Jamgön Kongtrul le Grand

Vie et œuvre du grand érudit accompli « universaliste »

Jamgön Kongtrul Lodrö Thayé est certainement l’un des plus grands maîtres du XIXème siècle au Tibet. Il est à l’origine avec Jamyang Khyentsé Wangpo, Chogyur Detchen Lingpa, Mipham Rinpoché et bien d’autres, d’un vaste renouveau spirituel apparu au Tibet de l’Est, le mouvement « rimay », c’est à dire « non-sectaire », « sans parti-pris », « éclectique » ou encore « universaliste ». Parfaitement érudit et accompli, il consacra sa vie entière à la pratique, à l’enseignement et à l’écriture et laissa derrière lui une immense œuvre écrite traitant de toutes les traditions spirituelles du Tibet. Il revivifia les liens entre elles, assurant leur pérennité et montrant l’unité fondamentale de tous leurs enseignements.

Jamgön Kongtrul est né le 2 décembre 1813, à Rong-gyab près de Pema Lhatsé à Drida Zalmogang au Khams, à l’Est du Tibet. Sa famille était bönp et il reçut sa première éducation spirituelle dans cette tradition. Son père adoptif, Sönam Pel était un prêtre bönpo marié, et il désigne dans son autobiographie son vrai père comme étant le lama Yungdrung Tenzin du clan de Kyungpo, du Garuda, dont l’union avec Tashi Tso avait permis d’assurer la continuité à travers Kongtrul. Ce clan compte parmi les plus illustres maîtres bouddhistes et bönpo.

Dès son enfance, Jamgön Kongtrul montra tous les signes extraordinaires et les qualités d’un être voué à la vie contemplative, en cultivant une dévotion particulière pour Guru Rinpoché. Des conditions matérielles très difficiles le conduisirent à entrer au monastère bouddhiste Nyingmapa de Shechen où il reçut l’ordination complète de moine en 1832. C’est là qu’il fut introduit à la nature de l’esprit (sems nyid) par le maître Nyingmapa Jamgön Gyurmé Thutob Namgyal. Il fut ensuite appelé à occuper une fonction de secrétaire au monastère Karma-Kagyu de Pelpung où il lui fut demandé de reprendre l’ordination dans cette tradition. Il constata l’ambiance sectaire qui régnait alors entre les écoles. Ceci contribua certainement à définir son approche non-sectaire et une liste de ses différents maîtres écrite en 1843 révèle la présence de plus de soixante lamas représentants toutes les écoles et lignées spirituelles.

Alors que sa renommée commençait à se répandre, il fut formellement reconnu comme tulku par les autorités de Pelpung pour éviter que le gouvernement de Derge ne l’appelle à occuper une fonction administrative temporelle. Il fut ainsi considéré comme le tulku de Bamten Tulku, un moine érudit qui avait servi le précédent Situ Rinpoché. Comme ce prédécesseur était originaire du Kongpo, on l’appela Kongtrul, littéralement « l’incarnation du Kong ». Traditionnellement, comme l’épithète « Jamgön » l’indique, Jamgön Kongtrul est considéré comme une émanation de Mañjusri, le bodhisattva de la Sagesse, ceci particulièrement pour ses qualités développées dans l’étude et l’écriture. Il est aussi considéré comme une émanation de Vairocana, et aussi d’Ananda, d’Aryadeva, Khyungpo Neljor, Taranatha, Terdag Lingpa et d’autres. A la fin de sa vie, Jamgön Kongtrul a également rédigé une liste de ses incarnations précédentes et se présentait aussi comme une émanation de Vajrapanī. Une stance du Lankavatara Sutra est souvent interprétée comme une prophétie du Bouddha se référant à lui :

 » Dans un temps futur,
L’enseignant des cinq sujets d’études
Appelé le guide Lodrö,
Un puissant héros apparaîtra. »

Il poursuivit brillamment ses études et pratiques auprès du IXème Situ Pema Nyingjé à Pelpung, et en 1839, il reçut du XIVème Karmapa Tegchog Dorje les vœux de bodhisattva avec le nom de Janchub Sempa Lodrö Thayé, « le Bodhisattva d’Intelligence Infinie ». C’est à cette même époque qu’il rencontra Jamyang Khyentsé et reçut des enseignements de lui. Il accomplit peu après, en 1842, la traditionnelle retraite de trois ans dans un petit ermitage près de Pelpung, à Tsadra Rinchen Drag qui devint son principal lieu de résidence ainsi que celui de méditants et retraitants regroupés autour de lui.

