Introduction à Mahamudra

Lama Denis Teundroup

Transcription de l’exposé introductif à un enseignement donné au Dharmadatu de Paris le week-end des 23 et 24 septembre 1988.

La tradition de mahamudra est le thème le plus central et le plus fondamental du Bouddha-dharma Toute l’approche de celui-ci est sa découverte. C’est l’expérience essentielle, sève de tous les enseignements, aussi bien des sutras que des tantras. Tous indiquent sa direction, et en sont une approche. Il ne s’agit ni d’une théorie, ni d’une approche philosophique, théologique, métaphysique, mais de la découverte expérientielle de la réalité fondamentale, présente là, depuis toujours : mahamudra est la nature ultime de notre esprit et de toutes expériences.

Mahamudra

L’expérience simple du réel au delà de l’ego

L’approche de mahamudra est une pratique qui s’appuie sur la méditation, méditer signifiant ici découvrir les choses telles qu’elles sont, faire l’expérience de notre nature véritable. Cette expérience est fondée sur l’instant présent, plus exactement sur l’instantanéité présente. Elle ne regarde ni vers le passé ni vers l’avenir, ni même vers le présent. En fait, l’expérience de l’instantanéité présente est la libération de toute référence prise par rapport au passé, au futur, ou même au présent. C’est une expérience très simple, extrêmement simple, qui se situe avant les notions et les concepts qui sont le mode de fonctionnement de notre mental habituel. Mahamudra est l’expérience première, virginale, de la réalité avant que celle-ci n’ait été touchée par le mental et contaminée par sa saisie. En fait, c’est l’expérience du réel au-delà de l’ego.

L’expérience d’avant la naissance de l’ego et du samsara

L’ego naît et renaît, nous sommes et nous vivons d’instant en instant ses conditionnements. D’instant en instant, nous traversons différents états de conscience, et dans chacun de ceux-ci, nous existons avec certaines qualités, tout comme le monde extérieur que nous expérimentons. Notre ego, c’est-à-dire notre conscience individuelle, passe ainsi d’état en état, de monde en monde.  Mahamudra est l’expérience de ce qui est avant moi-même et mon monde. Mahamudra est l’expérience d’avant la naissance de l’ego et du samsara.

Les fabrications du mental masque le réel immédiat et fondamental

Les problèmes viennent de ce qu’il fait, manipule, interprète, fabrique toutes sortes de choses. Ces fabrications nous empêchent de voir mahamudra, les choses telles qu’elles sont. Mahamudra a toujours été là, mais notre illusion fonctionne de telle sorte que plutôt que d’en faire l’expérience non duelle, nous nous engageons constamment dans les expériences dualistes de l’ego. Il se solidifie, crée un état de conscience, et vit dans le monde de ses projections. Nous répétons inlassablement ce processus d’illusion. L’ego interprète et manipule la réalité. Il fabrique toutes sortes de projections, qu’il surimpose à celle-ci. Ces fabrications, masquent mahamudra : le réel immédiat et fondamental.

Ce qui le cache est ce qui le cherche

La pratique de mahamudra est étroitement imbriquée avec la problématique de l’ego. Lorsque nous méditons, les tentatives de méditation : ce que nous induisons, essayons de faire, est fabrication de l’ego. Nous essayons de façon plus ou moins grossière ou subtile de produire quelque chose de bon, d’améliorer, d’induire un état de conscience supérieur, de rechercher quelque chose de particulier. C’est une tentative de l’ego, dans laquelle il perpétue son existence et nous masque indéfiniment mahamudra. Mahamudra est le secret de l’esprit. C’est le secret le mieux gardé qui soit car ce qui le cache est ce qui le cherche.

De la connaissance primordiale à l’illusion

La connaissance sans cet ego, sans observateur ni observé est possible. Le point ici est que l’intelligence, la connaissance fondamentale, n’appartient pas à l’ego, qui est un processus se greffant sur la connaissance primordiale. Il se l’approprie et la déforme, c’est l’illusion. L’ego fait que l’on expérimente ce que l’on connaît comme quelque chose « d’autre » en relation avec un point de référence central que l’on appelle « moi ». L’expérience de mahamudra de la vacuité nous montre que ce point de référence et cette altérité ne sont pas nécessaires. Non seulement ne sont-ils pas indispensables, mais ils s’avèrent même être franchement inutiles. Non seulement inutile, mais problématique, et même finalement source de tous les problèmes.

