Le respect de la création selon la tradition chrétienne orthodoxe

Michel-Maxime Egger

La création est sacrée et son respect est au cœur du message biblique. La crise écologique est liée à une approche utilitariste de la nature basée sur les notions de progrès continu et de croissance illimitée. Cette vision du monde où la raison est souveraine nous a fait oublier notre rôle de médiateur entre Dieu et la nature. Retrouver ce lien et reconnaître l’interdépendance qui nous unit à la terre est une nécessité pour ne plus la défigurer mais pour la transfigurer.

La planète est en danger. Il faut donc réagir. Agir sans tarder. Les Églises ont commencé à bouger, mais certainement pas encore avec l’engagement requis tant par la gravité de la situation que par les principes anthropologiques et cosmologiques de la foi en Christ.

Contrairement à ce que beaucoup de chrétiens pensent encore trop souvent, le respect de la création est au cœur même du témoignage et de la mission de l’Église. De l’Incarnation à la Résurrection, toute l’œuvre salvatrice du Christ a une dimension cosmique

En devenant chair, le Verbe a renouvelé non seulement l’humanité, mais toute la création. En se laissant baptiser par Jean, le Christ n’a pas sanctifié que les eaux du Jourdain, mais toute la nature, en faisant un lieu possible de réconciliation et de communion avec Dieu. En mourant sur la Croix et ressuscitant, Il a restauré la capacité de la matière à être porteuse de la grâce et, par là même, à vaincre les forces de mort et de corruption.

Dans cette perspective, la création est « sacrée ». Non pas en soi, mais à cause de cette capacité à devenir sacrement de la Présence divine. « En vérité, la création ne possède aucun don qui ne lui vienne de l’Esprit », écrit Basile de Césarée (IVe s.). Tout en s’opposant au panthéisme qui accorde à la création une essence divine au risque d’en faire une idole, l’Orient chrétien a toujours maintenu cette vision « panenthéiste » d’une énergie divine – potentielle ou cachée, sinon manifeste – au cœur des choses. Si le monde n’est pas Dieu, Dieu est en tout. « Toi qui es partout présent et qui emplis tout », proclame l’Église orthodoxe dans sa prière au Saint-Esprit. Le salut auquel j’ai à œuvrer n’est donc pas que celui de mon âme, individuelle et immatérielle ; il concerne aussi mon corps et toute la création, matérielle. Et par salut, il faut entendre non seulement la survie et la sauvegarde de la nature, mais sa participation à la vie et à la gloire de Dieu.

Cette prise de conscience est d’autant plus essentielle que, tout global et complexe qu’il soit, le problème environnemental est fondamentalement spirituel. En matière d’écologie, on confond souvent les causes et les symptômes, et l’on n’intervient que sur ceux-ci. Or, les origines du problème sont à chercher dans une certaine vision de l’homme et du monde, qui, dès la Renaissance, a conduit au développement d’une civilisation fondée sur le mythe du progrès continu, de la raison souveraine et utilitariste ainsi que de la croissance illimitée, dont nous payons aujourd’hui les excès. En ce sens, la crise écologique est bien, comme le souligne l’évêque Jean Zizioulas,

« la crise d’une culture qui a perdu le sens de la sacralité du monde, parce qu’elle a perdu sa relation à Dieu. »

« Au principe, Dieu créa le ciel et la terre… » (Gn 1, 1). C’est le point de départ, révélé par les récits de la Genèse : la nature, la matière n’ont pas existé de tout temps et ne sont pas nés d’eux-mêmes ; ils ont été créés par le Dieu trinitaire. Cette création est « bonne ». À double titre : par ce qu’elle est et par ce qu’elle est appelée à devenir, sur le plan eschatologique.

Bonne, la création l’est d’abord en tant que don excellent et gratuit de Dieu, fruit non d’une nécessité mais de sa volonté libre et souveraine, manifestation de son amour infini. Certes, l’homme l’a blessée et souillée, mais elle n’a pas complètement perdu sa gloire première, toute voilée ou obscurcie qu’elle soit. Transcendante dans son essence, la Trinité y est restée mystérieusement présente par ses énergies à la fois structurantes et vivifiantes. Personne n’en témoigne mieux que les saints : purifiés par l’ascèse et dilatés par le repentir, les yeux de leur cœur contemplent l’univers comme un « livre divin » où, au-delà de la surface des choses, se laissent entendre les paroles ineffables de la Sagesse éternelle, voir sa lumière invisible et sentir son mystérieux amour.

