L’attitude de l’esprit

L’attitude de l’esprit

(Extrait de l’Océan de la certitude)

Mipam Tcheuky Ouangtchouk

L’océan de la certitude (nges don rgya mtsho) est le manuel de méditation classique utilisé dans la tradition kagyupa comme introduction à la pratique de mahamudra. Son plan est élaboré sous forme de directives. Nous en présenterons deux (20 et 21). Ce court extrait fait suite à l’exposé des préliminaires et des points de la posture corporelle. C’est le début des instructions concernant la « posture » de l’esprit.

« Ne ressasse pas le passé,

N’anticipe pas le futur,

Demeure en l’esprit d’instantanéité,

Au repos, en une lucidité non conceptuelle. »

Expliquons cela :

Ce qui est passé est terminé, a disparu, s’en est allé : il n’y a pas lieu d’y penser. Ce qui est futur est à venir, inexistant, et ne peut être pris comme objet : l’examiner et l’analyser est inutile. L’examen et l’analyse du présent lui-même révèlent son manque d’existence réelle, celle-ci disparaissant dans une fragmentation indéfinie d’instants antérieurs et postérieurs (1) Dans (le présent immédiat), ne pénètre aucune impureté de saisie conceptuelle : il n’existe ni n’existe pas, il n’est ni n’est pas « comme ceci » ou « comme cela », bon ou mauvais, ou quoi que ce soit.

 

En suivant la méthode de « non-disposition » (qui consiste à ne pas disposer l’esprit d’une façon particulière), laisse-le être en sa disposition fondamentale : l’état de lucidité-vide, l’absence de fixation.

 

En fait, le sens du mode d’être essentiel de mahamudra n’est pas dépendant du retrait ou de l’absence de retrait des projections des trois temps. Pourtant, lorsque l’on prépare des débutants à sa méditation : s’ils ne coupent pas le cours de l’intellection constituée par les pensées des trois temps, ils ne pourront donner naissance à l’état d’absorption adéquat. Aussi est-il important de les guider ainsi.

 

Fin de la vingt-deuxième section, vingtième directive pratique.

 

Maintenant, si, pour faire se reposer l’esprit, on se dit « reste, reste tranquille », on se tendra trop, ce qui est facteur d’agitation. Aussi, hormis la simple induction initiale qui consiste à se dire : « restons en l’état méditatif », au moment de la pratique elle-même, on le laisse reposer sans méditation intentionnelle. On ne pense pas même être en train de méditer les préliminaires (2) et le laisse reposer en un état relâché, « vacant », « indéfini », « décroché ». On s’habitue à le faire, et dans aucune des activités des quatre types (3)  on ne se laisse distraire de cet état de lucidité-vide, d’absence de fixation ; on le cultive autant qu’on le peut, au début le temps d’avaler une bouchée, ou une gorgée de thé, puis le temps de la récitation d’un mani, ou celui de se lever et de faire deux ou trois pas.

 

Avec l’habitude, on apprend à rester en cet état de lucidité-vide, d’absence de fixation, à tout moment, sans en être distrait par les circonstances favorables ou défavorables, et qu’il y ait peu ou beaucoup de monde autour de soi.

C’est ce que dit Djé Gampopa :

« Ne ressasse pas le passé,

N’anticipe pas le futur,

Laisse l’esprit d’instantanéité

« tel qu’il se présente »

en son état naturel, immobile. »

Expliquons ces termes :

Lorsqu’il est dit : »Ne pas repenser le passé », il s’agit de ne pas suivre les pensées passées. Lorsqu’il est dit : »Ne pas anticiper le futur », il s’agit de ne pas inviter les pensées d’à venir. Lorsqu’il est dit : « Laisse l’esprit d’instantanéité « tel qu’il se présente » en son état naturel, immobile », il s’agit de ne prendre aucune référence au présent.