L’esprit ordinaire d’avant la dualité

Donc, l’intelligence fondamentale n’appartient pas à l’ego. Elle est dans l’instant premier, avant sa naissance, c’est-à-dire avant la dualité. Dualité signifie ici le mode de connaissance en termes de sujet et d’objet. Cette expérience première est, nous avons dit, très simple : c’est l’ultime expérience de la simplicité, l’absence complète de toute complication ; les complications étant ici toutes les fabrications du mental. C’est la mentalisation, ses représentations et concepts : la conceptualisation qui nous fait entrer dans tout un processus de jugement, d’évaluation, de prise de position, et finalement de lutte et de conflit. La simplicité comme absence de complications est non-mental, l’expérience immédiate sans l’appréhension du mental. Cette expérience est celle de notre esprit dans son état foncier, le plus « ordinaire » qui soit. Aussi l’appelle-t-on « l’esprit ordinaire » (tibétain : thamèl gui chépa, écrit : tha mal gi shes pa), ce qui bien sur ne veut pas dire l’état habituel de l’esprit, mais son état « ordinaire » avant qu’il n’ait été modifié par le mental, ses saisies et ses appréhensions.

Mahamudra est l’expérience de cette simplicité fondamentale, avant toutes les fabrications du mental. C’est l’esprit « ordinaire », l’état d’immédiateté, d’expérience du présent instantané, qu’on appelle encore l’esprit d’instantanéité (tibétain : datar gui chépa, écrit : da ltar gyi shes pa).

La connaissance de la vacuité avant l’ego

Mahamudra se dit en tibétain Tchaguia tchèn po. Tchaguia signifie symbole, geste ou sceau. Le sceau dont il s’agit est celui de la nature de bouddha qui marque tout phénomène. Le symbole dont il s’agit ne représente pas pour quelque chose d’autre, mais se présente en lui-même avant d’inspirer les représentations symboliques qui le font connaître dans le mental. Le geste dont il s’agit est l’état ultime de l’esprit, l’expérience immédiate de la vacuité (tibétain : tong pai yéché, écrit : stong pa’i ye shes). Tchènpo signifie grand, qui s’interprète comme de ne jamais quitter cette expérience d’immédiateté de la vacuité (tibétain écrit : De las ‘da’ ba med pa). Mahamudra est donc l’expérience immédiate en laquelle on ne quitte jamais la connaissance première (tibétain : yéché, écrit : ye shes) de la vacuité. C’est la connaissance de la vacuité avant l’ego et ses expériences dualistes.

La transmission

Un rattachement traditionnel

L’ultime pratique de la méditation porte différents noms : grand madhyamaka ou grande voie du milieu ; mahamudra ou grand symbole ; maha-ati ou grande perfection. Il y a des nuances dans leurs approches, mais fondamentalement il s’agit d’une seule et même expérience.

Ces enseignements se transmettent dans une filiation spirituelle : une lignée. La transmission d’un tel enseignement, c’est-à-dire profondément de l’expérience qui y correspond ne peut être véhiculée que dans une relation directe, personnelle, de maître à disciple. La pratique de mahamudra demande un rattachement traditionnel et une direction spirituelle précise. Ce n’est que dans cette relation directe que la transmission effective est possible. Une transmission juste nécessite d’autant plus une relation directe que la pratique transmise à moins de forme et par là même est plus subtile. Moins il y a de repère, plus on est exposé aux risques d’erreurs et de déviations.

Une transmission personnelle et directe

La pratique de mahamudra, qui est la plus dépouillée de forme qui soit, demande donc tout particulièrement une transmission personnelle précise et intime. Cette notion de transmission directe est présente dans le nom même de notre tradition : kagyu, qui signifie en effet la lignée de la transmission orale, ou la tradition de la pratique.

Cette transmission directe au niveau essentiel s’appuie elle-même sur différents préliminaires qui préparent le terrain, l’esprit du disciple. Ce sont ce qu’on appelle les pratiques préliminaires à mahamudra. Retenons d’abord l’importance de ce contexte pour la transmission. Sans rattachement et direction spirituelle, nous sommes comme l’aveugle qui cherche sa route dans le désert : on avançant à tâtons, et tournant en rond.

