Le souffle-esprit

Lama Denys Rinpoché

Toutes les traditions reconnaissent le souffle comme un élément capital. Du souffle grossier de la respiration jusqu’au souffle primordial qui anime le monde, il est omniprésent dans la continuité de toute expérience. La parole est souffle, corps et esprit sont reliés de façon intime par le souffle : ce lien est le fondement des pratiques de yoga et de méditation.

Nous sommes immergés dans l’air, comme le poisson l’est dans l’eau. L’air est notre milieu. Nous vivons de l’air, nous sommes dans l’air. L’air est omniprésent, il est notre médium, il est toujours entre deux, il est médium tout comme notre média électif humain est la parole. La parole est de l’air animé, de l’air vocalisé. Il y a un lien substantiel, co-naturel, entre l’air, le vent, la respiration, l’inspiration et l’expiration. C’est le lien de l’air à la parole, les phonèmes sont de l’air. Une vibration phonique prend un sens qui exprime la forme du paysage. Il y a une longue continuité du paysage à la parole : du chant de la nature (chant des forêts, des montagnes, des oiseaux, des animaux) à la nature enchantée.

Dans les traditions primordiales, les traditions de l’oralité, subsiste ce lien conaturel de la nature et de la parole. La parole y chante et enchante le monde. Elle exprime ce qui est, la vie, ce qui se vit, ce qui est enraciné, incarné dans la chair de l’expérience, dans l’élémentaire, dans la terre et les éléments. Il y a une longue histoire de l’air et du souffle.

Le souffle-parole devient signification. Les significations donnent différents sens, et le souffle, qui procède d’une spiration, aspiration, inspire, prend sens, prend forme. Et ainsi, non seulement il donne naissance à la langue et au langage, mais aussi aux concepts, aux conceptions, et finalement aux idées qui en procèdent, de processions en dérivations, de processions naturelles en dérivations conceptuelles.

Cette notion d’air, de souffle et de respiration est au cœur de l’enseignement du Bouddha. En tibétain, on parle de loung sem yermé ; cette expression tibétaine signifie littéralement “l’union (ou l’indissociabilité) du souffle et de l’esprit”. Le souffle est esprit, l’esprit est souffle. C’est une notion qui est au cœur du Dharma et de la tradition tibétaine, mais également au cœur des traditions primordiales, et même des monothéismes comme la tradition hébraïque et les autres.

Le pneuma est la nature pneumatique de l’esprit et a le sens de souffle, d’air, de vent. On retrouve cette notion aussi dans l’anima qui a le sens d’âme, d’animation, d’animisme. Cette relation intime entre le souffle et l’esprit est plus ou moins présente dans toute tradition authentique. D’une façon un peu provocante : l’esprit, c’est du vent, l’âme c’est du vent c’est un souffle, une animation.

On parle aussi du souffle de vie, cette énergie sustentatrice, animatrice de ce que nous sommes, de ce que nous expérimentons. Ce que l’on appelle souvent aujourd’hui énergie est, d’un point de vue traditionnel, relié au souffle. Dans ce qu’il a de profond et de fondamental, le souffle-esprit n’est pas particulièrement localisé dans le cerveau ou dans les poumons, mais demeure partout.

Le souffle-esprit est ce en quoi nous sommes immergés – un océan de souffle-esprit – comme les poissons le sont dans l’eau. Et comme esprit et expérience sont finalement à entendre comme synonymes, nous pouvons dire aussi que nous sommes immergés dans l’expérience que nous sommes. Nous sommes immergés dans l’expérience de l’esprit, dans l’expérience cognitive, dans le souffle-esprit.

Cette intelligence se tisse et se trame dans celle de tous ces mots que sont âme, psyché, air, vent, anima, animal, animation, et “conscience“. Il y a en français l’expression “en votre âme et conscience“ qui est une façon aimable de concilier la conscience laïque et l’âme religieuse.

