L’oubli et le souvenir de l‘air

David Abram

Nous vivons dans l’air comme les poissons vivent dans l’eau. David Abram nous appelle à cette réalité du souffle qui anime toute chose, ce médium invisible dont toutes les traditions anciennes célèbrent la magie qui rythme la vie.

Asseyons-nous là… dans la grande prairie où l’on ne peut voir ni autoroute ni barrière. Ne nous asseyons pas sur une couverture mais sentons le sol avec nos corps, sentons la terre, les arbrisseaux craquants. Faisons de l’herbe notre matelas, sentons son piquant et sa douceur. Devenons comme les cailloux, les plantes et les arbres. Devenons animaux, pensons et sentons comme les animaux. Ecoutons l’air. Vous pouvez l’entendre, le sentir, le respirer, le goûter. Woniya, Woniya – nous nous asseyons ensemble, nous ne nous touchons pas mais quelque chose est là ; nous le sentons entre nous comme une présence. Un bon moyen de commencer à penser à la nature, d’en parler. Parlons-lui plutôt, parlons aux rivières, aux lacs, aux vents comme à notre famille.

John Fire Lame Deer

Quel mystère que l’air, quelle énigme pour nos sens humains ! D’un côté, l’air est la présence la plus pénétrante que je puisse nommer, m’enveloppant, m’embrassant et me caressant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, ondulant sur ma peau, coulant entre mes doigts, tournoyant autour de mes bras et de mes cuisses, roulant en tourbillons le long de la voûte de mon palais, glissant sans cesse à travers ma gorge et mon œsophage pour remplir mes poumons, pour nourrir mon sang, mon cœur, mon être. Je ne peux pas agir, pas parler, pas émettre une seule pensée sans la participation de cet élément fluide. Je suis immergé dans ses profondeurs aussi sûrement que le poisson est immergé dans la mer (…).

Cette énigme invisible est le mystère même qui donne vie à la vie. Cela unit nos corps respirants, non seulement avec le-dessous-du-sol (avec la riche vie microbienne de la terre, avec ses profonds dépôts fossiles et minéraux dans le soubassement du sol), pas seulement avec l’au-delà-de-l’horizon (avec les forêts et les océans lointains), mais aussi avec la vie intérieure de tout ce que nous percevons dans le vaste champ du présent vivant – les prairies et les feuilles de trembles, les corbeaux, les insectes bourdonnants et les nuages dérivants.

Ce que les plantes expirent paisiblement, nous, animaux, l’inspirons ; ce que nous expirons, les plantes l’inspirent. L’air, pourrions-nous dire, est l’âme du paysage visible, le royaume secret d’où tous les êtres tirent leur nourriture. Mystère même du vivant présent, il est cette absence intime d’où la présence se présente, et une porte vers la présence oubliée de la terre.

Rien n’est davantage commun aux diverses cultures indigènes de la terre que la reconnaissance de l’air, du vent et du souffle en tant qu’aspects singuliers d’un pouvoir sacré. Par le pouvoir de cette présence pénétrante, par son absolue invisibilité et son influence manifeste sur toutes les sortes de phénomènes visibles, l’air, pour les peuples de tradition orale, est l’archétype de tout ce qui est indicible, inconnaissable, et pourtant indéniablement réel et efficace.

Ses liens évidents avec la parole – le sentiment que les mots du langage sont du souffle structuré (essayez de dire un mot sans exhaler en même temps), et bien sûr que les phrases puisent leur pouvoir communicatif dans cette force invisible qui se déplace entre nous – donne à l’air un lien profond avec le sens linguistique et avec la pensée. En fait, le caractère ineffable de l’air semble apparenté au caractère indicible de la conscience elle-même, et nous ne devrions pas être surpris que de nombreux peuples indigènes interprètent la conscience, ou « l’esprit », non en tant que force qui réside dans leurs têtes, mais bien plutôt comme une qualité à l’intérieur de laquelle eux-mêmes se trouvent, au même titre que les autres animaux et les plantes, les montagnes et les nuages. (…)

Extrait de The Spell of the sensuous, perception and language in a more than human world. Éditions Pantheon Books, 1996. Traduction de Isabelle Charbonnier.

 

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