Bonne, la création l’est aussi par le dessein pré-éternel de Dieu sur elle : être transfigurée pour « entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8, 21). Tout le cosmos est, avec l’homme, promis à la régénération finale (Ap 21, 1) et à la vie éternelle, dans l’union au Christ (Ep 1, 10). Ce dessein glorieux et éternel, la création ne peut cependant l’accomplir par elle-même. Créée ex nihilo (2 M 7, 28), elle est par nature soumise à la loi du temps et menacée sans cesse d’un retour au néant d’où elle a été tirée. Elle ne peut échapper à cette finitude et accéder à la gloire promise qu’en étant unie et ramenée à cet au-delà d’elle-même qui est son origine : Dieu.

C’est là qu’intervient le rôle de l’être humain qui, pour la tradition biblique, n’est pas qu’une créature parmi d’autres. Comme le montre saint Maxime le Confesseur (VIe-VIIe s.), il est le « sommet » de la création, destiné à unir en lui Dieu et la nature, le ciel et la terre, le masculin et le féminin. « Microcosme », il contient le monde autant qu’il en fait partie. « Être-frontière », il appartient aux deux ordres de réalité : le spirituel et le matériel.

D’une part, créés de la terre et de la poussière (Gn 2, 7), nous sommes organiquement liés à la création ; nous en dépendons pour nous nourrir, nous vêtir, nous loger. D’autre part, créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 26), nous sommes appelés à transcender le monde matériel, à le sanctifier à travers notre propre sanctification, à le ramener à Dieu à travers notre propre union au Christ dans l’Esprit saint. Il y a donc entre l’homme et la création une interdépendance essentielle, vitale : l’un ne peut survivre sans l’autre. Si elle périt, il périra avec elle ; s’il chute, il l’entraîne avec lui vers la mort de la même manière que s’il monte vers Dieu, il l’élève avec lui dans le Royaume des cieux.

Telle est donc notre vocation: être les médiateurs entre Dieu et la nature, grandir dans une double relation où nous brûlons d’amour non seulement pour Dieu, mais « pour toute la création, pour les oiseaux, pour les bêtes de la terre » (Isaac le Syrien, VIIe s.), « jusqu’à ce que Dieu soit tout en » ( 1 Co 5, 28).

Comme disait le grand théologien roumain Dumitru Staniloae, « le monde n’est pas seulement un don, mais une tâche pour l’homme ». Une tâche qui engage notre liberté et notre responsabilité, qui nous place devant des choix : agissons-nous avec la nature comme des individus égoïstes qui se croient le centre du monde ou comme des personnes en quête de communion ? Considérons-nous les autres créatures comme des moyens de satisfaire nos désirs infinis de consommateurs, ou comme des espaces de rencontre avec Dieu ? Quel type de regard portons-nous sur le monde : contemplatif ou prédateur ?

Dieu nous a donné le monde non pas pour le défigurer, mais pour le transfigurer. Non pas pour l’exploiter, mais pour le cultiver et le réoffrir à Dieu en action de grâces. Non pas pour être ses maîtres tout-puissants – au risque d’en devenir ses esclaves à travers l’asservissement à nos passions matérielles – mais ses prêtres.

Devenir prêtre du monde, c’est entrer dans un mode d’être relationnel, une attitude eucharistique et de co-participation centrée sur l’amour et la communion, fondée sur une metanoia permanente, l’humilité, l’action de grâces, la transformation créatrice, l’offrande et le partage.

Ce texte est une version très raccourcie et synthétique d’une étude parue dans Buisson ardent, Cahiers Saint-Silouane l’Athonite, Ed. Sel de la Terre, n° 9, 2003, p. 79-105, lequel était une version amplifiée d’une étude : Le respect de la création, Christus,n° 195, juillet 2002, p. 327-334.

 

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