La responsabilité universelle

Tenzin Gyatso XIVe Dalaï Lama

Pour faire face aux grands problèmes qui menacent l’humanité, il est indispensable que chacun prenne conscience de sa responsabilité et l’assume au mieux pour l’intérêt général. Seul le développement de la compassion est apte à nous transformer pour que nous agissions dans ce sens et que nous puissions intégrer une éthique de vie dans les relations internationales, dans la science et même dans la religion.

Je pense qu’en dépit des rapides progrès de la civilisation durant ce siècle, la cause la plus immédiate de notre dilemme actuel est l’accent excessif porté sur le seul développement matériel. Nous sommes tellement obnubilés sans le savoir par cette course que nous avons négligé de répondre aux besoins humains les plus élémentaires d’amour, de bonté, de coopération et de sollicitude. Quand nous ne connaissons pas quelqu’un ou que nous trouvons une raison quelconque de ne pas nous sentir lié à un individu ou à un groupe particulier, tout simplement nous les ignorons. Pourtant, le développement de la société humaine se base entièrement sur l’entraide. Une fois que nous avons perdu l’humanité essentielle qui nous fonde, à quoi bon rechercher uniquement le progrès matériel ?

Pour moi, c’est clair : un authentique sens de responsabilité ne peut résulter que d’un développement de la compassion. Seul un sentiment spontané d’empathie avec les autres peut réellement nous motiver à agir dans leur intérêt. J’ai déjà expliqué ailleurs comment cultiver la compassion. Juste pour mémoire dans ce bref exposé, j’aimerais examiner comment notre situation globale actuelle peut être améliorée en prenant davantage appui sur la responsabilité universelle.

D’abord, il me faut mentionner que je ne crois ni à la création de mouvements ni à embrasser des idéologies. Pas plus que je n’apprécie la pratique d’établir une organisation afin de promouvoir telle ou telle idée, ce qui implique qu’un petit groupe est seul responsable de l’accomplissement d’un dessein, alors que tous les autres en sont exempts. Dans les circonstances présentes, nul d’entre nous ne peut se permettre de présumer que quelqu’un d’autre va résoudre nos problèmes. Chacun de nous doit assumer sa propre part de responsabilité universelle. Ainsi, à mesure que s’accroîtra le nombre d’individus concernés et responsables – des dizaines, des centaines, puis des milliers et même des centaines de milliers – l’atmosphère générale s’en trouvera améliorée. Si nous nous décourageons, nous n’atteindrons même pas aux buts les plus simples. Une détermination constante et persévérante nous permettra de parvenir aux objectifs même les plus difficiles.

Adopter une attitude de responsabilité universelle est essentiellement une affaire personnelle. Le test réel de la compassion n’est pas ce que nous disons lors de conversations abstraites, c’est notre manière de nous comporter dans la vie de tous les jours. Néanmoins, certaines options sont fondamentales pour pratiquer l’altruisme.

Bien qu’aucun système de gouvernement ne soit parfait, la démocratie est ce qu’il y a de plus proche de la nature essentielle de l’humanité. Donc, ceux d’entre nous qui en jouissent doivent continuer de lutter pour le droit de tous d’y avoir accès. Plus encore, la démocratie est le seul fondement stable sur lequel ériger une structure politique globale. Pour œuvrer en commun, nous devons respecter le droit de tous les peuples et nations de préserver leurs propres caractères et valeurs distinctives.

Un effort énorme sera requis en particulier pour faire entrer la compassion dans le domaine des échanges internationaux. L’inégalité économique, notamment entre nations développées et en développement, est toujours la source majeure des souffrances sur notre planète. Même si elles y perdent à court terme, les grandes entreprises multinationales doivent mettre fin à l’exploitation des pays pauvres. Pomper les quelques ressources précieuses que possèdent ces nations simplement pour alimenter la consommation des pays développés est désas- treux ; si cela continue sans le moindre contrôle, tout le monde finira par en souffrir. Consolider des économies faibles et non-diversifiées est une option beaucoup plus sage en vue de promouvoir la stabilité tant politique qu’économique. Aussi idéaliste que cela puisse paraître, l’altruisme, et pas seulement la compétition ou la course à la richesse, devrait être la force motrice dans le domaine des affaires.

De même, nous avons à renouveler nos engagements à l’égard des valeurs humaines dans les sciences. Bien que le but primordial de la science soit d’en savoir toujours davantage sur la réalité, un autre de ses objectifs est d’améliorer la qualité de la vie. Sans motivation altruiste, les scientifiques ne peuvent faire la distinction entre technologies bénéfiques et simples expédients. Les dommages causés à l’environnement autour de nous sont les résultats les plus flagrants de cette confusion. Une motivation adéquate est encore plus impérative dès lors qu’il s’agit de régir l’extraordinaire éventail des nouvelles techniques biologiques par lesquelles nous pouvons désormais manipuler les structures subtiles de la vie elle-même. Sans fonder chacune de nos actions sur une base éthique, nous risquons de porter d’irrémédiables préjudices à la délicate matrice de la vie.

Les religions du monde ne sont pas, elles non plus, exemptées de cette responsabilité. Le but de la religion n’est pas de bâtir de beaux temples et sanctuaires, mais de cultiver les qualités humaines positives comme la tolérance, la générosité et l’amour. Toutes les religions du monde, quelle que soit leur vision philosophique, sont d’abord et avant tout fondées sur le précepte d’amoindrir notre égoïsme et de servir les autres. Malheureusement, il arrive parfois que la religion elle-même provoque davantage de querelles qu’elle n’en résout. Les adeptes des diverses fois devraient réaliser que chaque tradition religieuse a une valeur intrinsèque considérable et les moyens de dispenser le bien-être tant mental que spirituel. Une seule religion, comme une nourriture unique, ne saurait satisfaire tout le monde. Selon leurs dispositions mentales diverses, certains font leur miel de tels enseignements, d’autres en goûtent de différents. Chaque religion est à même de former des êtres au grand cœur, et malgré leurs philosophies souvent contradictoires, toutes en ont façonnés. Si bien qu’il n’existe aucune raison de s’engager dans une bigoterie religieuse sectaire ni dans l’intolérance, alors qu’il y a toute raison d’apprécier et de respecter les formes les plus diverses de pratique spirituelle.

Extrait de « Communauté globale et nécessité de la responsabilité universelle », Editions Olizane.

 

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