Cet indien-là

Éric Julien

Cet Indien-là, il est porteur de beauté, de légèreté, une beauté magique issue d’un équilibre subtil entre les êtres et les choses. Une beauté dont nous avons oublié la légèreté et la joie. Une beauté dont nous traquons la moindre parcelle, dans une recherche désespérée de retrouver le sens de l’équilibre et de la vie. Nous la voyons, nous la sentons, elle nous attire, mais elle nous inquiète aussi. N’est-ce pas cette beauté, cette manière d’être que nous avons à ce point perdue, que nous en recherchons la moindre trace, la moindre parcelle chez ces “sauvages”, témoignages archaïques d’un autre temps ? Cette beauté que nous saluons de mille mots, mais qu’il est parfois si difficile de vivre au quotidien. Cette beauté profonde, lumineuse, intérieure.

“ La beauté indienne ne se remarque pas, elle ne cherche pas à être remarquée. Elle n’est ni dédain, ni provocation. Elle ne se mesure à aucune laideur, elle ne transfigure pas, elle n’idéalise pas. Elle est là, seulement triomphale […] Nous, qui débordons tant de richesses que nous pouvons les distribuer dans le monde, aux peuples en famine, aux enfants mal nourris. Et ces peuples, eux, se vengent, simplement, en étant beaux.”

Mettre en image “le beau”, et le montrer comme ça, dans nos salons, nos cuisines, n’est-ce pas risquer d’en nier, d’en tuer la réalité ? Pour les peuples premiers en général, les Kogis en particulier, le beau n’est pas un état coupé du monde, quelque chose qui aurait sa logique et sa cohérence propre. C’est une résultante, le prolongement d’un état d’harmonie, d’une posture “juste” que la médecine, métamorphose de l’être, vous aide à vivre, à (re)sentir. C’est l’expression, impression magique, de vies qui restent reliées à l’expérience de l’univers.

Comment traduire en images un peuple silencieux, peu accessible, un peuple pour qui l’expérience, et non l’apparence des choses, fonde l’existence. Peuples-univers qui enroulent leurs pensées, peuples-béton qui fuient le temps de la vie, hommes du rond solidaire ou du carré solitaire, qu’avez-vous à vous dire ? Peuples de signes bavards, saurez-vous entendre les silences du cœur, sombres battements du monde ?

“Le regard n’est rien d’autre que la lecture des signes. Mais quand les signes ont cessé d’apparaître, que faire de ses yeux ?”

II y a toutes ces questions, mais il y a encore et toujours cette logique, cette histoire à construire, à habiter, pour que ce chemin, “le chemin des neuf mondes”, ne disparaisse pas comme ça, un filet d’eau avalé par les sables du désert. Un processus est commencé, un engagement est pris, il faut le faire vivre. Les Kogis nous font confiance, des possibles commencent à s’ouvrir, pour eux, pour nous, des possibles toujours fragiles dans un pays aussi difficile que la Colombie. Alors, montrer et partager cette histoire, n’est-ce pas la faire vivre, nous faire vivre et progresser doucement, à pas comptés, vers la lueur du monde, vers l’Art de la vie ?

“Ce que les peuples Indiens ont inventé, ainsi, siècle après siècle et qui vient aujourd’hui jusqu’à nous, pour nous rendre humbles, pour nous illuminer de son expérience : dans le monde humain il n’y a pas un instant où l’inconscience soit possible, il n’y a pas moyen d’éteindre, fût-ce en dormant, l’éclair de son regard. […] Tout est recherche de la connaissance, application, préparatif en vue de l’extermination des dangers du silence et de l’esclavage. TOUT EST ART. “

Extrait de Le chemin des neuf mondes, de Eric Julien, éd. Albin Michel, 2001. Les citations du textes sont de J.-M.G. Le Clézio.

 

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