Matière subtile et matière dense

Sa Sainteté le Dalaï-Lama, David Bohm, Renée Weber

Sa Sainteté le Dalaï-Lama s’intéresse depuis longtemps aux rapports entre sciences et dharma. Dans cet esprit, il a souvent participé à des rencontres avec des scientifiques.

David Bohm, physicien quantique, est à la fois scientifique et mystique. Il est considéré comme l’un des plus éminents physiciens théoriciens du monde, et comme l’un des théoriciens les plus influents du paradigme nouveau. Docteur en physique de l’université de Californie, professeur honoraire de physique théorique au collège Birkbeck de l’université de Londres, ses travaux de recherches sont exposés dans plusieurs ouvrages qui traitent de physique classique, de physique quantique, de philosophie de la physique et, pour le plus récent, de ses conceptions révolutionnaires de la conscience.

Renée Weber est enseignante en philosophie à l’université Rutgers du New Jersey, où ses mérites ont été récompensés en 1979 par une citation spéciale. Ancienne rédactrice du « Revision journal », elle a publié dans diverses revues d’innombrables entretiens et articles consacrés à la science et au mysticisme.

« La substance dont est faite le monde est celle de l’esprit ».

Eddington

– Renée Weber :

Au vingtième siècle, la conception même de la matière a subi un bouleversement radical. David Bohm, par exemple, emploie des termes tels que matière subtile et matière dense. Pouvons-nous discuter de la matière du point de vue de la physique contemporaine et du bouddhisme tibétain ?

– David Bohm :

La matière, qui apparaît dense aux yeux du physicien, est en fait composée essentiellement d’espace vide et de quelques particules orbitant, à la manière de planètes et à de hautes énergies, d’autres particules traversent ce qui semble être de la matière solide. Bien qu’il soit possible de considérer les particules elles-mêmes comme étant plus denses, en étudiant la relativité et la théorie quantique, nous nous apercevons que la matière doit également être considérée comme un champ, et les particules comme des concentrations du champ. Ce dernier est universel, et il obéit aux lois de la théorie quantique.

J’ai le sentiment que les physiciens ne comprennent pas ces lois en profondeur, nous sommes toutefois à même d’en tirer quelques conclusions. L’une d’entre elles est que le champ est composé d’ondes de nature diverse. Chaque onde présente une quantité minimum, définie, de mouvements, sous des formes discrètes de quanta. Il existe une énergie minimum disponible pour chaque onde, laquelle n’est pas très importante, mais les ondes sont si nombreuses dans l’espace vide que cela donne une quantité d’énergie énorme. En fait, si nous acceptons l’existence d’ondes aussi petites qu’il y paraît, l’énergie sera infinie. Et si nous trouvons quelque raison de la limiter (et il en existe) en certains endroits où nous escomptons l’effondrement de la théorie et que nous évaluions l’énergie, il s’avérera que l’énergie contenue dans un centimètre cube d’espace vide est supérieure à celle qui serait libérée par la désignation de toute la matière contenue dans l’univers connu.

Ceci donne à penser que la matière telle que nous la connaissons est une petite ondulation sur l’espace vide. En un sens, l’espace est très dense ; en un autre, il ne l’est pas parce que c’est un mouvement, un mouvement très complexe.

La cosmologie moderne croit que l’univers a commencé par un big bang, un moment où tout s’est répandu. On pourrait imaginer que cette concentration d’énergie s’est propagée à la manière d’une vague apparaissant brusquement au milieu de l’océan. D’un point de vue, c’est l’ensemble de l’univers, mais d’un point de vue plus profond, ce n’est qu’une ondulation.

Plus vous pénétrez au cœur de la nature, plus elle semble posséder des propriétés de plus en plus subtiles. Je ne puis toutes les évoquer ici, mais il ne faut pas croire qu’il n’existe que des particules se déplaçant de façon mécanique. Selon moi, les implications de la physique semblent être les suivantes : la nature est si subtile qu’elle pourrait presque être vivante ou intelligente.

