Le non soi

Lama Denys Rinpoché

Bien qu’il expose le non-soi, l’enseignement du Bouddha n’est pas nihiliste dans la mesure où il n’affirme pas que “les choses” n’existent pas. Le soi, l’être, est une donnée a priori de notre expérience, et le Bouddha invite ceux qui le suivent à explorer ce soi pour en découvrir le caractère illusoire, source fondamentale de toute souffrance. Ce texte explique ce qu’est le soi “l’objet de la négation”, et les différents niveaux de compréhension de son absence, depuis l’analyse jusqu’à l’expérience aconceptuelle.

L’esprit n’existe pas : même les bouddhas ne le voient.
Il n’est pas inexistant : fondement de tout, samsara comme nirvana.
Sans contradiction, en l’union transcendante de « la voie du milieu »
Puisse, par-delà toute représentation, sa nature fondamentale être réalisée.

Le non-soi comme spécificité de l’enseignement du Bouddha

Le non-soi (anatman en sanscrit) est le cœur et la spécificité du dharma, l’enseignement du Bouddha. Le Bouddha lui-même fut nommé l’anatmavadin, c’est-à-dire “ celui qui enseigne le non-soi ”.

Cet enseignement du non-soi est le fondement de la philosophie du dharma et de ses différentes perspectives. Il énonce que “ tout phénomène est vide de soi ”, ce qui est susceptible d’être compris à différents niveaux.

Ainsi “non-soi” peut, comme nous allons le voir, être synonyme de termes aussi divers que “interdépendance”, “vacuité”, “plénitude”, “non-dualité” ou “état de présence”.

Ces différentes notions sont complémentaires, même si elles peuvent, au premier abord, sembler divergentes ou même contradictoires. Elles sont des points de vue ou des éclairages obliques qui rendent compte d’une réalité expériencielle fondamentale : celle du non-soi, qui est aussi celle de l’éveil d’un bouddha.

Définition du non-soi

Le non-soi est l’au-delà de l’ego : c’est une intelligence de la nature des choses et aussi une expérience de compassion. Cette intelligence et cette compassion se développent par l’analyse, l’observation et la pratique de la méditation, c’est-à-dire l’expérimentation directe, “l’expérienciation”.

La compréhension du non-soi est l’intelligence de l’absence d’existence en soi, c’est-à-dire, pour tout phénomène, de l’absence d’existence indépendante, aussi bien pour le sujet que nous sommes que pour n’importe quel objet que nous sommes susceptibles d’expérimenter ou pour toute idée que nous pouvons concevoir.

Le non-soi est la compréhension de ce que nous nommons “ moi ” ou “ ego ” comme une impression émergeant dans le processus cognitif de notre expérience. Cette impression de moi-ego ou de soi dépendant de nombreux facteurs, causes et conditions, est ainsi naturellement dépourvue d’existence en soi, ou dit autrement, d’existence indépendante. Une image traditionnelle qui sert souvent à illustrer la réalité et la continuité des moments de conscience est celle des vagues et de l’océan : les vagues apparaissent et disparaissent de l’océan comme apparaissent et disparaissent les individualités ; elles ont temporairement une existence avec une apparente individualité, mais elles ne sont aucunement différentes de l’océan.

Le non-soi est aussi la compréhension que toutes choses, quelles qu’elles soient, ne sont pas des entités indépendantes et sont, elles aussi, dépourvues d’existence indépendante, autonome, “en soi”.

Dit autrement, le non-soi est encore l’intelligence de l’être comme relation. Il n’y a d’être que de relation ; c’est ce que nous nommons l’inter-être. L’être interdépendant et l’inter-être sont synonymes de non-soi ; c’est l’enseignement de l’interdépendance.

Le non-soi comme interdépendance

Rien n’a d’existence en soi ; rien n’existe de façon indépendante, n’a une réalité monolithique, autonome ; c’est ainsi que tout est interdépendant.

L’univers est un réseau hyper complexe d’interdépendances généralisées !

L’interdépendance est une réalité :

• c’est une réalité dans la conscience et l’expérience que nous sommes et vivons ;

• c’est une réalité sociale : nous sommes tous socialement interdépendants, dépendants les uns des autres ;

• c’est aussi une réalité économique particulièrement vraie aujourd’hui dans un contexte qui devient de plus en plus planétaire et interactif ;

• c’est aussi naturellement une réalité écologique: l’humain, l’habitant que nous sommes et sa biosphère, son habitacle, sont totalement interdépendants.

L’interdépendance universelle est une façon de dire l’omniprésence du non-soi, l’absence d’existence en soi, d’existence indépendante.

Le non-soi comme vacuité

Le non-soi, cette absence d’existence indépendante aussi bien en le sujet que je suis qu’en tout objet connu ou connaissable, est ce que le bouddhisme entend dans la notion de vide d’existence en soi qui est aussi, précisément, ce qu’il entend par vacuité. La parabole du char exposée par le Bouddha illustre bien le caractère composite de l’ego ou soi, c’est-à-dire son absence d’être en soi.

