Gandi, Dôgen et l’écologie profonde

Robert Aitken

Comment développer une action juste en “pensant comme une montagne” ? Dans son étude d’une éthique inspirée par les enseignements du zen, Robert Aitken relie l’action de Gandhi et celles des bouddhistes engagés et met en évidence les relations entre la pensée de Dôgen et celle de l’écologie profonde (deep ecology).

Un ami demanda un jour à Gandhi si son objectif, en vivant auprès des villageois et en les servant du mieux qu’il le pouvait, était purement humanitaire. Le Mahatma répondit… “Je suis ici pour me servir moi-même, pour trouver ma propre réalisation en servant ces villageois.”

Cette remarquable conversation nous prouve, si besoin était, combien l’enseignement de Gandhi est universel. Elle constitue un véritable mondô. Le Mahatma répond à l’attitude figée de son interlocuteur, retourne sa question et s’en sert pour dévoiler la vérité sous-jacente. La question soulève en fait — et non sans malice — un doute récurrent : est-ce qu’en aidant les autres vous ne cherchez pas à vous grandir aux yeux de vos semblables ? La pure générosité existe-t-elle ? Est-il possible de vivre uniquement pour les autres ? En vivant de la sorte avec les pauvres, ne répondez-vous pas à vos propres besoins psychologiques ?

Gandhi réplique en adoptant un point de vue peu conventionnel. Il omet totalement le terme “humanitaire”, et je me demande d’ailleurs s’il l’a jamais utilisé dans l’ensemble de ses écrits et discours. L’humanitaire paraissant irréaliste à la personne qui pose la question, le Mahatma abonde donc dans son sens afin d’approfondir le sujet. Comme un judoka avancé, il utilise l’énergie et la poussée de l’autre. Mis au défi de nier qu’il se sert lui-même, il ne nie rien du tout, mais place le défi à un niveau plus haut, affirmant haut et clair que les villageois le servent. Il ne cherche absolument pas à se grandir aux yeux des autres mais à trouver sa propre réalisation, pour reprendre ses termes. Les soucis égocentriques se dissipent, la vraie nature de celui qui observe et agit apparaît clairement : elle n’est autre que la myriade d’êtres et de phénomènes. Thomas Merton a fait remarquer que la pratique de Gandhi était l’éveil de l’Inde et du monde à l’intérieur de lui. Merton ressentait de toute évidence qu’il s’agissait d’un éveil existentiel, mais qu’il soit existentiel ou simplement politique, la vérité demeure : l’autre n’est autre que moi-même.

La vision conventionnelle selon laquelle le service à autrui permet de se grandir aux yeux des autres coïncide avec celle qui accepte l’exploitation des personnes et de l’environnement, les guerres entre nations et les conflits familiaux. Comme avait coutume de le préciser Yasutani Rôshi, l’illusion fondamentale de l’humanité est d’imaginer que je suis ici et vous là-bas. Gandhi adopte une approche tout à fait orientale que nous retrouvons dans l’hindouisme, le taoïsme ainsi que dans le theravâda et le mahâyâna. Pour Dôgen Zenji et les bouddhistes zen au sens large, la voie est, comme nous l’avons mentionné plus haut, l’ouverture à la myriade d’êtres et de phénomènes. Chaque être certifie ma nature ultime, mais dès que je cherche à contrôler autrui, je m’illusionne, comme nous le rappelle encore cet extrait du Genjôkôan : “Aller au-devant des dix mille dharmas dans le dessein de les expérimenter et des les éveiller est illusion. C’est lorsque les dharmas nous poursuivent et nous pratiquent qu’il y a Éveil.”

Lorsque le moi va au devant d’autrui en s’imposant naît l’illusion qui engendre notamment les comportements à l’origine de la destruction de notre planète et des êtres qui la peuplent. D’autre part, s’éveiller ne consiste pas uniquement à apprendre d’une autre personne. Lorsque l’on s’oublie soi-même, la myriade d’êtres et de phénomènes nous renouvelle maintes et maintes fois sans cesser de nous enrichir. Cette régénération continue ne se réduit pas à ressentir l’unité de l’univers. Ainsi, les étoiles dans le ciel des Tropiques miroitent dans l’azur de mon esprit et le vent frais libère mes oreilles. De telles expériences ne sont ni philosophiques ni l’apanage de la tradition orientale. Pour trouver une vision semblable en Orient comme en Occident, au cours des deux derniers siècles, nous devons nous éloigner d’une culture qui a opté pour une interprétation utilitaire des instructions suivantes que Dieu donna à Noah : “Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains.”

