Le bodhisattva et le zen

Le bodhisattva et le zen

Jacques Brosse

Au premier abord, il pourrait sembler que les bodhisattvas ne jouent dans le Zen qu’un rôle très effacé, surtout si on le compare au rôle important que lui donne le Vajrayana par exemple. Pourtant, héritier du Tch’an chinois, le Zen japonais, appartenant au Mahayana, ne peut ignorer le Bodhisattva en tant que modèle par excellence pour tous les bouddhistes.

C’est pourquoi l’on nomme bodhisattva le disciple laïc qui a prononcé les quatre vœux :

« Aussi nombreux que soient les êtres, je fais le vœu de les conduire tous à l’éveil ;

Aussi nombreuses que soient les passions, je fais le vœu de les vaincre toutes ;

Aussi nombreux que soient les dharmas, je fais le vœu de tous les accomplir ;

Aussi difficile que soit la Voie du Bouddha, je fais le vœu de la parcourir jusqu’à son terme ».

Les quatre grands vœux sont pris solennellement au cours d’une cérémonie où le disciple reçoit du maître le rakusu. Avant de le revêtir, il le pose lié sur sa tête, comme les moines et les bodhisattvas présents, et psalmodie avec eux le sûtra du Késa :

« Vêtement universel, illimité, béatifique,

Maintenant, j’ai le Satori du Bouddha

Afin d’aider tous les êtres,

O merveilleuse émancipation. »

Le rakusu est en effet la version réduite du grand késa, mot qui en japonais désigne le vêtement du Bouddha que les moines revêtent dans le temple ou la salle de méditation, drapé sur l’épaule gauche, par-dessus leurs robes monastiques. Le rakusu, porté sur la poitrine, est l’équivalent exact du késa, c’est le petit késa que les moines portaient par commodité en voyage. Au revers du rakusu figure, sur un rectangle de soie blanche une longue inscription en caractères chinois, mentionnant le nom spirituel du disciple, qui lui est conféré ce jour-là, et la date, accompagnée de quelques poèmes ou koans, le tout calligraphié par le maître qui appose sa signature et ses cachets.

Le nouveau nom est soigneusement déterminé, non seulement en fonction de ce que le maître connaît du disciple, mais surtout de ce qu’intuitivement, il espère de lui, la transformation qui va s’opérer en lui.

Pour le disciple, il constitue en quelque manière son programme spirituel personnel. Normalement, le nom sino-japonais du Bodhisattva ne compte que deux éléments, deux kanji (caractères chinois), tandis que celui du moine est double, mais quelquefois il arrive que le maître confère tout de suite au Bodhisattva son nom de moine ; c’est qu’il le juge assez mûr pour souhaiter qu’il reçoive plus tard l’ordination monastique.

Mais, ainsi qu’on l’a vu, il s’agit déjà d’une véritable ordination. Si la consécration des moines donne lieu à une plus longue cérémonie, elle ne diffère pour l’essentiel que dans la rupture solennelle des liens qui les attachaient jusqu’alors au monde, et particulièrement à leur famille. Finalement, l’ordination du Bodhisattva est le préalable nécessaire à celle de moine, mais, à la différence de celle-ci, elle ne constitue pas encore un engagement définitif. Tel est l’usage actuel au sein de l’Ecole Zen Soto, tout au moins en Occident

Par contre, les Mahâbodhisattva, si souvent invoqués en tant que guides et protecteurs dans le Vajrayana, le sont beaucoup moins dans le Zen. Celui-ci est en effet essentiellement centré sur le Bouddha historique, et même plus précisément sur l’instant crucial où le Bodhisattva Çakyamuni parvint à l’Eveil parfait, puisque, en zazen, le pratiquant s’efforce de reproduire exactement la posture adoptée par lui sous l’arbre Bo. De ce fait, à partir du moment où il s’assoit sur son zafu, son coussin de méditation, le pratiquant est considéré comme étant lui-même un Eveillé. C’est cet Eveillé devant lequel il s’incline, avant de prendre place ; ce sont des Eveillés devant lesquels le maître se prosterne quand commence la séance de méditation.

