Introduction à la vie de bodhisattva

Lama Denis Rinpoché

Ce texte a été composé à partir d’extraits d’enseignement donné lors de la S.I.M.E. (Session Intensive de Méditation et d’Etude) « Vivre en bodhisattva », à Karma-Ling, en septembre 1988. Les exercices pratiques de méditation, bien que guidés oralement lors de la S.I.M.E., ne sont pas transcrits : ils ne se font qu’en relation directe avec un guide qualifié, et leur simple lecture serait inutile.

Introduction

Bodhisattva se dit, en tibétain « Djang tchoub sèm pa », ce qui, littéralement, veut dire : celui qui a le courage de cheminer vers l’éveil, sans hésitation. Vivre en bodhisattva implique un état d’esprit qui détermine un mode de vie et d’action.

Il est important de voir, avant de parler véritablement de l’état d’esprit ou de la motivation d’un bodhisattva, qu’il y a, dans notre approche du Dharma, toutes sortes de motivations ; celle de bodhisattva, qui est le fondement des pratiques du Mahayana, étant généralement l’aboutissement d’un mûrissement qui commence avec l’attitude Hinayana.

Approcher la motivation du Mahayana se fait en plusieurs étapes connues comme les trois types de motivation ou les motivations des trois types d’êtres.

Approche de la motivation de bodhisattva

Nous avons souffert et nous aspirons à un état plus satisfaisant

Au départ, notre engagement dans le Dharma vient, sous une forme ou sous une autre, d’une expérience du mal-être ou de la souffrance : nous avons été déçus par des recherches faites dans différentes directions, qui ne nous ont pas apporté ce que nous cherchions. Peut-être avons nous été abandonnés, privés de ce que nous désirions, Peut-être avons nous eu peur, ou avons nous été confrontés à l’indésirable. Pour une raison ou pour une autre, nous avons souffert et nous aspirons à un état plus satisfaisant. Nous souhaitons un mieux être, le bonheur.

Une motivation égotique limitée par la recherche d’un intérêt personnel.

C’est parce que nous percevons, dans la pratique du Dharma, la possibilité d’une évolution vers ce mieux être, que nous nous y engageons. Cette motivation est tout à fait normale et à ce titre, on peut dire que c’est une bonne motivation. Mais, comme nous allons le voir, même si cette motivation est initialement bonne, elle est limitée, et en ce sens, n’est pas la meilleure.

En effet, elle consiste à essayer d’obtenir ce que l’on n’a pas eu, ce dont on a été privé, c’est une tentative pour combler un manque. Il y a dans cette recherche du bonheur, du mieux être, une attitude égotique limitée par la recherche d’un intérêt personnel.

Le monde des dieux de la tradition

La tradition décrit ce genre d’aspiration comme le désir du monde des dieux : on aspire à un monde divin dans lequel tout irait bien, dans lequel on serait riche, heureux, jeune et en bonne santé !…

Certes, le cheminement spirituel amène à un bonheur et à une liberté authentique, mais ceux-ci se situent au-delà de ce monde féerique, où l’on posséderait richesse, bien-être et tout ce que l’on peut désirer au niveau ordinaire.

L’aspiration à l’éveil où subsiste encore une aspiration subtile d’auto perfectionnement égotique.

La motivation évolue ensuite et, à un deuxième degré, elle devient l’aspiration à l’éveil, c’est-à-dire à la réalisation spirituelle, au-delà des ambitions divines. C’est en entrevoyant la possibilité de la liberté fondamentale, d’une réalisation au-delà des illusions, de la confusion, de la possessivité et de toute existence personnelle, que vient une inspiration beaucoup plus profonde que la précédente : aller jusqu’au but ultime, par delà la recherche d’un bonheur individuel, fondé sur des qualités de bien-être et de bonheur ordinaire. Cette motivation, pour excellente qu’elle soit, est encore entachée d’une certaine imperfection, dans la mesure où, même si l’on aspire au but ultime, une sorte d’ambition personnelle demeure. Dans cette aspiration à l’éveil subsiste encore le danger d’une attitude subtile d’auto-perfectionnement fondée sur l’ego.

