Lha, nyen et lu dans la hiérarchie naturelle

Chögyam Trungpa Rinpoché

Dans son ouvrage Shambhala la voie du guerrier, Chögyam Trungpa explique comment vivre en accord avec la hiérarchie naturelle suivant les enseignements Shambhala. Après avoir expliqué les principes du ciel, de la terre et de l’homme, qui constituent une manière d’envisager l’ordre du monde cosmique, il introduit les notions de lha, nyen et lu qui sont davantage ancrées dans les lois de la terre et qui montrent comment les êtres humains peuvent s’intégrer dans la trame de la réalité fondamentale.

L’application des principes de lha, nyen et lu est donc un autre moyen d’invoquer la puissance des dralas, la magie des éléments.

Lha signifie littéralement « divin » ou « dieu », mais dans ce cas-ci il se réfère aux points les plus élevés de la terre et non à un royaume céleste. Le domaine de lha, ce sont les sommets des montagnes enneigées, parmi les glaciers et la roche nue. Lha est le point le plus élevé de tous, le premier à recevoir la lumière du soleil levant. Il correspond aux régions de la terre qui s’élancent dans les cieux, dans les nuages, aussi proches du ciel que la terre puisse aller.

Sur le plan psychologique, lha représente le premier éveil. C’est l’expérience d’une fraîcheur immense, d’un état d’esprit non contaminé. Lha est l’aspect de notre être qui reflète en premier le Soleil du Grand Est ; c’est également le sentiment d’illuminer en rayonnant, de projeter une immense bonté. Dans le corps, lha correspond à la tête, et en particulier aux yeux et au front ; il symbolise, au niveau de l’expérience physique, la notion de s’élever et de se projeter vers l’extérieur.

Ensuite il y a nyen, qui signifie littéralement « ami ». Nyen commence dans les contreforts des grandes montagnes et comprend les forêts, les jungles et les plaines. Dans une montagne, la cime correspond à lha et les versants avec leur dignité à nyen. Dans la tradition des samouraïs du Japon, les larges épaules empesées de l’uniforme des guerriers représentent le principe de nyen ; c’est également le cas dans la tradition militaire d’Occident où les épaulettes accentuent la carrure. Dans le corps, nyen comprend non seulement les épaules, mais aussi le torse, la poitrine, la cage thoracique. Psychologiquement, il correspond à la solidité, au sentiment d’être solidement ancré dans la bonté, enraciné dans la terre. Par conséquent, nyen est relié à la bravoure et à l’héroïsme des êtres humains. En ce sens, il constitue une version illuminée de l’amitié : se montrer valeureux et serviable.

Finalement il y a lu, qui signifie littéralement « être aquatique ». Lu est le domaine des océans, des fleuves, des grands lacs, le royaume de l’eau et de l’humidité. Lu a la qualité d’un joyau liquide, de sorte que l’humidité ici est associée à la richesse. Psychologiquement faire l’expérience de lu est comme plonger dans un lac d’or. Lu correspond également à la fraîcheur, mais à une fraîcheur différente de celle des glaciers sur les montagnes de lha. Ici la fraîcheur évoque plutôt les reflets du soleil sur une nappe d’eau profonde, qui font ressortir la qualité de joyau liquide de l’eau. Dans le corps, lu correspond aux jambes et aux pieds, à tout ce qui se trouve au-dessous de la taille.

Lha, nyen et lu sont également associés aux saisons. L’hiver correspond à lha, la plus élevée des saisons. En hiver on se sent surélevé, on a la sensation de flotter au-dessus des nuages. L’air est froid et vif, c’est comme si l’on volait dans le ciel. Ensuite il y a le printemps où l’on descend du ciel pour entrer en contact avec la terre. Le printemps est une transition entre lha et nyen. Vient alors l’été, qui correspond au plein essor de nyen, lorsque tout verdit et s’épanouit. Finalement l’été se change en automne ; c’est la saison des fruits, de la plénitude ultime, associée à lu. Les récoltes et moissons de l’automne sont la fructification de lu. Dans l’enchaînement des saisons, lha, nyen et lu s’influencent mutuellement dans un processus d’évolution. Ce même modèle s’applique à un grand nombre de situations. L’interaction de lha, nyen et lu peut être comparée à la fonte des neiges éternelles des cimes. La chaleur du soleil fait fondre la neige et les glaciers sur les montagnes, ce qui correspond à lha. Ensuite l’eau s’écoule le long des flancs et forme des torrents et des rivières, ce qui correspond à nyen. Enfin, les rivières convergent dans l’océan, ce qui correspond à lu, le fruit.

Il est possible d’observer le jeu réciproque de lha, nyen et lu dans la conduite humaine et les échanges sociaux. L’argent, par exemple, est associé au principe de lha ; ouvrir un compte en banque pour y déposer des fonds est associé à nyen ; et retirer des fonds du compte pour payer des factures ou faire des achats est associé à lu. Prenons un autre exemple, une action aussi simple que celle de boire un verre d’eau. Comme on ne peut boire de l’eau dans un verre vide, on verse d’abord l’eau dans le verre : c’est lha. Ensuite on prend le verre avec la main : c’est nyen. Finalement on boit : c’est lu.

Lha, nyen et lu jouent un rôle dans toutes les circonstances de la vie ; chaque objet que nous manipulons s’inscrit dans un de ces trois domaines. Sur le plan de l’habillement, par exemple, le chapeau occupe la place de lha, les chaussures celle de lu et la chemise, la robe ou le pantalon celle de nyen. Si nous confondons ces principes, l’instinct nous dit que quelque chose ne va pas. Par exemple, si le soleil darde ses rayons, nous n’allons pas nous mettre des chaussures sur la tête pour nous protéger. De même, nous ne marcherons pas non plus sur nos lunettes. Nous ne fourrerons pas nos cravates dans nos chaussures et, pour la même raison, nous ne devrions pas non plus mettre les pieds sur la table, car ce serait intervertir lu et nyen. (…)

Comme l’observance de l’ordre de lha, de nyen et de lu est ce qui fait de l’être humain un être civilisé, nous pourrions dire que ces principes constituent l’étiquette ultime. Lorsque nous respectons l’ordre de lha, nyen et lu, nous pouvons harmoniser notre vie avec le monde phénoménal.

Extrait de Shambhala, la voie du guerrier, de Chögyam Trungpa, Le Seuil.,

 

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