La pratique

Trois principes

Après les préparatifs nécessaires, l’approche pratique de la méditation de mahamudra est fondée sur trois principes. Ce sont ma tcheu (écrit : ma bcos), mi gom (écrit mi sgom) et ma yèng (écrit : ma yengs).

1 – L’absence d’artifices

Ma-tcheu est un mot tibétain qui, en français, signifie : absence d’artifice, de contrainte, et finalement de fabrication mentale. Pour trouver l’état de simplicité, ce n’est pas compliqué, il suffit d’arrêter de fabriquer des complications artificielles ! La logique, au moins est claire. Ma tcheu est l’approche de l’état naturel de l’esprit dans l’abandon de tous les artifices qu’il fabrique habituellement, et il en fabrique des choses ! (rires). Il ne s’agit pas de produire, de fabriquer un nouvel état, mais au contraire d’arrêter de fabriquer des artifices, et en leur absence, de découvrir l’état fondamental de l’esprit, qui n’est autre que la nature de bouddha.

Non-artifice, non-fabrication signifie en fait non-agissement de l’ego et non-agir du mental.

2 – l’absence de méditation

Le deuxième principe de la pratique se dit en tibétain mi gom, ce qui signifie littéralement non-méditation, pas de méditation ; la méditation de mahamudra est paradoxalement une non-méditation, et même une non-pratique. Ce n’est certes pas un encouragement à la paresse, ou à l’absence de pratique, mais la pratique essentielle consiste à laisser l’ego ne rien faire de particulier ; c’est l’apprentissage du non-agir du mental, qui est l’absence de tout méditation intentionnelle, de toute tentative. Mi gom est le développement et l’amplification de ma tcheu.

La pratique de mahamudra nous apprend à arrêter de réagir et d’interférer avec pensées, émotions, et tous les processus habituels du mental. Cette notion est quelque peu familière à ceux qui ont déjà fait l’expérience de la méditation. Elle est présente, à un niveau élémentaire, en la pratique de shamatha-vipasyana, dans l’apprentissage d’une relation simple aux pensées. On y apprend à ne pas lutter avec celles-ci : la relation est réduite au minimum. Les pensées sont simplement des pensées, sans suite… Dans tous les cas, la pratique se développe dans le sens de la simplification, d’une expérience de plus en plus directe avec ce qui se passe dans notre esprit dans chaque situation.

3 – L’absence de distraction

Le troisième point de la pratique est ma yèng, l’absence de distraction. La pratique essentielle consistant « tout simplement » à faire l’expérience de ma tcheu et de mi gom sans se distraire de cet état, sans quitter cette expérience de non-fabrication et de non-méditation.

Non-distraction ne signifie pas du tout rester fixé sur une telle expérience : c’est au contraire un état de non-fixation, il n’y est rien sur lequel quelqu’un se fixe. Ma yèng est la continuité de l’expérience de non-fixation, non-mental et non-concept.

Lorsqu’elle devient stable, cette méditation de mahamudra ne demande ni un cadre particulier, ni un environnement spécial, elle est applicable où que l’on soit : il s’agit de la relation la plus immédiate qui soit à la réalité de l’instant présent.

La pratique est d’abord de reconnaître cet état, puis de travailler avec les défenses et obstacles qui nous empêchent d’y rester. Petit à petit, ils s’usent. C’est toute l’approche. L’approche de mahamudra commence avec les préliminaires que nous avons évoqués, ils préparent le terrain ; puis, avec l’aide d’un guide qualifié, on reconnaît l’expérience dont il s’agit, de telle sorte qu’il n’y ait plus l’ombre d’un doute ou d’une hésitation. La pratique est ensuite la stabilisation de cette expérience d’immédiateté, non duelle : l’esprit d’instantanéité ou l’esprit « ordinaire ». C’est le chemin ; lorsque cette expérience est devenue complètement stable et définitive, le chemin est devenu le fruit ; l’esprit d’un bouddha, l’éveil.

Nous pouvons nous arrêter là et poursuivre par vos questions.

Questions

– Vous avez dit que mahamudra était en même temps l’expérience de la réalité et de la vacuité. Cela veut-il dire que la réalité c’est la vacuité ?

 

Dans une première approximation, réalité et vacuité sont synonymes. La vacuité est vide d’illusions et il est clair que l’absence d’illusion permet l’expérience de la réalité. Cette absence d’illusion est l’absence de perception dualiste, en termes de sujet et d’objet, d’observateur, d’observé et de relation conflictuelle entre les deux.