– Renée Weber :

Votre Sainteté, pourriez-vous commenter ces propos du point de vue du bouddhisme tibétain ?

– Le Dalaï-Lama :

On rencontre dans le bouddhisme des niveaux de grossièreté et de subtilité des particules, et les plus subtiles de toutes seraient celles de l’espace. Celles-ci servent de fondement à toutes les particules qui sont identifiées dans le bouddhisme tibétain. Les particules de l’espace sont éternelles. Je n’ai pas d’information précise sur leurs activités ponctuelles.

A cet égard, j’ai le sentiment que nous aurions beaucoup à apprendre du travail des scientifiques, de leur expérience et de leurs investigations.

– David Bohm :

Et qu’en est-il du temps ?

– Le Dalaï-Lama :

S’il nous fallait parler du temps de manière générale comme s’il s’agissait de quelque entité indépendante, l’explication serait des plus complexes, car le temps est considéré comme étant relatif et dépendant d’autres facteurs.

– Renée Weber :

Que dire du big bang, cet instant infiniment petit qui est devenu l’univers – existe-t-il une notion similaire dans la cosmologie tibétaine?

– Le Dalaï-Lama :

Selon le bouddhisme, il est des périodes où l’univers tout entier se forme, subsiste pendant une certaine période, puis se désintègre et demeure vide pendant une certaine période.

-Renée Weber :

En sommeil ou vide ?

-Le Dalaï-Lama :

Vide. Le bouddhisme parle de la formation d’un système de monde, de l’existence d’un système de monde, de la destruction d’un état de monde, puis d’un état de vide. Ces quatre phases se répètent en permanence. Il n’est pas d’explication de quelque commencement original.

Le bouddhisme croît que tous les phénomènes qui dépendent de causes sont en mutation perpétuelle. Il y a un commencement et une fin à toutes les choses particulières, et il est nécessaire qu’il y ait une cause à leur apparition. Nous parlons de multiples types de causes différents, et la question du karma est liée à celles-ci.

Quand vous considérez où résident ces prédispositions karmiques, vous en arrivez à réfléchir sur la question du continuum mental de la personne. Ensuite, vous devez rechercher les causes de la conscience, et nous disons donc qu’il n’y a pas non plus de commencement à la conscience. Il est impossible que la matière produise la conscience.

-Renée Weber :

La nature a-t-elle un schème karmique propre ?

– Le Dalaï-Lama :

Si les personnes et les êtres sensibles sont les utilisateurs, les phénomènes correspondent à ce qui est utilisé. Parmi ce qu’utilisent les individus il y a leur propre corps, qui est immédiat, et dès que vous sortez de celui-ci il y a l’ensemble de l’environnement. Si nous parlons, disons, d’une fleur, il y aura la matière qui sert de cause substantielle à la fleur. Plus vous retournez en arrière, à la recherche des causes substantielles, plus vous vous rapprocherez des particules de l’espace.

– David Bohm :

Si nous envisageons la nature en l’absence de l’homme, diriez-vous qu’elle a une cause qui est indépendante ou dépendante de la conscience ?

– Le Dalaï-Lama :

La conscience et l’objet qui dépend de la conscience ne doivent pas nécessairement exister au même moment.

Supposez que vous construisiez une maison pour un tiers : elle dépend en quelque sorte de la personne qui va y vivre, mais celle-ci peut très bien ne pas encore avoir investi les lieux. Le karma des êtres qui vont naître là est l’un des types de causes qui façonne la matière. Les bouddhistes croient à des renaissances illimitées et à un univers infini. Le fait que nous soyons ici en ce moment, par exemple, a pour conséquence que nous accumulons un certain type de karma. Ce moment laisse son empreinte sur notre conscience. Dans plusieurs milliards d’années, notre action de ce jour donnera naissance à de nouveaux mondes, sur la base de la particule spatiale vide. La cause fondamentale réside en ces êtres qui à l’avenir en feront usage. Aussi le créateur essentiel est-il leur conscience, leur karma.

