L’écologie est une foi

Edward Goldsmith

Dans son ouvrage Le Tao de l’écologie, Edward Goldsmith montre en quoi la science moderne qui s’est substituée à la religion d’antan, conserve des systèmes de pensée et des fonctionnements sociaux assez analogues à ceux qu’elle prétend avoir supprimés. La foi en particulier n’est pas absente de la science actuelle et l’écologie ne saurait en faire abstraction. Il convient plutôt de définir les valeurs dignes de foi afin de préserver l’avenir de l’écosphère.

L’homme traditionnel croyait aveuglément aux principes sacrés dont il était imprégné. De tels principes, formulés par ses ancêtres au commencement des temps, ne pouvaient qu’être justes. De quel droit aurait-il douté de la sagesse ancestrale que si clairement ils incarnaient ?

Pour saint Augustin, la connaissance était un don de grâce que nous devions atteindre sous la conduite des croyances anciennes. Il rayonna sur la chrétienté pendant presque mille ans, jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Puis se développa la “science objective”, considérée alors – et aujourd’hui encore – comme affranchie de tous les éléments humains subjectifs et irrationnels – émotions, valeurs, croyances.

John Locke, notamment, faisait la distinction entre foi et connaissance, conviction et certitude. Il était particulièrement important d’extirper la foi et la conviction, qui étaient associées à la religion et à la superstition. Polanyi explique que “toute croyance fut réduite à un niveau de subjectivité : à celui d’une imperfection empêchant le savoir d’atteindre à l’universalité. ” Et pourtant, la connaissance ne peut exister sans croyance. “ Car toute vérité, remarque Polanyi, n’est que le pôle extérieur de la croyance, et détruire toute croyance revient à nier toute vérité.”

Tel est le thème principal de son ouvrage essentiel, Personal Knowledge. Chaque acte de connaissance, écrit-il, “est une contribution, tacite et passionnée, de la personne qui apprend à la connaissance qu’elle acquiert”, ce qui, loin d’être une faiblesse, est “une composante nécessaire de toute connaissance”. L’idée que seules la raison et l’intelligence sont sources de compréhension n’est qu’une illusion.

L’adhésion tacite et les passions intellectuelles, le partage d’une même langue et d’un héritage culturel, l’appartenance à une communauté d’esprit, voilà d’après quoi nous forgeons notre vision de la nature des choses, sur laquelle nous nous fondons pour les maîtriser. Aucune intelligence, aussi critique et originale soit-elle, ne peut opérer hors d’un tel cadre fiduciaire.

S’il en est nécessairement ainsi, c’est que le néo-cortex, siège probable de nos activités intellectuelles, n’a pas été destiné par son évolution à fonctionner isolément, comme un instrument de contrôle autonome, pas plus que ne l’a été le gène. Les parties inférieures du cerveau, que l’on peut considérer comme le siège de nos valeurs et de nos émotions, jouent un rôle au moins aussi grand pour déterminer l’adaptation de notre comportement.

Les épistémologistes perspicaces et les chercheurs éclairés sont parfaitement conscients que la science est, elle aussi, une foi, puisque les scientifiques souscrivent sans critique à ses hypothèses de base. Popper estime que “la découverte scientifique est impossible sans foi en des idées de nature purement spéculatives”, foi qui “ne repose sur aucune garantie scientifique”. Whitehead fait ressortir que “la foi dans l’ordre de la nature qui a rendu possible l’essor de la science est un cas spécial d’une foi plus profonde” qui “ne peut être justifiée par aucune généralisation inductive”. Tout comme Ludwig von Bertalanffy, Paul Feyerabend et d’autres, Waddington admet que le travail du chercheur est influencé par ses convictions métaphysiques. L’affirmer revient tout simplement à dire que les travaux du scientifique reflètent le paradigme à partir duquel il appréhende sa recherche et, bien sûr, le paradigme scientifique plus général qui a modelé toute sa vie professionnelle.

À bien des égards, la science n’est qu’une religion de plus. Kuhn dépeint à juste titre la communauté scientifique comme une sorte de clergé et John Passmore compare les “aristoscientifiques ” aux théologiens du Moyen Âge. Ils sont par maints aspects les prêtres de notre société industrielle. Ce sont eux qui fournissent les informations sur lesquelles le processus d’industrialisation est réglé et sans lesquelles il ne pourrait être opérant. Ce sont eux, encore, qui ont élaboré la vision du monde qui lui confère sa rationalité. De plus, comme dans les autres clergés, ils ont rédigé leurs Écritures en un langage ésotérique, hermétique au profane. Ils ont défini la vérité de telle sorte qu’ils sont seuls à pouvoir y accéder, car elle doit s’établir par un ensemble de rites qu’eux seuls sont capables d’accomplir: eux seuls possèdent les compétences scientifiques nécessaires, eux seuls disposent de l’équipement technologique requis, eux seuls ont accès aux sanctuaires où, pour être valides, ces rites doivent être accomplis.

Il n’est pas surprenant que leurs écrits soient imprégnés de cette aura de sainteté jadis réservée aux textes sacrés des religions établies. En fait, si une proposition reçoit l’estampille “ scientifique ”, elle doit nécessairement être exacte et, à vrai dire, irrécusable; si, en revanche, elle n’obtient pas le label, elle doit être le fait de charlatans. Voilà qui a pour effet d’investir le clergé scientifique du pouvoir d’empêcher toute déviance indésirable par rapport à l’orthodoxie, tout comme les prélats catholiques du Moyen Âge avaient celui d’excommunier tout hérétique dont l’enseignement menaçait leur autorité. En ce sens, la science n’a pas extirpé la foi : elle a seulement substitué la foi dans la science moderne à la foi dans la religion conventionnelle.

L’écologie par laquelle nous devons la remplacer est elle aussi une foi. C’est une foi en la sagesse des forces qui ont créé le monde naturel et le cosmos dont nous faisons partie ; une foi dans sa capacité de nous procurer d’extraordinaires bienfaits – ceux qui sont vitaux pour la satisfaction de nos besoins les plus fondamentaux. C’est une foi en notre aptitude à développer les schémas culturels qui nous permettront de préserver ce qui reste de l’intégrité et de la stabilité du monde naturel.

Extrait de Le Tao de l’écologie, une vision écologique du monde, de Edward Goldsmith. Ed. du Rocher 1994.

 

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