L’aspiration à l’éveil sans souci de perfectionnement personnel ou de réalisation

La motivation supérieure, la plus profonde, est celle d’un bodhisattva ; c’est cette même aspiration à l’éveil, mais sans souci de perfectionnement personnel, ou de réalisation individuelle, elle se consacre dès l’origine aux autres. Son but est l’éveil, mais elle doit être dénuée de tout intérêt personnel pour être le moyen d’aider, d’apporter réconfort et bonheur, et finalement libération à tous les êtres. Cette motivation de bodhisattva est, selon la formule traditionnelle, « un cheminement vers l’éveil pour le bien de tous les êtres ».

Cultiver la motivation d’un bodhisattva

Au départ, notre motivation est mitigée et présente plus ou moins ces différents aspects. La progression qui s’opère d’une motivation à l’autre se développe avec le mûrissement de notre état d’esprit dans la pratique. La motivation d’un bodhisattva naît difficilement dans notre esprit au départ, mais elle peut s’éveiller petit à petit. Elle se révèle dans la mesure où nous en comprenons la possibilité et où nous la cultivons.

La découverte de la possibilité d’être bodhisattva

Devenir un apprenti bodhisattva ; avoir confiance en notre nature de Bouddha

Lorsque nous prenons le vœu de bodhisattva, nous entrons dans la voie du Mahayana, nous déclarons notre intention de cheminer sur cette voie et de tendre vers son idéal. C’est alors que l’on devient un apprenti bodhisattva. Cette aspiration demande, de notre part, une profonde confiance en la possibilité même de ce cheminement. Cette confiance peut naître dans la compréhension que notre mal existentiel vient des luttes passionnelles de notre ego, et que notre nature de Bouddha nous offre une possibilité d’émancipation.

Les craintes de l’ego et son attitude défensive

Le comportement égotique habituel est une attitude fermée, de protection et de défense, d’une part, de possessivité et de captation, d’autre part. Elle consiste à toujours prendre et garder pour soi ce qui est jugé bon, à exclure ce qui est jugé mauvais. Cette attitude repose sur les craintes de l’ego qui lutte continuellement pour se défendre. Dans son attitude de peur, il se replie sur lui-même, enfermé dans son cocon égotique. Pour nous engager sur la voie du bodhisattva, nous avons besoin d’avoir confiance en la possibilité de vivre, de travailler, d’aimer, d’être, autrement que dans une attitude de défense, de protection, de peur et de possessivité.

Nous ouvrir a l’autre, une expérience terrifiante pour l’ego

Il nous faut être confiant en la possibilité de nous ouvrir largement à la vie, aux autres, et au monde ; de faire éclater le cocon de notre ego. Pour cet ego, ce peut être une perspective terrifiante, mais c’est cela même qu’ont fait tous les bodhisattvas. Il est extrêmement important de savoir entendre que c’est possible. C’est fondamentalement possible, parce qu’au-delà de notre ego, nous avons déjà, en nous, la nature de Bouddha. C’est en nous ouvrant à l’autre, en dépassant l’expérience de notre territoire égotique et ses systèmes de protection que nous nous libérons du carcan de notre ego, et finalement accédons à notre nature de Bouddha.

La recherche effrénée de protection et gratification du « pauvre » ego le surcharge de tracas, de complication et d’insatisfaction.

Cette ouverture est en relation avec une attitude de don, de générosité fondamentale qui est la première des six perfections. Mais, il ne nous est possible de donner, et d’accepter d’abandonner, qu’en dépassant notre mentalité de pauvreté. Habituellement, nous n’osons pas donner car nous nous sentons pauvres. Nous cherchons à prendre n’importe où un petit peu de gratifications, de protection, d’amour, de richesses. Cette recherche, qui devient vite frénétique, nous amène à la situation contraire à celle que nous recherchions. L’ego voulait, en cherchant à se protéger, éviter le malheur, et en se gratifiant trouver le bonheur. Mais sa quête maladroite lui crée toutes sortes de problèmes et de souffrances. Il se sentait déjà pauvre et mal heureux, et sa recherche effrénée le surcharge de tracas, de complication et d’insatisfaction.

Nous pouvons nous permettre de donner

L’attitude de générosité d’un bodhisattva fait découvrir qu’il est possible de donner. C’est même en donnant, en se donnant, qu’on s’enrichit fondamentalement. C’est en s’ouvrant qu’on se remplit, en se vidant qu’on découvre la plénitude. Cette attitude téméraire est inhabituelle pour l’ego, car il cherche toujours à obtenir plus de chaque être et de chaque situation. La découverte de notre nature de Bouddha nous éveille à un potentiel fondamental, à une richesse inépuisable au-delà de l’ego. Nous pouvons nous rendre compte de plus en plus que nous pouvons nous permettre de cesser de lutter pour nous protéger et accepter d’être exposés. Nous pouvons nous permettre de donner, et c’est en donnant que nous découvrons de plus en plus nos aptitudes à la générosité et à l’ouverture.