De ce point de vue, l’expérience de la vacuité, de la réalité, ou l’immédiateté sont en fait synonymes.

L’immédiateté est un état immédiat, de non-relation, d’absence de médium, qui est en même temps immédiat au sens d’instantané. L’expérience de la vacuité est donc absence d’illusion, c’est-à-dire des perceptions dualistes qui reposent sur le mental. On peut l’appeler réalité si tant est qu’on puisse alors encore lui donner un nom !

– Mais, la réalité n’est pas vide !

Non, elle est pleine ! (rires). La vacuité est vide d’illusion. Dans le vide d’illusion, elle est pleine de réel.

– Je ne comprends pas très bien comment les concepts qui sont des illusions sont aussi les moyens de la transmission.

Dire que les concepts sont illusoires peut prêter à confusion. En fait, nos expériences habituelles, conceptuelles, sont réelles pour nous. Mais leur réalité n’a qu’une valeur conventionnelle qui est par là même fondamentalement relative. Les concepts ont une réalité indispensable pour communiquer, fonctionner de façon normale. Lorsque vous allez chez votre épicier, vous demandez un kilo de pommes de terre, du pâté, du jambon, vous avez besoin de ces concepts et de ces noms. Ils constituent une vérité conventionnelle. Mais ces représentations mentales, n’ont qu’une valeur relative. Au-delà des noms et des formes, est une expérience silencieuse, sans mental ni concept, sans pensée discursive, sans questionneur ni répondeur, une expérience nue que l’on peut désigner par vacuité. C’est la vérité ultime.

L’enseignement tel qu’il est transmis au travers des paroles, de tout le véhicule langagier, se situe à ce niveau relatif. Mais si nous n’avions pas cette vérité conventionnelle, il n’y aurait pas de transmission de communication, en tous cas ordinaire. Elle est donc indispensable. L’approche du dharma n’est jamais dogmatique : les formulations de l’enseignement ne sont pas données comme vérité à prendre comme telle, comme objet de croyance, elles constituent des indications qui proposent une pratique s’ouvrant sur une expérience. Elles sont un support, un tremplin pour cette expérience qui est finalement au-delà des mots. Pour prendre une image traditionnelle, l’enseignement tel qu’il est transmis dans son discours ou ses écrits est le doigt qui montre la lune. Il n’y a que les sots pour prendre le doigt qui montre pour la lune.

– Pourriez-vous revenir sur mi gom ? Je ne comprends pas très bien si c’est un arrêt de l’activité de l’esprit ou si c’est un arrêt des manipulations des activités de l’esprit ?

La pratique de mi gom est l’arrêt de toute manipulation, de toute tentative de manipulation, et même de toute tentative de non-manipulation !

– De toute intentionnalité ?

Oui, de toute intentionnalité et de toute recherche de non-intentionnalité (rires).

– Parce qu’il y a une intentionnalité dans la recherche de non-intentionnalité ?

Certainement…, pratiquement, on abordera d’abord ma tcheu, l’absence de fabrication, d’artifice, de contrainte… on comprendra le processus de simplification : on commence par simplifier là où l’on en est, simplifier la relation à nos pensées, à nos émotions de maintenant. Cette simplification est une attitude dans laquelle on s’efface en ne réagissant pas, n’interférant pas. Il ne s’agit aucunement de rechercher un état sans production mentale. Par contre, quels que soient la production mentale ou l’état présent du mental, on laisse cet état tel qu’il est sans rien d’autre, c’est-à-dire sans nous-même pour l’apprécier, le juger, le manipuler, ou modifier quoi que ce soit.

Il y a toute une progression de shamatha à vipasyana, puis à la pratique de mahamudra. On commence en étiquetant les pensées : « pensée », simplifiant la relation. La pratique se développe de la reconnaissance verbale au non verbal. Puis, dans la pratique de mahamudra, on retrouve les deux volets que sont shamatha-vipasyana, mais d’une façon différente. Néanmoins, il y a une continuité, une transition.

– Sans concept, est-ce que l’on percevrait les fleurs comme des fleurs ?, est-ce que l’on se dirait ceci est un lys jaune ?, est ce qu’il y aurait du jaune ?