« Lucide est l’esprit sans contrainte,

Limpide est l’eau sans souillure ;

Aussi reste immobile

Laissant être ce qui advient tel quel,

En un état dépourvu d’artifice. 

Restant ainsi, une lucidité non conceptuelle, claire et dégagée, apparaît le temps de claquer des doigts, ou de presser le pis d’une vache.

 

Médite sans considérer comme une qualité la longueur de cet instant ou comme un défaut sa courte durée. Après, vient une pensée : sur celle-ci, repose, relâché.

L’esprit est lié par ses contraintes :

Celles-ci relâchées,

Il se libèrera sans aucun doute.

Aussi, relâche-toi et, si tu médites en te détendant de la sorte, cette lucidité non conceptuelle durera de plus en plus longtemps, et, à un moment donné, tu plongeras intégralement dans ta propre essence. Ce sera alors ce que l’on appelle « la méditation qui coule comme le cours de l’eau. »

 

Gampopa explicita aussi la pensée de Dombi Héruka :

 

« Tout comme l’eau sans trouble est limpide,

Demeure sans fabriquer d’attitude.

Tout comme le soleil sans nuage,

Laisse les six sphères

en leur état naturel, sans entrave.

Restes-y tout le temps, quoi que tu fasses,

sans en être distrait. »

Djé Gueu Tsangpa dit aussi :

« Demeure détendu en l’état d’absence,

Demeure tout « évanoui, indéfini, décroché ».

Cet esprit est tel qu’on ne le trouve pas en le cherchant, qu’on ne le voit pas en le regardant ; si on le conceptualise, on ne trouve pas son existence ; si on l’appréhende, il n’est pas saisi ; si on l’envoie, il ne va pas ; si on le place, il ne reste pas ; si on l’unit, il ne fusionne pas ; si on le partage, il ne se divise pas ; si on le rejette, on ne s’en débarrasse pas ; le contempler ne le fait pas connaître ; l’expliquer ne le fait pas comprendre ; il ne peut être représenté par quelque exemple que ce soit ; rien ne peut le faire découvrir exactement ; et quel que soit le nom qu’on lui donne, celui-ci ne lui est pas contradictoire.

 

– Comment pratiquer cela ?

 

« Sans pour quelque chose s’enthousiasmer,

Sans pour quelque chose se laisser déprimer,

Sans égalité indifférente,

N’induis de pensée en ton esprit,

Ne suis les sensations qui apparaissent,

N’entre dans le trouble des jugements.

Ne saisis pas comme une chose le vide

qu’est l’absence d’objet extérieur,

Ne regarde pas comme une indifférence le vide qu’est l’absence de moi intérieur,

Ne considère pas comme un défaut

la versatilité déracinée,

Ne vas pas vers les fixations

sur les apparences ou sur la vacuité,

Ne ressasse pas le passé,

N’anticipe pas le futur,

Ne prends pas le présent pour réel,

Sois l’esprit sans fabrication « uniforme »,

Sans contrainte : »délié »,

Sans point de référence : « désorienté »,

Sans fixation : « flottant »,

Sans induction : « limpide »,

Sans cessation : « transparent »,

Sans voile : »lucide »,

Laisse « dans l’égalité » tout objet extérieur

et tout esprit intérieur, sans aucune exception. »

 

Saraha dit :

« L’esprit est lié par ses contraintes,

Celles-ci relâchées,

il se libèrera sans aucun doute. »

 

Il est dit aussi :

« Laisse l’esprit sans artifice

en sa nouveauté instantanée,

L’esprit fabriqué n’atteindra pas

le cheminement des arya. »

 

Comme il vient d’être dit :

Si l’esprit est laissé à son mode d’être sans artifice, les conceptions grossières s’arrêtent, et une expérience de lucidité-vide naît. Alors on se souvient de la bonté du lama, on se sent bienheureux, on se détourne du samsâra. C’est ce que l’on appelle shamatha (chiné) : « rester tranquille ». Tranquille (chi) se réfère à la tranquillité des passions. Rester (né) se réfère au fait d’y demeurer. C’est aussi ce que l’on appelle samâdhi (tine-ngué-dzine). Dans ce terme, tine-ngué s’interprète comme signifiant « immuabilité », et dzine  « ne pas quitter ».