Il est possible de devenir bodhisattva

L’attitude du bodhisattva est ainsi fondée sur l’ouverture, le don, la générosité et l’accueil, rendus possibles par la découverte de notre nature de Bouddha. « C’est possible », il est possible de devenir bodhisattva et de s’éveiller ! C’est en comprenant cette possibilité que nous dépassons nos peurs, et nos hésitations.

Bodhicitta

L’esprit d’éveil

L’attitude du bodhisattva s’appelle bodhicitta, ce qui signifie l’esprit d’éveil, l’attitude d’esprit pour l’éveil Il est d’abord indispensable de développer cet état d’esprit dans sa dimension de souhait, qui est une aspiration à œuvrer pour le bien de tous les êtres. Ensuite, cette aspiration trouve son application pratique dans les situations quotidiennes, elle ne reste pas simplement une motivation.

Plusieurs niveaux de bodhicitta

C’est ainsi que l’on distingue deux types de bodhicitta : bodhicitta d’aspiration ou d’intention, qui est motivation, souhait ; et ensuite, sur la base de ce souhait, bodhicitta pratique qui est l’application pratique de cette motivation, le passage concret à l’acte. Il y a entre les deux le même rapport qu’entre le désir de se rendre en Inde — par exemple — et le voyage lui même. L’envie de se rendre dans ce pays correspond à bodhicitta d’aspiration ; organiser et accomplir le voyage correspond à bodhicitta pratique.

A son tour, bodhicitta comme pratique a deux niveaux, appelés bodhicitta ultime et bodhicitta relatif. Bodhicitta ultime est la pratique de la connaissance transcendante alors que bodhicitta relatif est celle de la compassion et de l’amour.

(Les deux types de bodhicitta se développent et sont inclus dans la pratique des six perfections. Celles ci ne seront pas développées ici L’exposé qui suit explique l’esprit essentiel de la pratique de bodhicitta ultime et relatif).

Bodhicitta ultime

Faire une pause et cesser d’être prisonnier de nos fixations

C’est la pratique essentielle de l’ouverture et de l’abandon, l’apprentissage du lâcher-prise fondamental. Son approche se fait par la découverte d’instants de pause, qui sont des développements de la pratique de chiné-lhaktong. Ces instants de pause consistent à cesser d’être prisonniers de nos fixations. Ce sont des instants dans lesquels, en « décrochant », on coupe la série des réactions en chaîne de nos conditionnements. Dans l’ouverture et le dégagement qu’on y découvre se développent la communication, la participation, fondements d’une compassion véritable. Ces instants de pause permettent d’approcher l’expérience des autres et du monde tels qu’ils sont.

L’enchaînement de nos actions-réactions nous empêche de répondre à la situation tel qu’elle est

En effet, lorsque nous fonctionnons dans l’enchaînement de nos actions-réactions, nous sommes, en fait, constamment dans un état réactionnel. Nous y sommes très conditionnés, ne faisant que répondre à nos impressions subjectives, à nos préconceptions et à nos projections. Dans ce cas, nous sommes inaptes à répondre à la situation telle qu’elle est véritablement.

La capacité à répondre à celle-ci justement demande d’expérimenter la situation telle qu’elle est. Cette expérience est fondée sur la pause, instant de liberté dans lequel on « se déconnecte ». Cet abandon de nos fixations permet une expérience pleine de la situation, une participation à sa réalité qui est, à son tour, la base d’une compassion authentique. Ces instants de pause sont autant de rappels, d’éclairs de bodhicitta ultime.

S’il n’y a pas cet éclairage de bodhicitta ultime, notre compassion risque d’être toujours une compassion conditionnée, une compassion en réaction.

Le rappel de la notion de bodhicitta

L’apprenti bodhisattva, durant l’entraînement de son esprit, a, dans toute situation un rappel de la notion de bodhicitta. On pourrait presque dire qu’un éclair particulier illumine chacun de ses actes, chacune de ses réponses ; alors toutes les situations sont abordées comme nouvelles, déchargées d’un lourd passif et traitées d’une façon neuve et dégagée.