La vacuité est ainsi le vide d’existence en soi. Cette notion est souvent très mal interprétée et comprise dans un sens nihiliste. En fait l’enseignement du non-soi qui est, comme nous venons de le dire, celui de l’absence ou du vide d’existence en soi, d’existence indépendante, est l’enseignement de l’interdépendance universelle.

Non-soi, vacuité et interdépendance sont en fait synonymes ; ce sont différents aspects de la même réalité, de la même expérience. Nous pourrions en trouver encore beaucoup d’autres !

Le non-soi comme silence mental

Il est un aspect du non-soi qui est particulièrement important : c’est l’état de retrait des projections du mental, l’absence des représentations du mental habituel.

L’impression de soi est produite par le mental habituel. Le non-soi est l’absence de ce mental habituel et de son fonctionnement discursif. Dit autrement, le soi ou l’ego se constitue dans le bavardage du mental habituel, ce fonctionnement mental en lequel nous nous faisons questions et réponses. Dans son silence se vit l’état de non-soi.

Cet état de silence mental ou de non-mental est celui d’un au-delà des conceptions et de leurs croyances, d’un non-appui conceptuel. C’est l’état de l’intelligence qui se comprend en elle-même ; la tradition le nomme “ la perfection d’intelligence ”, ou prajnaparamita en sanscrit.

Le non-soi comme plénitude de la vacuité

Maintenant, pour essayer de faire sentir ce qu’est le non-soi comme expérience, nous pouvons comparer le soi, notre moi-ego, à une bulle ou à un cocon. L’ego, cette bulle, est une expérience fermée, une sorte de repliement un peu claustrophobique. C’est la situation en laquelle nous vivons habituellement, prisonnier du jeu de nos projections et enfermé dans celui-ci.

L’approche de l’expérience du non-soi est celle en laquelle l’ego s’ouvre progressivement, en laquelle notre bulle devient de plus en plus transparente, notre expérience de plus en plus dégagée. L’expérience de non-soi est ainsi celle de l’ouverture de l’esprit et du cœur, l’élargissement de notre mentalité et de notre sensibilité. La pratique de la méditation conduit vers cette expérience, particulièrement celle de vipashyana, de la “vision profonde”.

Dans la pleine et totale ouverture du cœur et de l’esprit, au-delà des projections et des fabrications du mental, se vit l’état de présence authentique, l’état de plénitude, d’ouverture totale, sans centre ni périphérie. Cet état est une participation ou une communion immédiate à la réalité de l’instant. Nous pouvons en avoir eut une intuition fugitive dans des instants privilégiés, “de grâce” comme on dit, que ce soit en une expérience d’amour, de contemplation de la nature ou de ravissement artistique… C’est un moment d’oubli de soi dans une présence totale, non dualiste, sans la séparation habituelle du moi et de l’autre.

La pleine réalisation de cet état de présence est un état de parfaite et complète plénitude, un état auquel rien ne manque car rien ne lui est autre. C’est l’état de perfection absolue, de non-dualité, au-delà de la notion d’observateur et d’observé, d’intérieur et d’extérieur. Comme c’est un état d’absence ou de vide d’observateur, nous le nommons aussi “ l’état de présence d’absence ”, ou encore de “plénitude de la vacuité”. Cette formulation paradoxale exprime bien la nature inconcevable de la réalisation dont il s’agit.

Personne et individu

Parmi les erreurs les plus répandues en Occident concernant le non-soi, il y a celle qui consiste à dire que son enseignement est une négation de la notion de personne, considérée à juste titre comme très importante dans le contexte occidental.

Pour éviter cet écueil, l’enseignement du non-soi est à comprendre en relation avec celui de la “nature de bouddha”, c’est-à-dire de la nature profonde, fondamentalement saine et éveillée qui est notre nature véritable, qui est ce que nous sommes vraiment au plus profond de nous même, en notre expérience fondamentale.

La nature de bouddha est toujours présente en nous, mais, habituellement, est masquée ou voilée par le moi-ego nommé aussi le “ soi ”.

En fait, notre expérience habituelle est un mélange de cette nature profonde et éveillée d’où procèdent les qualités positives, c’est-à-dire saines, de notre être, comme l’amour, la compassion et toutes les vertus d’harmonie et de bonté et de la perception déformée des projections du moi-ego qui constituent les qualités négatives, maladives que sont les différentes passions dont les racines sont l’attraction, la répulsion et l’indifférence.

Dans notre expérience habituelle, la présence de cette nature de bouddha est ce que nous nommons notre “ personne authentique ”, ce qu’il y a en nous de sain et de bon. L’ego, l’égoïsme et les passions qui en procèdent, sont ce que nous nommons l’individualité, le moi ou soi. C’est ainsi que dans la vision du Bouddha, le cheminement consiste à réaliser le caractère fondamentalement fictif de l’individu pour s’ouvrir à la personne authentique, notre nature fondamentale.

Extrait d’un texte préparé pour une émission “Voix bouddhistes” consacrée au non-soi (2000).

Exergues :

“L’enseignement du non-soi est celui de l’interdépendance universelle.”

“L’expérience du non-soi est celle de l’ouverture de l’esprit et du cœur.”

“La nature de Bouddha est toujours présente mais habituellement masquée ou voilée par l’ego ou soi.”

 

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