D’un point de vue du Dharma, conscience et âme se rejoignent. En simplifiant, l’âme, en tant qu’identité, est l’ego qui vit dans la conscience. Et le Bouddha enseigna l’anatman que l’on peut rendre par non-ego ou, plus justement, par le caractère illusoire ou interdépendant de ce que nous percevons comme nous-même.

On parlera ainsi de “souffles grossiers“, de “souffles subtils“… et de “souffles élémentaires” : le souffle de la terre, le souffle de l’eau, le souffle du feu, le souffle du vent – les souffles des cinq éléments et le souffle de l’esprit. Certains diraient même que l’esprit souffle partout, que le souffle anime l’esprit. L’atman, qui est donc “l’âme“ en sanscrit, a même filtré jusqu’à nous dans “atmosphère“, qui a la même racine et qui est lié également à l’idée de souffle.

Toutes ces notions sont la base de ce que l’on nomme le “yoga“, qui se dit neldjor, en tibétain. Rentrer dans l’intelligence d’une langue traditionnelle est comme une greffe d’un nouvel esprit, un nouveau rameau spirituel qui amène une nouvelle inspiration, qui inspire un nouvel esprit. Yoga a le sens d’union, d’unification, de réunion, ou de réintégration. Réintégration à la terre, retour à la terre promise, retour à l’élémentaire, à l’élément terre.

Ainsi parle-t-on du souffle élémentaire, du souffle primordial. On peut dire aussi “énergie primordiale”, si l’on veut employer une formulation à la mode : c’est un synonyme de la claire lumière et de la nature de bouddha. Ce souffle, qui est aussi lumière, est lucidité et intelligence, avec la clarté et le dynamisme du feu et du vent. Cette lucidité est la nature même de la claire lumière, de l’intelligence incréée, réflexive, qui, dans les processions et dérivations du souffle, devient conscience, devient l’intelligence d’une lucidité intérieure qui perçoit la luminosité d’objets extérieurs. Lucidité et clarté, ou lucidité et luminosité sont aussi le souffle subtil, ou hypersubtil. Le souffle est le fondement de l’énergie non dualiste que l’on nomme drala. Ce terme peut être compris à différents niveaux, comme le fait remarquer Namkaï Norbou Rinpoché. Dans l’intelligence du tibétain, drala s’interprète à la fois phonétiquement et dans des orthographes différentes. Dans le mot drala, dra peut avoir le sens de “son”, et la le sens d’âme, ou d’animation. Ainsi, drala est aussi le son animé en paroles, et cette magie qui fait que le son prend vie. C’est aussi cette intelligence de l’interdépendance du souffle, du son et de l’expérience, qui est au fond de la tradition tantrique et des pratiques yogiques de réintégration, d’unification, permettant de dépasser la dualité.

Il y a une qualité du souffle, de l’air et du vent, qui est fondamentalement omniprésente, qui anime toute l’expérience, toute la vie, qui anime aussi bien l’humain que le non humain. Mais cette intelligence animiste, primordiale, est entrée dans un processus de solidification conceptuelle, d’abstraction de plus en plus grande par rapport à la nature fondamentale. Nous sommes même allés jusqu’à identifier le progrès à l’abstraction ; ce qui a produit les techno-sciences, certes, mais aussi la dérive dont nous risquons de périr aujourd’hui dans un désastre écologique. Nous avons pollué l’atmosphère dans tous les sens. Il conviendrait de mener une réflexion sur la qualité de la vie, de l’air, de l’ambiance, de l’atmosphère. Un élément important dans ce dossier est que des statistiques montrent que toutes les personnes qui “meurent bien“ sont celles qui, d’une façon ou d’une autre, pratiquent une forme de méditation au sens large, c’est-à-dire qui ont une forme d’inspiration profonde dans une relation de corps et d’esprit, une forme de relation à la présence. Le yoga, qui est finalement l’incorporation mind body, l’union corps-esprit, est aussi une façon de voir la réalité profonde au travers du voile conceptuel.

Extrait d’un enseignement donné lors de l’Assemblée Gésar à Karma Ling durant l’été 1998

 

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