Punir et guérir, deux approches de l’éthique

Lama Denys Rinpoché

Si les règles qui sont mises en avant par les différentes traditions sont universelles, la conception de l’éthique dans le Dharma est relativement différente de celle en vigueur dans le monothéisme occidental. Ce dernier prône en effet une approche plutôt juridique alors que la voie du Bouddha met en avant une perspective médicale.

Le karma et l’éthique

Le karma, dans ses différents aspects, est la base de la discipline, de l’éthique du Dharma. On peut dire aussi que le karma est la base du bonheur, et finalement les deux se rejoignent, la discipline n’étant autre que de cultiver ce qui est heureux, tant pour les autres que pour soi-même, et d’éviter en même temps ce qui est malheureux, là aussi tant pour les autres que pour soi-même.

La difficulté, lorsqu’on aborde ces notions dans un contexte occidental, est à la fois la similitude qu’il y a avec certaines notions classiques d’éthique que nous avons héritées de notre environnement culturel et traditionnel, et aussi, simultanément, la différence profonde qu’il y a dans l’attitude d’esprit et la perspective. Les actes positifs, négatifs, somme toute, convergent très largement avec une notion d’éthique universelle. Néanmoins, la perspective du Dharma est très différente de la neutralité dans laquelle on aborde généralement la discipline en Occident. La mentalité occidentale est une mentalité qu’on pourrait dire à dominante juridique alors que la mentalité du Dharma est à dominante médicale.

Perspective juridique et perspective médicale

D’où vient la mentalité juridique ? Les Romains y sont pour quelque chose. Ils furent de grands juristes, ce qui a eu de bons côtés, mais aussi des effets moins bénéfiques. Une perspective juridique naturellement se réfère à une loi avec un législateur, avec un juge et aussi, nécessairement, avec un tribunal auquel sont soumis les cas. On est jugé coupable ou non coupable selon la loi.

C’est toute une structure mentale où le sentiment de culpabilité est très présent, qui est associée à une tradition théiste dans laquelle Dieu est le grand juge et dans laquelle sa parole est la loi, etc., et qui amène ceux qui sont assujettis à la loi, les sujets, à vivre sous l’œil omniprésent, “tout voyant”. Même quand on est tout seul et qu’il n’y a personne d’autre, faites attention, vous êtes quand même vus…, le big boss est toujours sur votre épaule. Ça vaut la peine de considérer la chose car on n’en est pas exempt. Même si on n’a pas eu une éducation religieuse particulière, cette mentalité est lourdement véhiculée par l’environnement. De bien des manières, nous en sommes pétris et bien rares sont ceux qui s’en sont profondément libérés.

L’approche du Dharma, elle, est médicale et permet de faire table rase de toute la mentalité juridique. Nous sommes tous sains, foncièrement, et cette santé fondamentale est la nature profonde de notre expérience. La santé est notre état naturel, notre état premier. Ensuite il y a des dérèglements, des déséquilibres, qui amènent des dysfonctionnements, eux-mêmes sources de pathologies, d’états de dysharmonie. Ces fonctionnements dysharmonieux impliquent un certain manque de synchronisation et d’équilibre qui est expérimenté de façon pénible et douloureuse, sous forme de maladie ou autres souffrances.

Dans ce contexte, la discipline du Dharma enseigne à cultiver des règles de santé – santé du corps, de la parole et de l’esprit – entendu que la conformité à ce qu’on pourrait appeler à ce moment-là une hygiène de vie, physique, verbale et spirituelle, amène la santé, avec le bien-être naturel de la santé. L’absence d’une telle hygiène de vie physique, verbale et spirituelle amène un certain nombre de fonctionnements pathogènes et maladifs qui se traduisent sous forme de différentes difficultés, peines, ou souffrances.

La perspective médicale du Dharma amène une approche radicalement différente mais non moins rigoureuse. En effet, dans une approche juridique on peut espérer qu’avec un peu de chance le tribunal ne siégera pas avant la rentrée, qu’il est peut-être possible de monnayer son procès ou d’engager un bon avocat ou encore de se racheter de différentes façons… Dans une perspective médicale, les conséquences pathologiques d’agents pathogènes sont inéluctables. C’est dans cette perspective-là qu’on dit souvent que le karma est inéluctable. On ne peut pas échapper à sa propre expérience et à la façon dont on la façonne. Dans nos faits et gestes, nous façonnons ce que nous expérimentons et ce que nous sommes ; c’est dans l’utilisation de cette liberté qu’est notre responsabilité.

Une discipline de déconditionnement

D’une façon générale, la voie est un déconditionnement, un dévoilement. La discipline est donc une discipline de déconditionnement. Mais dans le processus de déconditionnement, il est utile de substituer à de mauvais conditionnements de bons conditionnements. Alors, bien sûr, on va tout de suite dire : “Mais ne substitue-t-on pas juste un conditionnement à un autre ?” Oui, mais aussi non. Car un bon conditionnement est bon dans la mesure où il contient en lui-même la possibilité de son dépassement. Autrement dit, un mauvais conditionnement est un conditionnement qui nous écarte de l’éveil, qui nous écarte du cœur-esprit éveillé, et un bon conditionnement est ce qui contrecarre un mauvais conditionnement et qui va dans le sens de plus d’ouverture, de clarté et de disponibilité. Les bons conditionnements qui se substituent aux mauvais ont bien évidemment un rôle transitoire. Si l’on s’accrochait aux bons conditionnements, on ferait erreur. Il est une parole célèbre qui dit : “Les attachements habituels sont comme des cordes de paille, les attachements au Dharma sont comme des chaînes d’or”. Un conditionnement habituel peut être une corde faite de paille, mais si l’on s’attache à un bon conditionnement, même si c’est de l’or, c’est une entrave d’autant plus grande. Donc les bons conditionnements, c’est-à-dire la discipline, sont bons dans la mesure où, utilisés de façon juste, ils sont une thérapie, un médicament qui contrecarre un comportement maladif, pathogène, source de douleurs et de problèmes. Mais pour qu’il y ait guérison, il faut que le mal soit dissous par le remède, mais aussi que le médicament soit digéré. Comme chacun sait, tout médicament est aussi un poison et si le patient ne digère pas le médicament, il meurt intoxiqué. C’est vrai largement de la discipline comme de tous remèdes ; cela se dit aussi de la compréhension de la vacuité. Cette image de la thérapie est très pertinente et utilisée fréquemment de manière traditionnelle. Le Bouddha a souvent été présenté comme le grand médecin et la pratique comme la grande thérapie, la thérapie la plus essentielle qui délivre de la maladie dont chacun souffre : l’illusion, avec son cortège de problèmes, de souffrances, de douleurs, etc., l’illusion qui est la source de l’ego, des comportements égotiques et des passions qui en découlent.

Extrait de « L’Éveil du cœur et de l’esprit », Karma Ling 1995 (séminaire août 1993) et de « Comprendre dans l’expérience », Karma Ling 1995 (séminaire été 1994).

 

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