vacuité et utilisé pour juguler les dangers qu’elle pouvait présenter. On aura remarqué que la compassion est elle-même encore imparfaite ; elle est cultivée à travers l’effort du don de soi – ou tout au moins de son reliquat – à autrui. On voit que le bodhisattva cherche à parfaire une vacuité et une compassion qui sont encore entachées de défauts. Il faut maintenant préciser que leur perfection coïncide. Dans l’isolement, l’ascète cultive la vacuité pour atteindre à une totale transparence de l’atman – celle du soi-même (svatman) comme celle d’autrui (para). Celle-ci risque de devenir un lien si elle conduit à l’indifférence et si l’ascète ne voit pas que le svartha et le parartha s’imposent comme des nécessités identiques. Sans l’autre – svartha sans parartha, parartha sans svartha -, chacun devient un lien. Jusqu’ici, nous avons orienté l’analyse dans le sens de la sunyata à la karuna en montrant comment la première fonde la seconde. Mais ce rapport est réversible. En effet, l’ascète qui ne parvient pas à aller vers autrui manque la perfection de l’égalité – comme celle de la vacuité – en maintenant dans les faits la distinction entre soi et autrui. Il isole ainsi de l’autre le Moi qu’il devait dissoudre. Sorti par la grande porte, l’atman revient alors par la petite, pour les pires dommages. C’est désormais l’arrogance du moi qui s’installe, l’arrogance du savoir. Ainsi, il est dit dans le Mahaprajnaparamitasastra : « En outre, l’homme qui contemple le vide véritable possède dès l’abord d’immenses [qualités] en fait de dons (dana), de moralité (sila) et d’extase (dyana) ; sa pensée est douce et tendre (mrdutarunacitta) et ses entraves (samyojana) sont minces ; plus tard, il obtiendra le vide véritable. Chez [l’homme] de vue fausse, ces avantages font défaut : il veut seulement saisir (grahana) le vide à l’aide de spéculations, d’analyses et de notions fausses ».

N’y a-t-il pas dans ces fondements réciproques une forme de contradiction ? Comment peut-on à la fois cultiver la sunyata pour parfaire la karuna, tout en défendant l’idée que la karuna ne s’obtient que dans la sunyata ? Jusque là, on a seulement souligné la nécessité de l’union des deux tendances fondatrices du Mahayana pour montrer comment chacune, séparément, s’offre comme le cadre où peut s’épanouir l’autre. Pour le bodhisattvayana, il n’y a pas de vacuité sans compassion et, inversement, il ne peut y avoir de compassion sans vacuité. Chacune pose les bases nécessaires du plein épanouissement de l’autre.

La compassion n’est pas la cause de l’émergence d’une vacuité pleinement constituée, pas plus que la vacuité ne pourrait faire naître la mahakaruna sans que celle-ci ait à passer par les diverses étapes de son développement. Ces événements se déroulent en toute subtilité et de façon graduelle. Il s’agit du même type de rapports qu’entretiennent la prajna et les autres paramita ou la bhavana et la yukti : non pas linéaires, mais procédant par apports mutuels, où chacun fournit à l’autre les éléments nécessaires à sa maturation. Ainsi, vacuité et compassion peuvent s’entendre séparément, indépendamment l’une de l’autre, mais leur perfection ne s’atteindra que l’une par l’autre. Rétrospectivement, cela permet d’éclairer les difficultés rencontrées plus haut. Le couple sunyata / karuna nous a paru représenter, tour à tour, d’abord une opposition irréductible, ensuite une unité profonde. On peut s’apercevoir maintenant qu’il n’y a de différence entre elles que tant qu’elles sont imparfaites. A l’inverse, leur perfection mutuelle ne se trouve que lorsque cessent les différentiations. Autrement dit, tant que celui qui les cultive est imparfait, il est dupe de la dualité qui les oppose. C’est dans le savoir de l’égalité (samatajnana) que le bodhisattva peut remplir parfaitement la vacuité et la compassion, et peut-être plus encore, lorsque l’une et l’autre se sont perdues dans l’égalité. Paradoxalement, la compassion atteint sa perfection lorsque la vacuité elle-même disparaît, ayant parfaitement rempli son office. Mais que dire alors de la grande compassion ? Comment qualifier la mahakaruna, qui n’est plus un sentiment, qui n’a plus ni moteur ni terme, qui ne remarque rien, ni dharma, ni sattva, et qui, surtout, ne procure plus aucun bien ? Finalement, la perfection de la compassion semble aussi en marquer la disparition. La sunyata et la karuna sont alors une, et ne sont parfaites que lorsqu’elles ne sont plus.

La compassion comme la vacuité ne se sont alors jamais trouvées que dans l’interstice imaginaire qui conduit du samsara au nirvana.

Extrait de Vacuité (Shunyata) et compassion (karuna) dans le bouddhisme madyamaka (De Boccard, 2002)

Exergues :

« C’est lorsque le bodhisattva débutant est reclus que Mara l’incite à l’orgueil. »

« Sorti par la grande porte, l’atman revient alors par la petite, pour les pires dommages. C’est désormais l’arrogance du moi qui s’installe, l’arrogance du savoir »

« Paradoxalement, la compassion atteint sa perfection lorsque la vacuité elle-même disparaît, ayant parfaitement rempli son office. »

 

<<Retour à la revue