Les deux bodhicittas et les six paramitas

Denys Rinpoché

L’esprit d’éveil, bodhicitta, est la pratique du bodhisattva, la dimension intérieure, de cœur, de la discipline. Dans la continuité de la discipline extérieure, une vie bien ordonnée dans l’intelligence du karma, bodhicitta est l’ouverture du cœur-esprit. Il s’exprime dans le vœu de bodhisattva, “cheminer pour le bien de tous les vivants” – et se pratique dans les six paramita. Cette ouverture de cœur est amour, ouverture aux autres et intelligence, lâcher prise ou abandon fondamental.

Bodhicitta relatif : la compassion.

Pour obtenir l’éveil, pour réaliser la nature de bouddha, le cœur de toutes les pratiques du Mahayana est bodhicitta : l’esprit d’éveil. Celui-ci a deux facettes, nommées bodhicitta relatif et bodhicitta ultime : ce sont la compassion et l’expérience immédiate.

Nagarjurna nous parle de bodhicitta en ces termes : “Si le monde entier ou moi-même désirons obtenir l’insurpassable éveil, seul bodhicitta en sera la cause.” Qu’est-ce que bodhicitta ? “Une compassion stable comme la reine des montagnes qui rayonne dans toutes les directions et la sagesse primordiale libérée de toute dualité. » Il s’agit, au niveau relatif, relationnel, d’une compassion stable, immuable qui n’est pas partiale et qui, selon l’image, rayonne dans toutes les directions. D’autre part, bodhicitta dans son aspect éveillé, dans son aspect ultime est l’expérience d’immédiateté, l’intelligence éveillée qui perçoit immédiatement au-delà de toute dualité.

La compassion se trouve au début, au milieu et à la fin de la voie. Au début, il s’agit de dépasser nos attitudes égoïstes, égocentrées et d’être touché par la souffrance des autres. Au milieu, nous percevons que tous les êtres ont une même motivation : trouver le bonheur et éviter la souffrance ; nous voyons aussi que, dans leur confusion, tous autant qu’ils sont cultivent les causes de la souffrance et ne savent pas cultiver celles du bonheur. La compassion est alors une source d’inspiration pour aider, pour œuvrer pour tous les êtres. Finalement, lorsque la sagesse non dualiste est réalisée, dans celle-ci se trouve la forme ultime de compassion : la compassion spontanée, la compassion sans référence d’un bouddha. Elle est dite sans référence parce qu’en celle-ci les références de moi et d’autre n’ont plus cours.

En voie vers l’éveil, la compassion est au cœur de la pratique et, ultimement, arrivé à l’éveil, il n’y a rien d’autre à faire que de mettre en œuvre la compassion non dualiste d’un bouddha.

Bodhicitta ultime : l’intelligence

L’intelligence, bodhicitta dans sa dimension ultime, correspond à la pratique essentielle de l’ouverture et de l’abandon, l’apprentissage du lâcher prise fondamental. Son approche se fait par la découverte d’instants de pause qui sont des développements de la pratique de samatha-vipasyana. Ces instants de pause consistent à cesser d’être prisonniers de nos fixations. Ce sont des instants dans lesquels, en “décrochant”, on coupe la série des réactions en chaîne de nos conditionnements. Dans l’ouverture et le dégagement qu’on y découvre se développent la communication, la participation, fondements d’une compassion véritable. Ces instants de pause permettent d’approcher l’expérience des autres et du monde tels qu’ils sont. Ces instants de pause sont autant de rappels, d’éclairs de bodhicitta ultime.

S’il n’y a pas cet éclairage de bodhicitta ultime, notre compassion risque d’être une compassion conditionnée, une compassion en réaction.

L’apprenti bodhisattva, durant l’entraînement de son esprit, apprend dans toute situation à développer des éclairs : des rappels de bodhicitta ultime. Ainsi, chaque situation est de plus en plus abordée comme neuve et traitée d’une façon dégagée (…).

Les six paramita

Du point de vue d’un pratiquant, il existe une autre classification : “bodhicitta en aspiration”, qui correspond à l’engagement de bodhisattva, et bodhicitta en application qui est la pratique des six paramita.

Les six paramita sont les six vertus essentielles de toutes les pratiques du Mahayana. Ces six perfections suivent un ordre qui est celui d’une certaine progression logique, d’une gradation. Il y a d’abord le don puis la discipline, la patience, l’énergie, la méditation et la connaissance transcendante.