Vous ne percevriez pas de « fleur jaune » mais silencieusement serait la contemplation vive et brillante de « florité » et de « jaunité », indicible. Ce serait l’expérience de l’énergie fondamentale de la situation. Plutôt que la vision de quelque chose perçu comme « une fleur jaune », on peut suggérer qu’il y aurait une expérience en laquelle, sans nom, il y aurait participation à la nature de la fleur absente. L’expérience sans concept et finalement de mahamudra n’est pas une uniformité où « tout serait pareil » au sens d’une indifférenciation ; bien au contraire, c’est une expérience beaucoup plus claire, vive et intense. Elle est beaucoup plus vivide et pleine que d’ordinaire. Comme si la fleur était perçue, après qu’ait été enlevé une sorte de filtre qui ternissait et déformait notre vision. On expérimente habituellement la réalité au travers du filtre de notre mental, l’absence de ce filtre est comme si vous nettoyez des lunettes très sales : après vous voyez mieux, beaucoup plus clair !

– Le processus que vous décrivez là semble supprimer le rôle de l’intelligence. Il me semble que tout à l’heure vous avez dit qu’elle ne faisait pas partie de l’ego ?

Il y a l’intelligence de l’ego et l’intelligence fondamentale. L’intelligence fondamentale n’appartient effectivement pas à l’ego, et n’a pas besoin d’être réfléchie par celui-ci. C’est quelque chose qui peut nous paraître paradoxal, mais cette intelligence fondamentale n’a besoin ni d’être réfléchie, ni d’être raisonnée. Elle est immédiate, spontanée et se suffit à elle-même.

– Pourriez-vous préciser pourquoi mahamudra est traduit par « grand geste, grand symbole ou grand sceau » ?

Si mudra signifie bien geste, sceau ou symbole, mahamudra n’est pas un geste physique, ni de la parole, mais un « geste » de l’esprit, c’est-à-dire en fait un état de l’esprit. Ce grand geste de l’esprit est celui-ci dans l’expérience de la connaissance première de la vacuité. C’est la première interprétation du mot.

Mahamudra est aussi quelquefois rendu par « grand symbole ». Cette connotation renvoie à ce que l’expérience non duelle de mahamudra n’est pas une uniformité, une indifférenciation, et qu’en elle la réalité parle d’elle-même : la réalité est à elle-même son propre message, son propre symbole. L’expérience de mahamudra dans cette perspective est le fondement de toute véritable expression symbolique, d’où cette notion de « grand symbole ».

« Grand sceau » se comprend au sens où dans mahamudra toute expérience est frappée du sceau de l’immédiateté non duelle, il n’y a pas quelqu’un qui frappe quelque chose d’autre pour le marquer, mais chaque situation est faite dans l’expérience de cette immédiateté non duelle, dans le sceau de la non-dualité.

Vous trouverez des définitions plus détaillées dans le Dawai eusèr de Tashi Namgyal, il a été traduit en anglais et publié par Shambala sous le titre de Moon beams of Mahamudra. (Voir la traduction faite par le comité Lotsawa, publiée dans les annexes au dossier).

– Il semble que les êtres éveillés, qui n’auraient pas d’ego, gardent une sorte de personnalité. Qu’est-ce qui alors détermine cette personnalité ?

Chaque être a avant l’éveil une histoire, il a suivi une carrière spirituelle, un cheminement, avec des particularités. L’expérience de l’éveil est le moment où il n’y a plus quelqu’un pour s’approprier ce faisceau d’expériences. Mais l’expérience continue, sans personne pour en être le témoin et se l’approprier, elle ne se réfère plus à quelqu’un, à un ego. Néanmoins le continuum d’expérience garde sur sa lancée des caractéristiques, des spécificités, qui vues de l’extérieur dans une perception ordinaire constituent ce qui apparaît comme la personnalité d’un être éveillé.

Cette continuité est une des raisons pour lesquelles la formation que l’on suit sur la voie a une portée extrêmement profonde. Le chemin est une approche du résultat, et, en même temps la direction qu’il prend préfigure ce que sera l’énergie de l’expérience d’éveil résultante.

Différents êtres éveillés peuvent ainsi avoir des styles et des approches qui vues de l’extérieur semblent extrêmement différentes. Ils n’en ont pas moins fondamentalement le même éveil.

– Pourquoi enseigne-t-on mahamudra aux Occidentaux qui méditent une demi-heure ou une heure par jour, alors qu’au Tibet, il fallait attendre des années pour recevoir cet enseignement ?

