Le vide et la forme

Lama Denys Rinpoché

Le Sutra du cœur est un des textes fondamentaux de la tradition du Bouddha. Après avoir enseigné une phénoménologie structurée et cohérente dans l’Abidharma, le Bouddha enseigna l’absence d’existence ultime de toutes les catégories qu’il avait exposées… et ses proches disciples s’évanouirent ! Ce texte, extrait d’un commentaire du Sutra du cœur, expose particulièrement l’indissociabilité du vide et de la forme : comment la forme est nécessairement vide et comment autre que forme, il n’est de vide.

Absence d’illusion et présence de réalité

Que signifie “vide” ? La question pertinente est d’abord de se demander : « de quel vide parle-t-on ? » “Vide” n’a de sens que si on dit de quoi cela est vide. Vide est une absence, de quelle absence parle-t-on ? D’une façon générale on pourrait dire que le vide est un vide d’illusions ; lorsque dans le Dharma on emploie le terme “vide”, c’est pour parler d’une absence d’illusions, d’une absence de conditionnements et, par là même, de limitations. Nos connaissances mathématiques nous ont appris que “moins par moins égale plus” ; ce qui, transposé ici, signifie que l’absence d’une limitation est en fait l’affirmation d’un illimité. Dit autrement : l’absence d’une illusion est l’affirmation d’une présence de réalité. L’absence d’un conditionnement est l’affirmation d’une présence de non-conditionnement. Donc le vide d’illusions a toujours comme corollaire un plein de réalité.

L’absence de nature propre

Dans Le Sutra du Cœur, Tchènrézi commence par dire que tous les skandhas -tous les agrégats- sont vides de nature propre, “svabhava” en sanscrit, “rang chin” en tibétain. Qu’est-ce qu’une nature propre ? Une nature propre est quelque chose qui est en soi, une chose en soi. Donc vide de nature propre signifie vide de réalité en soi, vide d’existence séparée. Nous pourrions dire aussi vide de soi, ou d’ego. Qu’entendons-nous par “soi” ou “en-soi” ? Quelque chose ayant un caractère permanent, autonome, intègre, autosuffisant : une “entité” avec une existence monolithique, indépendante. L’absence de soi est le vide d’existence propre, d’existence indépendante.

Dire que tous les phénomènes sont vides de nature propre, c’est dire que tout ce que nous sommes susceptibles d’expérimenter -un verre, une table, un arbre, une vache, un livre-, tous les objets de notre connaissance en même temps que tout ce qui nous constitue -les sensations, les perceptions, la conscience…-, toutes nos expériences n’ont pas d’existence séparée, n’ont pas d’existence en soi, sont vides d’un être séparé. Un être séparé, une chose en soi n’existe pas. C’est ainsi que les enseignements de la vacuité coïncident avec les enseignements du non-soi, ou qu’ils les recouvrent ou encore qu’ils sont co-extensifs de ceux-ci.

“Alors, dit le sutra, par le pouvoir du Bouddha, le vénérable Shariputra s’adressa au bodhisattva-mahasattva, le noble et puissant Tchènrézi : « Comment doit pratiquer tout fils ou toute fille de noble famille qui aspire à faire l’expérience de la profonde prajñaparamita ?’ Le bodhisattva-mahasattva, le noble et puissant Tchènrézi répondit : « Shariputra, tout fils ou toute fille de noble famille qui aspire à faire l’expérience de la profonde perfection d’intelligence doit contempler parfaitement en voyant véritablement que les cinq agrégats sont vides de nature propre.’”

Ce qui veut dire : “Contemplera en la vision de l’absence de nature propre des cinq agrégats.” Il s’agit qu’il vive vraiment l’absence de séparation dans les cinq agrégats, l’absence d’existence séparée de l’un ou l’autre des cinq agrégats.

La vacuité et la forme

Tchènrézi continue :

« La forme est vide, la vacuité est forme, autre que forme, il n’est de vacuité et aussi autre que vacuité, il n’est de forme. »

De quoi la forme est-elle vide ? Il y a différentes façons de comprendre la forme et la vacuité ainsi que “la forme est vide”. D’une certaine façon, qui est peut-être la plus simple, la forme est comprise comme l’élément premier de la connaissance, de l’expérience ; et l’expérience juste, c’est lorsque cette forme est vide de tout ce que nous surimposons dessus en termes de sensations, de déterminations, de constituants, d’observateur. La forme est vide de nos représentations, de nos préconceptions ; la forme de la fleur est l’expérience simple, directe, sans nom ni jugement : une contemplation nue.