– David Bohm :

Y a-t-il quelque chose qui crée les particules d’espace ou sont-elles présentes même lorsque l’ensemble de l’univers s’est dissout ?

– Le Dalaï-Lama :

Les causes substantielles sont ces particules, mais ce dont je parle c’est des conditions coopératives qui constituent nos actions.

– David Bohm :

Les particules sont-elles éternelles en soi ?

– Le Dalaï-Lama :

Je ne sais que dire des particules particulières, mais le continuum de ces particules d’espace existe à jamais. Ce qu’il convient de penser d’une particule particulière n’est pas évident.

– Renée Weber :

Pouvons-nous préciser ce qu’on entend par cette particule spatiale ? Est-ce un concept reconnaissable dans la physique moderne ?

– David Bohm :

Diverses personnes considèrent des idées semblables par rapport à la théorie quantique. Quand vous l’appliquez à la relativité, il devient très difficile de définir diverses petites régions d’espace. Elles deviennent ambiguës. Il existe diverses alternatives. Une idée consiste à dire qu’il y a de très petites unités d’espace, 10 -33 cm – qui seraient effectivement très petites. Il est possible de considérer qu’il s’agit là d’un point de vue particulier. Il est implicite même dans le travail de certains chercheurs tels que Hawking, et d’autres l’ont envisagé explicitement. C’est une autre manière de considérer ce champ à l’énergie prodigieuse dont j’ai parlé. Nous pouvons nous imaginer qu’il est constitué d’un nombre impressionnant de particules d’espace, chaque particule disposant d’une très haute énergie. Si une vague se forme sur ces particules, la matière telle que nous la connaissons commence à émerger.

– Renée Weber :

Cette vague qui se forme à partir de l’espace dit vide est-elle équivalente au concept oriental de   maya ?

– Le Dalaï-Lama :

Selon l’explication bouddhique, le principe créatif ultime est la conscience.

Il y a différents niveaux de conscience. Ce que nous nommons la conscience subtile la plus profonde est toujours présente. La continuité de cette conscience est presque quelque chose de permanent, comme les particules spatiales. Dans le champ de matière, il s’agit des particules spatiales ; dans le champ de conscience, de la claire lumière.

Ces deux éléments sont permanents, pour ce qui est de la continuité. La claire lumière, avec son énergie spéciale, établit le lien avec la conscience.

– Renée Weber :

La lumière est pour le mystique le symbole de son expérience d’union. En physique contemporaine, la lumière constitue le grand mystère. J’ai discuté en une autre occasion avec David Bohm de la raison de l’importance de la lumière dans ces deux conceptions. Pourriez-vous développer cette notion de la claire lumière ?

– Le Dalaï-Lama :

La claire lumière est positive essentiellement parce qu’elle chasse les ténèbres de l’ignorance. Elle est semblable à la substance fondamentale qui peut se transformer en une conscience omnisciente. Tous nos autres (types de) conscience – la conscience sensorielle, etc. – se manifestent en dépendance par rapport à cet esprit de claire lumière.

– Renée Weber :

C’est une énergie, pas uniquement un symbole ?

– Le Dalaï-Lama :

C’est une énergie. C’est exact.

– Renée Weber :

C’est un état de conscience véritable.

– Le Dalaï-Lama :

Oui, très subtil.

– David Bohm :

Cet esprit est-il personnel ou appartient-il à l’univers ?

– Le Dalaï-Lama :

Il est personnel. Il appartient à chaque individu. Parlons d’une particule de pierre, un élément inorganique ; d’une fleur, qui vit ; et des êtres humains qui possèdent quelques qualités supplémentaires – la conscience par exemple – la science n’établit-elle pas de distinctions quant à la nature des particules les plus subtiles qui la composent ? Si tel est le cas, comment se fait-il que cette table de marbre, par exemple, soit sans vie, qu’une fleur vive et que nous disposions de ce qu’il faut pour avoir une conscience ?

