L’éthique de la nature spontanée

Lama Lhundroup

Pour ne pas se transformer en idéologie et instruments de pouvoir, les valeurs humaines universelles ne devraient-elles pas puiser leurs racines dans le mode d’être du vivant ? Francisco Varela ouvre à une vision novatrice de l’éthique qui renoue avec les traditions ancestrales et notamment celle de la Chine ancienne.

Qu’est-ce que le critère du bien et du mal ? Nous nous référons généralement en Occident à des énoncés théologiques ou rationnels qui font office de loi dont le respect ou la violation servent de critères de jugement. Une vision morale dogmatique et souvent univoque s’est ainsi inscrite dans nos mentalités. Les codes moraux s’affrontent entre eux ou avec leur contrepartie négative qui est le rejet pur et simple de toutes références considérées comme arbitraires. Faute de considérer l’expérience humaine simple et fondamentale avant que n’interviennent les élaborations conceptuelles aussi valables soient-elles, nous sommes arrivés dans une impasse : d’un côté, la morale religieuse, issue d’un acte de foi et associée à des intérêts personnels ou politiques, s’impose comme une éthique du pouvoir et, de l’autre côté, une vision plus ou moins nihiliste ou condescendante s’approprie les valeurs de la liberté.

Il existe pourtant une voie du milieu qui est non pas un intermédiaire entre ces deux extrêmes mais leur dépassement dans une vision qui les précède et qui considère la nature spontanée de l’éthique.

Dans la tradition chinoise, cette vision est fondée sur la notion de milieu. Dans l’un des Quatre Livres, l’Invariable Milieu, on trouve cette définition : “On appelle “milieu” ce qui n’incline d’aucun côté et “constant” ce qui ne change pas. Le centre est ainsi le principe cardinal de l’univers et l’invariable est sa structure constante…” Ici le centre est non seulement un principe métaphysique mais surtout une expérience première, c’est-à-dire non pas les tables de la loi mais la disposition naturelle des choses telles qu’elles sont.

Toujours dans l’Invariable Milieu : “L’ordre céleste s’appelle Nature. Se conformer à la nature s’appelle le Dao. Cultiver le Dao, c’est l’enseignement. Du Dao on ne peut s’écarter d’un iota. S’en écarter n’est pas le Dao (…). Lorsque bonheur, ressentiment, tristesse, joie ne s’élèvent pas, cela s’appelle le centre. Lorsque cela se produit et que cela est mesuré, cela s’appelle l’harmonie. Le centre est le grand fondement de l’univers. L’harmonie est le principe universel. Parfaire le centre et l’harmonie et alors tout ce qui est de la dimension du ciel et de la terre est à sa place et les dix mille êtres sont engendrés.”

Dans cette perspective nous voyons que le critère du bon ou du bien est ramené à la source même du vivant qu’est l’harmonie. Or l’être humain est un aspect du vivant. C’est pourquoi, si son inscription dans le monde fait appel à une éthique qu’il souhaite garante de l’harmonie, cela ne peut être qu’une éthique du vivant.

Dans les Entretiens de Confucius il est dit : “Le Dao n’est pas séparé des êtres humains. Si ce que les humains considèrent comme le Dao était séparé des humains, cela ne pourrait être le Dao”. Il est dit dans le Livre des Odes : “Celui qui fait un manche de hache a un modèle tout près de lui (à savoir le manche de la hache dont il se sert ; il prend un manche (une hache munie de son manche) pour faire un autre manche. Bien que le modèle ne soit pas loin, l’ouvrier qui le considère en tournant les yeux obliquement juge qu’il est à distance du bois destiné à la confection d’un nouveau manche. (La règle de nos actions ou la loi naturelle est encore beaucoup plus près de nous ; elle est innée en nous. Le sage forme l’homme par l’homme, il se contente de le corriger de ses défauts.”