 

Kyémé Chang dit :

« Il convient de couper court aux conceptions des trois temps :

Sans induction mentale du passé,

Sans induction mentale de l’avenir,

Sans induction mentale même du présent,

Sans fabrication d’aucune sorte,

L’esprit « tel qu’il est », relâché, demeure détendu.

Sans connaître la détente, l’esprit n’atteindra pas l’état naturel, et la connaissance primordiale n’apparaîtra pas.

L’homme que l’on a mis aux fers ne pense qu’à s’échapper, mais il n’y pensera si l’on ne l’y met. Ainsi est cet esprit : si l’on le saisit, il se dérobe ; si on ne l’appréhende pas, il ne se sauve jamais. Aussi, reste, l’esprit détendu. En cet état de détente, en l’instantanéité, l’esprit est lucide, sans limite, tout ouvert, indéfini, dissous ; il est impossible que ce vide dégagé n’apparaisse. »

 

En bref, ne développe pas de pensées à propos du passé, ne développe pas de pensées à propos de l’avenir, dans le présent, quelle que soit la pensée dont tu remarques le mouvement, contemple nuement dans l’instant cette pensée présente ; son parcours est ainsi complètement interrompu, et aussi longtemps que tu n’en es distrait, il n’en émerge d’autre. Puis, lorsque tu t’en distrais, elles réémergent soudainement. Accepte alors le fait de la pensée apparue et si tu la contemples nuement, elle se libère d’elle-même et s’en va en la non-pensée « claire et dégagée ».

 

Ainsi, quelles que soient les pensées qui apparaissent encore et encore, on les accepte et les contemple nuement encore et encore. Sans faire de longues sessions, lucide, on arrête et répète ainsi de nombreuses courtes périodes.

 

Sur un coussin confortable, assis en vajrasana ou en une autre posture, « ne médite pas » mahamudra.

Ainsi, ne médite aucunement quelque caractéristique intentionnelle que ce soit : fut-ce la non-production, l’au-delà des projections, l’au-delà de l’intellect, l’absence de concept, la non-référence, etc.

 

– Mais alors, que faut-il faire ?

Ne bouge pas le corps, ne cligne pas des yeux, ne suis pas les pensées du passé, ne vas pas au devant de celles du futur ; reconnaître immédiatement la pensée présente dans son instantanéité est le point essentiel.

 

Dans cette instantanéité de la contemplation sur la pensée présente, cause et résultat sont simultanés, les caractéristiques se libèrent d’elles-mêmes, c’est dharmata. Si l’on contemple ainsi encore et encore toutes les pensées qui apparaissent, un moment viendra où la pensée, étant immédiatement reconnue, à cet instant même se libèrera. Cette instantanéité qu’est la reconnaissance immédiate de la pensée est ce qu’on appelle la réalisation de mahamudra, c’est « la naissance du samadhi », « l’acquisition de la méditation ». A l’instant où l’on reconnaît la pensée, toutes les négativités accumulées depuis les temps sans commencement du samsara  sont défaites et purifiées.

 

Comme l’idiot qui garde les vaches, le yogi laisse l’esprit aller où bon lui plaît ; sans attachement comme pour le cadavre d’un chien ; sans désir comme pour un lépreux ; comme le cordon d’un brahmane que l’on file, l’esprit du yogi reste détendu. Sans fixation, demeure comme le cadavre ; sans rien de présent à l’esprit, demeure comme le fou ; sans limite, comme l’espace ; translucide, comme une boule de cristal ; sans manière, comme le petit enfant, reste détendu et relâché.

 

Fin de l’exposition de la façon de disposer l’esprit.

 

Traduction du tibétain par le Comité Lotsawa

 

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