Voilà une bonne question. Je ne me moquais pas de vous, en vous disant que les Occidentaux sont des surdoués. Comme je l’ai expliqué, la vraie transmission de mahamudra demande une relation personnelle, directe, avec un maître. Elle commence avec un certain nombre de préliminaires. Seuls ceux qui passent par ces étapes peuvent la recevoir vraiment, qu’ils soient Tibétains ou Occidentaux. Ce que nous faisons aujourd’hui est une vue générale qui permettra à certains, nous l’espérons, de voir un peu ce dont il s’agit, de comprendre les bases de la pratique. Pourquoi œuvrer ainsi ? Parce que la compréhension peut devenir une inspiration. Si, dans un premier temps, vous percevez la profondeur et la valeur d’une telle démarche et de tels enseignements, vous y trouverez l’inspiration pour les appliquer. J’espère que quelques-uns d’entre vous seront capables d’aller au-delà d’une pratique limitée à une demi-heure par jour.

Il ne faut pas se leurrer : dans sa dimension intérieure, mahamudra n’est transmis qu’au terme d’une longue préparation, et aussi après que le maître eut testé le postulant et que celui-ci eut choisi le maître. Une période probatoire, si l’on peut dire, a lieu ; elle peut se prolonger plusieurs années. Ensuite le disciple reçoit la transmission et les instructions initiales, il les médite pendant un certain nombre de jours, de semaines ou de mois, et vient rapporter son expérience au maître ; ce dernier dissipe ses doutes, lui dispense un complément d’instructions appropriées et l’élève repart méditer… C’est ainsi que peu à peu il apprend à « reconnaître la pratique juste ». Une fois franchie cette étape, il cultive, stabilise cette « reconnaissance », l’intègre à toutes les circonstances de la vie afin qu’elle devienne une expérience de plus en plus continue.

De nos jours, beaucoup désirent recevoir d’emblée ces instructions et voudraient les réaliser en y consacrant une demi-heure quotidiennement. Il y a là un problème. Mahamudra est la chose la plus profonde, la plus extraordinaire, la plus merveilleuse qui soit : en une seule vie, dans un seul corps, il vous permet d’arriver à l’éveil. Il vous faut bien comprendre que pour des choses d’importance bien moindre, vous avez étudié des années. Combien d’années passées sur les bancs de l’école, du lycée, et éventuellement de l’université, pour acquérir un métier dont la seule fonction est de vous pourvoir du nécessaire pendant quelques décennies !

L’éveil, la réalisation que nous propose mahamudra, a une portée incommensurablement plus vaste, permettant d’aider au niveau le plus profond d’innombrables êtres. Au vu de la portée du résultat, il faut bien admettre le besoin d’un effort soutenu qui soit à sa mesure. Je ne veux pas dire nécessairement qu’il faille s’installer dans une grotte et vivre en ermite, même si c’est une excellente solution pour éviter la dispersion. Ce serait certainement très difficile pour la plupart d’entre nous. Toutefois, des retraites plus ou moins longues constituent une approche, généralement indispensable. Cela dépend de la réceptivité et des aptitudes de chacun. Mais, avant qu’ils aient été complètement intégrés à la pratique, l’agitation et les circonstances défavorables constituent un mauvais environnement, rendent malaisée l’attitude juste. Dans les phases préliminaires, des périodes d’isolement et de retraite sont conseillées, elles nous aident à développer et à stabiliser la pratique juste, quelle que soit la situation. Les bienfaits de la pratique spirituelle sont proportionnels à l’intensité de notre engagement. C’est dans un don complet de soi, en se donnant entièrement à la pratique, que ses bienfaits s’épanouissent.

Dédicace

Nous allons conclure par une dédicace, ce qui signifie qu’on ne garde pas « pour soi » ce que l’on peut avoir fait de positif, dans un esprit d’auto-amélioration, ou d’auto-enrichissement. Dédier signifie partager, donner, désapproprier, abandonner.

La formule de dédicace dit :

« Sans m’attacher à ce que j’ai fait de positif,

je le dédie pour le bien de tous les êtres

en l’insurpassable sphère de la vacuité. »

Je vais réciter cette formule traditionnelle que vous pouvez l’utiliser comme support pour évoquer en vous l’état d’esprit correspondant.

 

Transcription de l’exposé introductif à un enseignement donné au Dharmadatu de Paris le week-end des 23 et 24 septembre 1988.

 

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