Bodhicitta relatif

Une attitude d’accueil

L’ouverture et le don du bodhisattva commencent au niveau relatif par une attitude d’accueil. Le bodhisattva ne considère pas les autres, comme intrus ou ennemis. Au contraire, il adopte vis-à-vis de tout et de tous une attitude accueillante, cordiale et amicale, faite de gentillesse, de douceur, de non-agressivité. On exprime souvent cette attitude en disant que, dans l’esprit d’un bodhisattva, tout être est un invité bienvenu. C’est ce que nous exprimons en prenant le vœu de bodhisattva ; ce qui est très différent de l’attitude dans laquelle les autres sont perçus comme des trouble-fête, des gens qui viennent nous ennuyer et rompre notre tranquillité.

Une acceptation véritable des situations et des êtres

Par rapport aux situations, cette attitude d’accueil est le contraire du rejet, du refus, de l’exclusion, de l’attitude qui dit : « non, je ne veux pas, non ». L’attitude du bodhisattva commence par une acceptation véritable des situations et des êtres. Plutôt que d’être sur la défensive et de se protéger, il s’agit de les accueillir tels qu’ils sont : méritant notre intérêt, notre attention ; et pour eux, nous sommes disposés à faire tous les efforts et les dons nécessaires.

Chaque fois que nous sommes confrontés à l’altérité, à l’autre, nous pourrions prendre cette maxime : « L’autre est un hôte ».

L’échange de moi pour l’autre

Nous considérons la situation selon le point de vue de l’autre

Cette ouverture, ce don et cet accueil, qui sont les fondements de la compassion et de l’amour authentiques, se développent dans l’échange de moi pour l’autre, cet échange consiste à se mettre à la place de l’autre, aux différents sens de cette expression ; ce qui est très pertinent dans les situations relationnelles concrètes. Plutôt que de percevoir la situation de notre seul point de vue, avec nos raisons et nos justifications, en nous comportant agressivement, imbus de notre bon droit, nous faisons le détour qui consiste à nous mettre à la place de l’autre, nous considérons la situation non plus de notre point de vue personnel, mais de celui de l’autre.

Le point de départ d’une attitude de compassion

Cette démarche est le début de la sortie de nos à-priori. Elle nous permet de commencer à dépasser nos comportements agressifs : comprendre l’autre, sa motivation, son attitude et sa perspective, nous donne une compréhension plus large et plus intelligente de la situation. C’est l’introduction à un partage, le point de départ d’une attitude de compassion, le cheminement vers une rencontre, une communication véritable.

Mettre le moi à la place de l’autre et l’autre à la place de moi

A un niveau beaucoup plus radical, se mettre à la place de l’autre signifie mettre le moi à la place de l’autre et l’autre à la place de moi, c’est-à-dire inverser l’attitude égocentrée habituelle. L’égocentrisme consiste à être « moi » au milieu, centre d’intérêt vers lequel convergent toutes préoccupations, celui que l’on protège, essaye de gratifier ; tandis qu’à la périphérie, existe l’autre dont on essaye de tirer gratification, ou dont on se protège. Cette attitude égocentrée formule : « le bon, le désirable ici pour moi ; le mauvais, l’indésirable, ailleurs, aux autres ».

Une disposition intérieure altruiste et compatissante

Si se mettre à la place de l’autre, au premier sens, permet de percevoir la situation de façon plus large et réaliste, se mettre à la place de l’autre au deuxième sens permet d’y répondre d’une façon non égotique, altruiste et compatissante. Cette disposition intérieure est celle de la pratique de tonglèn, qui est précisément l’apprentissage de cet échange.

La pratique de tonglèn

Donner et accepter

La pratique de tonglèn permet d’effectuer la transformation pratique de notre attitude intérieure dans l’esprit de bodhicitta. Tong signifie « donner » et lèn signifie « prendre ». Donc, littéralement tonglèn signifie « donner et accepter ». Cette pratique est fondée sur un libre échange au travers de la frontière dualiste que l’on érige habituellement entre soi et l’autre.