Une autre façon de dire que la forme est vide est de dire qu’elle est vide de nature propre ou d’existence en soi. Les phénomènes sont intrinsèquement vides de ce qui les constitue comme tels : un être et ses caractéristiques propres.

Qu’est-ce qu’un phénomène, un “étant” ? La définition traditionnelle dit en tibétain : “rang gi ngowo dzinpa’i deun”, ce qui signifie : “Le phénomène est la fonction qui saisit ce qui le constitue comme tel.” C’est un point assez difficile. D’abord le phénomène n’est pas une “chose”, le phénomène est une fonction, et plus particulièrement une fonction ou opération cognitive, un acte de connaissance. Dans son opérativité, cette fonction cognitive saisit ce qui constitue le phénomène comme tel, c’est-à-dire ses caractéristiques propres.

Considérons la notion de conception, indissociable de celle d’être. C’est là qu’intervient l’aventure du tétralemme. Soit un concept “x”, une chose ou un être ; quelles sont les possibilités conceptuelles de cet être ? Ce sont : l’être, le non-être, l’être et le non-être et l’absence d’”être et de non-être”. Epuisées les permutations des deux termes du tétralemme, toutes les possibilités d’être de cet être sont évacuées et alors s’évacue la conception de l’être. C’est ce qui, dans la philosophie bouddhiste, est appelé une “négation directe”.

La négation indirecte est la négation habituelle dans laquelle je dis que le verre est vide. Je nie la présence d’eau dans le verre, mais en même temps j’affirme son absence. Une négation qui affirme une absence est une négation indirecte. La négation directe n’affirme rien : c’est la fin de toute affirmation comme négation. Toutes les possibilités concernant “l’étance” de l’être sont épuisées. C’est le non-positionnement conceptuel ou le non-appui conceptuel, la non-conception, le non-né.

Imaginez la photo aérienne d’un territoire. Cette photo est le terrain et nous sommes le cartographe qui, sur cette photo aérienne, dessine un cercle pour isoler une forêt, trace une ligne pour signifier une rivière et qui, après avoir défini des ensembles, des directions, pour mieux les repérer, leur donne des noms : “ Bens”, “Chartreuse de St-Hugon”, “Yougoslavie”… En fait, le cartographe c’est nous-mêmes et nos projections sont la carte. Il y a le terrain de notre expérience fondamentale et la carte de nos représentations, de nos conceptions. La carte émerge du terrain comme le serpent de la corde. Il y a quelque chose mais quelque chose auquel on donne une signification. Le problème du cartographe, le problème de l’observateur est qu’à un certain moment il prend la carte pour le terrain. Il ne perçoit alors plus que la carte. Il fonctionne uniquement avec les données de la carte. La carte est devenue le terrain et, même si la carte est encore en continuité avec le terrain, l’observateur ne fonctionne plus qu’avec ses références, ses noms et ses formes et il a perdu l’expérience directe, l’expérience immédiate du terrain.

Nous pourrions actualiser l’exemple en parlant de l’image radar et de ses représentations. Le processus de conception fonctionne comme un radar : une émission réagit avec le terrain, et la réaction est interprétée pour donner une image. Le radar aide à discerner le terrain, mais si l’on prend l’image radar qui représente le terrain pour le terrain, on est dans l’illusion. Les conceptions ne gênent pas si le terrain véritable qui transparaît dans l’écran est reconnu comme tel. Le terrain et son système d’interprétation, de représentation sont alors transparents et le système d’interprétation n’est pas pris pour le terrain.

Extrait d’un commentaire du Sutra du cœur publié aux éditions Prajña sous le titre Le Sutra du cœur.

Exergues

“La forme est vide, le vide est forme ; autre que forme, il n’est de vide et aussi, autre que vide, il n’est de forme.”

“Le phénomène n’est pas une chose, le phénomène est une fonction cognitive.”

“Il y a le terrain de notre expérience fondamentale et la carte de nos représentations.”

Définitions :

Le Sutra du cœur

Le Sutra du cœur, Hridaya Sutra, est l’un des principaux sutras du cycle des prajñaparamita Sutra. Son nom développé est Sutra du cœur de la prajñaparamita, ceci car il résume tous les enseignements de la prajñaparamita.

Tchènrézi et Shariputra

Tchènrézi est, dans le cadre du Sutra, un bodhisattva et Shariputra l’un des plus proches disciples du Bouddha. Tchènrézi représente aussi l’amour, la compassion et c’est lui qui expose le sutra du cœur de la prajñaparamita.

 

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