En zazen, chacun découvre ce qu’il est véritablement depuis toujours, le « visage originel » que seul lui dissimulait son ego, le germe, l’embryon, en sankrit Tathâgatagarba, donc le Bodhisattva qui sommeillait en lui, inconnu et sort de son endormissement pour croître et s’épanouir.

Tout le Zen repose sur cette métamorphose essentielle. Son nom même ne désigne rien d’autre, la méditation, la concentration sur la nature de l’Etre ; le sanskrit dhyana est devenu tch’an en chinois, puis zen en japonais. Selon la tradition, l’acte de naissance du Zen est le geste par lequel le Bouddha Çakyamuni répondit à la demande de ses disciples qui espéraient de lui, parvenu à la fin de sa carrière terrestre, qu’il leur confie l’essence de la Doctrine. Sans un mot, le Bouddha prit une fleur, l’éleva devant son visage et sourit. Seul, Mahâkasyapa comprit intuitivement, de cœur à cœur (I shin den shin) cet enseignement subtil. Il devint alors le premier patriarche du Zen. Depuis lors, vingt-huit se sont succédés en Inde, puis six en Chine, où le Tch’an fut introduit vars 520 ap. J.-C. par Bodhidharma, venu d’Inde ou plus probablement de Sri Lankha. Si Houci-meng, le sixième patriarche chinois n’institua pas de successeurs, il eut plusieurs très grands disciples, à partir desquels le Tch’an, puis le Zen, se sont transmis de maître en maître. On insiste beaucoup sur cette transmission ininterrompue à travers les siècles et, lors de son ordination, le moine reçoit le katsumyaku qui par son maître le rattache directement au Bouddha lui-même.

Faut-il dès lors en conclure qu’entre le Bouddha Çakyamuni et les patriarches, puis les maîtres, il n’y aurait pas de place pour ces intercesseurs que sont les Mahâbodhisattvas ? Ce serait, me semble-t-il, une erreur. Certes, le Zen ne mentionne guère l’admirable système cosmique mis en œuvre dans les autres écoles mahayanistes, et qui atteint dans le Vajrayana son apogée, mais simplement parce qu’il considère qu’il n’est pas essentiel pour la pratique qu’il enseigne.

A la fin de toutes les cérémonies, les assistants invoquent :

« Tous les Bouddhas présents et futurs dansles dix directions,

Tous les bodhisattvas et les patriarches,

La grande et parfaite Sagesse qui va au-delà. »

Dans le sûtra des repas sont nommément mentionnés, après le Bouddha Vairocana et « tous les Bouddha », « le grand et parfait bodhisattva Samantabhadra, – Avalokiteshvara, le Bodhisattva de l’amour universel – tous les bodhisattvas et les patriarches. »

Mais ces invocations rituelles trouvent, en général, peu d’écho dans l’enseignement. Peut-être faut-il le déplorer, peut-être convient-il aujourd’hui de se demander si un tel silence ne provient pas d’une erreur de perspective. Si, en pays bouddhiste, le Zen n’avait pas à insister sur les aspects de la doctrine familiers depuis l’enfance à tous les fidèles, quelle que soit la branche du Mahayana à laquelle ils se rattachaient, il en va tout autrement en occident où le bouddhisme était hier encore inconnu.

A mon sens, il serait temps de réagir contre une attitude qui ne découle que des circonstances et sur laquelle on n’a pas encore assez réfléchi. Ne se prive-t-on pas ainsi d’une aide précieuse, n’appauvrit-on pas l’héritage qui nous fut confié? Les échanges, d’ores et déjà actifs et pour l’avenir pleins de promesses, entre le Vajrayana et le Zen devraient contribuer, sur ce point comme sur d’autres, à un enrichissement, à un approfondissement mutuel.

 

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