La frontière dualiste amène l’inverse de ce à quoi nous aspirons profondément

Cette frontière limite notre territoire égotique. L’ego y règne, s’y défend et s’y protège. D’un côté, à l’intérieur de son territoire, il importe ce qu’il aime et juge bon, et essaye de l’y maintenir. Et, au-delà de ses frontières, il exporte l’indésirable, tout ce qu’il juge mauvais. Ainsi agissons-nous constamment dans nos attitudes d’attraction, de possessivité et d’aversion. C’est notre mode de fonctionnement égotique habituel. L’intention initiale de l’ego est de se satisfaire, mais ses agissements le conduisent à l’insatisfaction. On souhaite le bonheur mais, en luttant pour l’obtenir, on se fabrique les causes de son propre malheur !

Cette lutte est extrême ment inintelligente. D’un point de vue personnel, elle amène l’inverse de ce à quoi nous aspirons profondément. Et, du point de vue des autres, elle crée aussi problèmes et conflits.

Une phrase célèbre d’Atisha dit :

« Toutes les souffrances de ce monde viennent du désir égoïste, toutes les joies et les bonheurs viennent d’une attitude altruiste ».

Nous trouverons le bonheur en dépassant nos attitudes égocentrées

D’une certaine façon, on ne peut, au départ, s’empêcher d’être égoïste. Aspirons au bonheur, ce qui est une perspective relativement égoïste, mais faisons-le intelligemment, en comprenant que nous trouverons le véritable bonheur en dépassant nos attitudes égocentrées ! C’est ce que nous propose la pratique de tonglèn.

Elle nous apprend à passer encore et encore au travers de cette frontière, jusqu’à dissoudre la barrière dualiste, ce mur que nous érigeons entre nous et l’autre, et nous permet de développer une relation de plus en plus transparente.

Apprendre à accepter l’inacceptable et à donner ce qu’on ne voudrait pas donner

C’est une pratique exigeante car elle prend notre ego à rebrousse-poil en lui apprenant à accepter l’inacceptable et à donner ce qu’il ne voudrait pas donner. Elle nous demande d’accepter d’être exposés à l’irritation, à l’indésirable, d’accepter ce à quoi habituellement nous dirions « non ». Accepter signifie aussi bien accepter extérieurement l’irritation et l’indésirable du monde qui nous entoure, qu’accepter intérieurement les côtés obscurs de nous-mêmes que nous n’avons pas envie de reconnaître. Il faut accueillir le côté pénible de la situation, plutôt que le refuser et lutter contre celui-ci. Ce peut-être l’irritation qui vient de voisins bruyants, d’une parole provocante, ce peut être aussi nos blocages, nos émotions. Au lieu de résoudre le problème, le refus l’entretient et, souvent crée un crescendo de réactions en chaîne. Par contre, si l’on commence par accepter, sans réagir à priori, impulsivement, on introduit dans la situation une pause. Elle est un espace qui permet de mieux la sentir. C’est à partir de cette perception qu’il devient possible d’y répondre plus justement.

Une acceptation inconditionnelle qui n’a rien à voir avec le dolorisme

Cette acceptation doit être bien comprise car elle est fondamentalement différente d’une attitude complaisante qui croirait bon de rechercher la souffrance. La pratique de tonglèn n’a absolument rien à voir avec le dolorisme. Accepter signifie abandonner la lutte, le refus, mais ce n’est pas la volonté de prendre, de capter ou de s’approprier : en acceptant, on se laisse ainsi pénétrer par la situation à priori inacceptable ou non désirée. L’inacceptable nous pénètre jusqu’au plus profond de nous-mêmes. C’est une acceptation sans réserve : ce n’est pas un « oui, mais … », « oui, jusqu’à un certain niveau… » C’est un oui inconditionnel, une ouverture totale. On est complètement exposé, transparent, et l’on abandonne la lutte et le rejet. C’est le premier mouvement de la pratique : accepter.

Le second mouvement de la pratique de tonglèn est : donner. D’habitude, notre aptitude à donner est fort limitée. Nous avons, comme nous l’avons dit, une mentalité de pauvreté : nous n’avons pas tout ce que nous voudrions, et, avons l’impression d’avoir tellement peu que nous nous sentons déjà misérables, dépourvus. Si nous donnions le peu que nous avons, il ne nous resterait plus rien!

Accepter de donner à l’autre ce que l’on a de bon.