En Occident, quelques rares génies relativement isolés, comme Wordsworth et Thoreau, nous ont appris que la nature nous pratique et qu’il faut vraiment se garder de la position inverse. Les quelques lignes qui suivent nous montrent comment les écrits de Wordsworth rejoignent ceux de Dôgen :

Crois-tu qu’en tout ce vaste monde
De choses qui toujours nous parlent,
Rien de soi-même ne viendra,
Que nous devions chercher toujours ?

L’ouverture à la myriade de phénomènes suit ce que George Sessions, dans le domaine de la Deep Ecology, appelle une conversion : “Aldo Leopold, forestier et écologiste, vécut une véritable conversion. Alors qu’il avait jusqu’alors pensé l’écologie en termes superficiels de gestion des ressources impliquant la domination de l’homme sur la nature, il se mit à affirmer que les humains doivent se considérer avec réalisme comme des membres à part entière de la communauté biotique. Après sa conversion, Leopold observa avec une clarté lumineuse comment il se défaisait progressivement de ses illusions anthropocentriques et commençait à “penser comme une montagne.”

Lorsque l’homme domine la nature, il va au-devant des dix mille dharmas dans le dessein de les expérimenter et de les éveiller ; c’est une illusion anthropocentrique. Nous retrouvons ce type de domination dans les rapports entre Américains et Vietnamiens, hommes et femmes, responsables et ouvriers, Blancs et Noirs. La Deep Ecology est une réaction de désespoir face au système d’exploitation conventionnel qui épuise nos minéraux, rase nos forêts et pollue nos rivières et lacs à grande vitesse. Nous retrouvons cette mentalité au plan social où les ressources humaines sont gérées de manière à servir à court terme les intérêts des responsables eux-mêmes. (…)

Dans le monde bouddhiste, la dernière génération a vu la naissance de mouvements tels que Sarvodaya Shramana au Sri Lanka, Coordinating Group for Religion in Society en Thaïlande, School of Youth for Social Service au Vietnam et Ittôen au Japon. Ils se sont développés dans la mouvance moderne de conscience sociale et se sont inspirés de l’enseignement sur le non-soi ainsi que des préceptes bouddhistes, tout comme l’ancienne voie de libération spirituelle hindoue avait inspiré Gandhi dans sa campagne pour l’indépendance de l’Inde. Dans le monde chrétien, nous avons vu la montée de tels mouvements, notamment celui des Catholic Workers qui, dans des dizaines de villes américaines, a ouvert des maisons communautaires tenues par des familles laïques afin d’offrir le gîte et le couvert aux plus démunis, suivant en cela l’enseignement de Jésus :

“Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites .”

Les personnes à l’origine de ces mouvements avaient compris que la certification par la myriade de phénomènes n’est pas uniquement une expérience ésotérique réservée à ceux qui embrassent la vie monastique. Pour Gandhi, “swaraj”, l’indépendance, caractérisait les personnes aptes à se prendre totalement en charge et à pratiquer la voie de la réalisation en se montrant ouverts aux Britanniques, l’ultime “autre” pour l’Inde coloniale. C’est aussi, comme il l’indiqua à quelqu’un qui remettait en cause son humanitarisme, la communion avec les pauvres, les handicapés et les opprimés : le fait de puiser l’eau, de creuser la terre et de penser comme eux. C’est la pratique de la réalisation au service de tous, policiers et politiciens y compris.

Dans la pratique consistant à communier, la troisième personne – il, elle – cède la place aux je et nous. Ainsi, quand Dôgen Zenji affirme que l’autre n’est autre que moi-même, il inclut les montagnes, les rivières et la terre. Lorsque nous pensons comme une montagne, nous pensons aussi comme l’ours brun, adoptant la vision de la Deep Ecology qui requiert de nous ouvrir à la réalité du grizzli pour entrer en véritable amitié avec lui. Selon cette approche, nous dépassons les préoccupations habituelles de Gandhi.

Cette empathie profonde est une manifestation de la compassion. Si nous revenons une fois encore au passage suivant du Sûtra du Diamant : “Cultiver un esprit qui ne s’appuie sur rien”, nous comprenons que “sur rien” renvoie au tréfonds de l’expérience la plus pure, en ses qualités de repos et de paix intérieure. “Cultiver” signifie “manifester” dans le sens d’ “être ferme dans ses positions” et contenir les dix mille phénomènes. Pour le pacifiste ou l’écologiste, le message du Sûtra du Diamant serait le suivant : “Depuis ce lieu de quiétude fondamentale, agissez en tant qu’hommes et femmes de paix. Manifestez-la là où on voudrait la détruire.”

Extrait de « Agir zen », Editions du Relié 2003.

 

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