Il reçut ensuite de Jamyang Khyensté Wangpo de nombreuses transmissions et il s’établit entre eux une profonde relation de maître à disciple dans les deux sens. En 1855, il fut reconnu formellement par le tertön Nyingmapa Chogyur Detchen Lingpa comme étant aussi tertön, c’est à dire comme découvreur de trésors cachés par Padmasambhava. Dans des temps très difficiles ou la spiritualité est obscurcie par des conflits dogmatiques et politiques entre les ordres religieux, ces maîtres s’efforcèrent d’aller au-delà des divisions sectaires et de rétablir des échanges et concertations entre les écoles, ainsi que de revenir au sens fondamental au-delà des étiquettes. Il ne s’agissait pas de mélanger confusément les différentes traditions en un système unique mais de respecter et d’apprendre des autres traditions tout en suivant la sienne propre. L’approche rimay fut de préserver les lignées dont certaines étaient menacées de disparaître, de codifier, compiler les enseignements et pratiques accumulés au Pays des Neiges et de leur redonner un nouveau souffle. La diversité des traditions était perçue comme une richesse de moyens adaptée à la diversité des êtres et des réceptivités en vue d’un même but, l’état de Bouddha. Kongtrul écrivit que Khyentsé pouvait en priant intensément Guru Rinpoché rencontrer en visions et en rêves les maîtres et tertön du passé et recevoir directement leurs transmissions.

Tout en maintenant une pratique intense, en enseignant inlassablement, Jamgön Kongtrul fut un écrivain extrêmement prolixe : il rédigea une œuvre en quatre-vingt-dix volumes qui constitue une somme exceptionnelle de l’héritage bouddhiste du Tibet résumant plus de mille ans d’expérimentation et de réflexion. Son œuvre complète appelée traditionnellement les « Cinq Trésors » est composée de :

1) L’encyclopédie des connaissances traditionnelles en quatre volumes, et qui couvre tout le champ de l’érudition traditionnelle, du Dharma et des sciences et arts traditionnels,

2) Le Trésor des précieux terma en soixante-trois volumes,

3) Le Trésor des tantra Kagyu en huit volumes,

4) Le Trésor des instructions essentielles en dix volumes,

5) Le Trésor des vastes paroles ses écrits personnels, en dix volumes.

Avec une œuvre de nature encyclopédique et compilatrice, Kongtrul montre son originalité par l’utilisation du Madhyamaka Shentong comme modèle unificateur de son éclectisme. Il joua un rôle fondamental dans la préservation de nombreuses lignées dont la lignée Shangpa qu’il contribua très fortement à revivifier avec une attention particulière. Sa vie témoigne d’une approche authentique du Dharma au-delà de toute confusion comme de toute partialité, de syncrétisme ou de sectarisme. Il incarna véritablement « l’unité dans la diversité » du Dharma du Bouddha. Son œuvre est une source d’inspiration des plus féconde de la tradition tibétaine telle qu’elle est pratiquée dans le monde entier, particulièrement dans le cadre de la retraite de trois ans selon le modèle qu’il avait mis en place à Tsadra Rinchen Drag.

Il quitta son corps le 28 décembre 1899, manifestant de nombreux signes de bon augure. A la deuxième génération, il eut plusieurs émanations dont les plus connues furent : Pelpung Kongtrul, Palden Khyentsé Öser (1904-1953), Sheshen Kongtrul Pema Drimé (1901-1960) qui fut le lama source de Chögyam Trungpa Rinpoché, et Khyabjé Kalu Rinpoché (1904-1989). A la troisième génération, Pelpung Kongtrul Tcheuky Sengé Tenpé Gotcha (1954-1992) fut particulièrement connu, il fut disciple du XVIème Karmapa et enseigna en Occident.

Biographie compilée par Marc-Henri Deroche

Exergues :

« Dès son enfance, Jamgön Kongtrul montra tous les signes extraordinaires »
« Il constata l’ambiance sectaire qui régnait alors entre les écoles. »

« Il joua un rôle fondamental dans la préservation de nombreuses lignées dont la lignée Shangpa »
« A la deuxième génération, il eut plusieurs émanations »

Définitions

-Bönpo ; Le bön est la tradition spirituelle précédant l’introduction du Dharma au Tibet

-Gourou Rinpoché : “le Précieux Maître”, Padmasambhava, « Né-du-Lotus », qui introduisit le Dharma au Tibet au VIIIème siècle.

-Les cinq sujets d’étude : les cinq sciences majeures, le Dharma, la logique, la grammaire, la médecine, les arts et techniques

-Nyingmapa :L’école des Anciens » qui se rattache à Padmasambhava et remonte à la première période du Dharma au Tibet

 

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