Donner signifie ici abandonner, accepter d’abandonner à l’autre ce que l’on a de bon, ce que l’on chérit. C’est l’apprentissage d’un don, ou d’un abandon sans réserve. On y découvre que plus l’on accepte de donner, et dépasse sa mentalité de pauvreté, plus l’on se découvre de richesses et de possibilités de dons. Ce don est un rayonnement qui n’est pas limité à une ou quelques personnes, il est universel, englobant tous les êtres. C’est un don sans réserve, total.

Ouvrir nos frontières

Ainsi la pratique de tonglèn est-elle fondée sur ce double mouvement : d’acceptation et de don. Dans les deux cas, il y a une attitude de lâcher prise : lâcher prise par rapport au refus, soit celui de recevoir, soit celui de donner. Le dépassement de ce refus demande une attitude de confiance et d’intrépidité. Il s’agit d’ouvrir nos frontières.

La pratique de tonglèn nous demande ainsi de lâcher prise par rapport à nos fixations, et même, finalement, de nous libérer des références d’autre et de moi. Le lâcher-prise nous fait progressivement découvrir l’expérience d’une transparence dans notre relation à l’autre. Mais, initialement et pendant longtemps, c’est notre aptitude à renverser l’attitude égotique qui est primordiale, c’est-à-dire l’apprentissage de l’acceptation de l’inacceptable et du don du désiré.

Toucher en nous un point sensible

La pratique de tonglèn a de nombreux volets: nous apprenons d’abord à la faire assis, en nous référant à une situation qui nous émeut, impliquant une personne chère afin de toucher en nous un point sensible. Lorsque l’on a fait l’expérience de la compassion dans cette situation privilégiée, il est plus facile de l’étendre à d’autres situations, et de proche en proche à tous les êtres. Cette pratique se fait en liaison avec le rythme respiratoire.

Une pratique en liaison avec le rythme respiratoire

L’inspiration est un mouvement par lequel nous absorbons l’air extérieur. Dans cette incorporation, nous accueillons également l’air et ce qu’habituellement nous n’accepterions pas. A l’expiration, notre souffle se diffuse dans l’atmosphère et, en même temps, nos dons rayonnent, nous abandonnons à l’autre ce qu’habituellement nous ne donnerions pas. On utilise le caractère répétitif de cette alternance du souffle comme support pour accepter et donner, encore et encore. Il est important que cette attitude devienne aussi naturelle que le fait même de respirer, alors la pratique de tonglèn est vraiment assimilée.

Le rappel

Stabilité et la régularité dans la pratique

La motivation de bodhisattva, la méditation de tonglèn et la pratique des perfections n’ont de portée profonde que si elles ont la stabilité et la régularité, qui permettent de les intégrer aux situations de la vie quotidienne.

Cette assimilation se fait par ce qu’on appelle le « rappel ». Le rappel signifie le souvenir, – de l’état d’esprit de bodhisattva et de ses différentes pratiques. Il s’acquiert par un processus d’apprentissage fondé sur la répétition, l’assiduité dans la pratique, l’entraînement. Cet entraînement de l’esprit se développe d’abord dans la méditation assise régulière, on y découvre l’esprit et l’expérience de la pratique, au souvenir desquels on revient, de façon régulière. Par la force de cette répétition, une imprégnation se fait petit à petit, et le rappel devient de plus en plus fréquent.

La méditation dans l’action

Il s’intègre progressivement aux situations de la vie quotidienne. On peut parler alors de méditation dans l’action, et dire que le rappel est l’élément qui permet la transition entre la méditation assise et la méditation dans l’action L’apprentissage de bodhicitta passe par notre aptitude au rappel, que ce soit le rappel de notre motivation, ou le rappel de nos éclairs de bodhicitta ultime, ou encore le rappel de la pratique de tonglèn.

La discipline de l’attention et du rappel

La méditation assise, la pratique de chiné-lhaktong et ses qualités d’attention et de rappel, sont nécessaires pour développer bodhicitta. L’attitude d’ouverture et de compassion du bodhisattva ne peut se développer profondément que sur la base de la discipline de chiné-lhaktong. Il doit être clair que les différents aspects de bodhicitta ne peuvent trouver leur dimension profonde sans la discipline Hinayana de l’attention et du rappel.

L’esprit vagabond

Sans cette discipline, notre esprit n’a aucune stabilité, il n’est pas capable de rester sur un sujet qu’on lui a choisi, il est totalement versatile. Il n’a pas même la faculté d’avoir une motivation stable, d’entretenir une intention assidue, il vagabonde tout le temps.

 

<<Retour à la revue