En rapprochant les découvertes des sciences cognitives et le fonds des philosophies orientales, le philosophe et scientifique Francisco Varela étaye cette vision. Il se réfère notamment à Meng Tzeu, une des grandes figures de la tradition chinoise qui illustre de façon concrète la pensée de Confucius : “Tous les hommes ont un cœur compatissant (…). Voici un exemple qui prouve ce que j’avance : à savoir que tous les hommes ont un cœur compatissant. Supposons qu’un groupe d’hommes aperçoive soudain un enfant qui va tomber dans un puits ; ils éprouvent tous un sentiment de crainte et de compassion. S’ils manifestent cette crainte et cette compassion, ce n’est pas pour se concilier l’amitié des parents de l’enfant ni pour s’attirer des éloges de la part de leurs compatriotes et de leurs amis ni pour ne pas se faire une réputation d’homme sans cœur.”

Francisco Varela expose le problème de la façon suivante :

“Pour commencer, et en restant approximatif, je dirai que l’individu sage (ou vertueux) est celui qui sait ce qu’est le bien et qui le fait spontanément. C’est cette spontanéité de la perception-action que nous devons examiner d’un point de vue critique, en prenant le contre-pied de l’attitude habituelle face au comportement éthique où l’on commence par étudier le contenu intentionnel pour arriver à la rationalité des jugements moraux.

Cette distinction importante a néanmoins été occultée non seulement par les philosophes et les savants qui se réclament de la pensée de Kant et de Husserl, mais aussi par ceux qu’intéressent au premier chef les différents aspects de l’apprentissage et du comportement. Jean Piaget, pour ne citer que lui, dit au début du Jugement moral chez l’enfant : “C’est le jugement moral que nous nous sommes proposés d’étudier, et non les conduites ou les sentiments moraux.” Dans les dernières pages du même ouvrage, on peut lire ceci : “La logique est une morale de la pensée, comme la morale est une logique de l’action. […] C’est la raison pure qui commande à la fois la réflexion théorique et la vie pratique […]”

Nous devons cependant nous poser une question : pourquoi confondre le comportement éthique et le jugement moral ? La réponse que la majorité des gens apportent à cette question correspond au point de vue occidental orthodoxe et non à ce qu’ils font dans la vie quotidienne. Ce point est capital. Considérons une journée normale. Vous marchez tranquillement dans la rue, en réfléchissant à ce que vous devez dire à une prochaine réunion. Vous entendez le bruit d’un accident, ce qui vous incite immédiatement à voir si vous pouvez être d’un quelconque secours. Ou bien vous arrivez au bureau et, constatant l’embarras de votre secrétaire sur un certain sujet, vous détournez la conversation par une remarque humoristique. Les actes de ce type ne sont pas le fruit du jugement ou du raisonnement mais d’une aptitude à faire face immédiatement aux événements. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que nous accomplissons ces gestes parce que les circonstances les ont déclenchés en nous. Il s’agit pourtant de véritables actions éthiques ; en fait, elles représentent le type le plus courant de comportement éthique dont nous faisons preuve dans la vie de tous les jours.

On a pourtant tendance à opposer ce type de comportement éthique ordinaire à la situation où l’on éprouve un “je” central qui est la cause de l’action volontaire, délibérée. Par exemple, en lisant dans le journal un article sur la guerre civile qui dévaste l’ex-Yougoslavie, j’appelle un ami car je veux contribuer à une campagne de secours aux victimes. Ou bien, inquiet des difficultés scolaires de mon enfant, je réfléchis à un mode d’action et je prends la résolution d’être plus présent dans son travail. Dans ces situations, nous sentons que l’action est “nôtre”, nous pouvons en fournir la raison puisque nous espérons atteindre par elle un but précis. Et si on nous le demandait, nous n’aurions aucun mal à nous justifier ; en effet, il suffirait d’attribuer à notre comportement le but éminent que nous nous sommes fixé.

Certes, notre conduite éthique et morale dépend en partie de ces jugements et de ces justifications. Ce que je veux dire, c’est que nous ne pouvons pas, nous ne devons pas passer rapidement sur le premier type de comportement éthique ordinaire, sous prétexte qu’il tient uniquement du “réflexe”. Pourquoi ne pas commencer par ce qui est ordinaire et voir où cela nous mène ?”

Texte préparé par Lama Lhundroup à partir de l’ouvrage de Francisco Varela « Quel Savoir Pour l’Ethique ? » Ed. La découverte, 1996. Citations chinoises extraites de « Les quatre livres », trad. S. Couvreur, Kuangchi press, Taïwan.

 

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