La pratique commence par le don, l’aptitude au don. C’est un point de départ très simple. Plutôt que de garder égoïstement, il s’agit simplement d’accepter de donner quelque chose. Accepter de partager, de donner. C’est le premier pas dans le dépassement d’une attitude égotique.

La deuxième paramita est celle de la discipline. Il y en a différentes formes, extérieure et intérieure. La discipline intérieure est plus particulièrement celle du bodhisattva. Elle se pratique dans la méditation de tonglen – de l’échange – qui consiste à ne jamais agir d’une façon égocentrée. Le cœur de la discipline est le dépassement des attitudes égocentrées.

La discipline extérieure est l’application de cette discipline intérieure dans un certain nombre de situations-types. Elle nous propose un certain nombre de règles qui sont autant de points de repère pour agir de façon juste dans des situations concrètes.

Les deux premières paramita, du don et de la discipline, sont au début les deux plus importantes, car elles constituent la base de ce qu’on appelle le développement de bienfaits. Bienfait signifie “faire bien”, agir de façon juste et saine comme nous venons d’en parler. L’action juste est gouvernée par ces deux premières paramita du don et de la discipline.

Les deux paramita suivantes : de la patience et de l’énergie, sont en quelque sorte des adjuvants pour la pratique du don et de la discipline, mais aussi pour les deux dernières paramita de la méditation et de la connaissance transcendante.

La patience n’est pas d’endurer, dans le sens de supporter ce qui est pesant, en se durcissant, se blindant pour tenir le coup. La pratique véritable de la patience fait plutôt appel à la transparence, à la perméabilité et à la souplesse ; c’est plus une qualité de fluidité dans laquelle les situations coulent sans heurt qu’une attitude dure dans laquelle “on supporterait” en se blindant.

La quatrième paramita est l’énergie, qui est une attitude dynamique et enthousiaste. L’énergie n’est pas laborieuse et pénible… L’énergie juste vient en comprenant la valeur profonde et le sens de ce que l’on fait. Cette compréhension permet une dédicace sans réserve à ce que l’on fait ; on peut s’y consacrer totalement, sans hésitation et avec joie, avec enthousiasme, même si c’est difficile.

Sans énergie, on ne fait rien ; c’est vrai dans les situations professionnelles et sociales et ça l’est encore plus dans le Dharma. Dans une situation professionnelle ou sociale, si l’on manque d’énergie, on a des rappels : “Monsieur, vous n’étiez pas là, votre travail n’est pas fait !” Dans la pratique du Dharma, on n’a pas de “boss”, on est face à soi-même : si l’on n’a pas la force intérieure qu’est cette énergie, il ne se passe rien du tout, on stagne, on dort. Dans la pratique du Dharma, on ne peut pas progresser sans énergie. Un bon exemple d’énergie est la vie de Milarépa. Je ne vais pas vous la raconter aujourd’hui, mais ceux qui ne la connaissent pas encore pourront la lire. C’est grâce à une énergie indéfectible qu’il est arrivé à l’éveil de son vivant.

La cinquième paramita est celle de la méditation, c’est la pratique assise ; dans celle-ci, on retrouve les autres paramita. Pour pratiquer la méditation, on donne de son temps. On a besoin d’une discipline du corps et de l’esprit. On a besoin de patience, on a parfois mal aux jambes et beaucoup de distractions. On a besoin d’énergie, c’est l’assiduité à la pratique et le rappel qui nous permettent de ne pas partir dans les distractions. L’énergie dans la méditation est directement en rapport avec le rappel. En méditation, il n’y a pas de contrainte, d’effort volontariste. Dans la méditation, l’effort ou l’énergie est l’apprentissage du rappel. Finalement, la compréhension intérieure issue de la méditation correspond à la connaissance transcendante.

La sixième paramita est la connaissance transcendante, elle se développe petit à petit dans la méditation. C’est une expérience directe, immédiate, de l’esprit, de la réalité.

Lorsque cette expérience directe et immédiate est intégrée à toutes les situations quotidiennes, les différentes paramita deviennent véritablement des perfections (le mot paramita se traduit par perfection). Le don devenant un don spontané, immédiat, non intentionnel, libre de l’expérience d’un sujet, d’un objet et d’un acte ; libre de l’expérience du donateur, du receveur, et du don. De même pour la discipline, la patience, l’énergie, etc.

Texte préparé par Lama Wangchouk à partir d’enseignements de Lama Denys

 

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