– David Bohm :

Vous pourriez dire que la matière elle-même contient des potentialités subtiles qui n’ont pas été réalisées. Ainsi, les particules d’espace peuvent être organisées en mondes par une conscience subtile qui n’a pas encore vu le jour. Mais nous devons nous demander : cette conscience subtile est-elle différente de la matière ? Est-elle ou n’est-elle pas matière ?

– Dr. Hopkins :

Sa Sainteté n’a pas dit que la conscience à venir la forme, mais que le karma des êtres à naître la forme. Puis ils naissent et l’utilisent.

– David Bohm :

Oui, mais ce karma devait être présent dans le monde même avant qu’il n’y ait eu des hommes dans le monde, à moins que vous ne supposiez que les hommes ont existé de tout temps.

– Dr. Hopkins :

Sa Sainteté a dit qu’il existait de nombreux autres systèmes de monde et d’individus y créant des karma.

– Le Dalaï-Lama :

Un nombre infini.

– Renée Weber :

Sans commencement, comme nous l’entendons pas rapport à notre  temps ?

– Le Dalaï-Lama :

Il y a un commencement pour un monde particulier, mais il n’y en a pas pour le cosmos dans son ensemble.

– Renée Weber :

Et pas de terme ?

– Le Dalaï-Lama :

Il y a un terme sur un plan individuel, mais il n’y en a pas dans l’ensemble – malheureusement ou heureusement [rires].

– David Bohm :

Y a-t-il quelque continuité d’identité de la personne individuelle tout au long de ce processus ou apparaît-elle pour disparaître ensuite ?

– Le Dalaï-Lama :

Il y a un simple  « je » ou un simple moi dont vous pouvez dire : « Mon  ancienne incarnation, ou ma  future incarnation ». Le simple je ou le simple  moi existait dans notre vie antérieure, il existe dans celle-ci et il existera dans la prochaine. Le moi  d’hier et le moi  d’aujourd’hui et le moi  de demain sont dans un sens le même moi, mais dans un autre sens, le moi  d’hier n’est plus ; il est déjà passé, et celui de demain est encore à venir. Mais dans l’ensemble, la continuité du moi, moment par moment, s’étend tout au long du processus.

– Le Dalaï-Lama :

Sans cela, le karma ne serait pas logique, n’est-ce pas ? Le karma d’il y a un millier d’années que « j’ai » créé et qui porte ses fruits aujourd’hui doit, d’une manière ou d’une autre, être associé et imputable à ma constellation.

– Le Dalaï-Lama :

Mais il existe des types de karma plus puissants et d’autres plus faibles. Vous créez un certain karma, une action qui est assez puissante pour avoir des conséquences. Dans ces circonstances, c’est comme si les résultats sont déjà planifiés ou établis. Mais une action nouvelle peut intervenir et son énergie être plus puissante que celle de l’action précédente, et donc tout bouleverser.

– Renée Weber :

Il ne s’agit donc pas d’un déterminisme strict.

– Le Dalaï-Lama :

C’est exact. Et tout dépend de la motivation ou de l’intention. Ainsi, en définitive, le karma est écrit dans notre main.

– David Bohm :

Vous suggérez donc que nous avons le choix de le modifier.

– Le Dalaï-Lama :

Oui. De manière générale, oui. Le karma n’est pas créé par quelques forces extérieures mais par nous-mêmes.

– Renée Weber :

Existe-t-il une analogie entre le karma et ce qu’un physicien nommerait la « ligne de navigation d’une particule », ses échanges énergétiques jusqu’à l’instant présent ?

– David Bohm :

Il y a une sorte d’analogie en ce sens que tout ce qu’il advient à la particule dépend de ce qu’il advient à toute chose par le passé. Il existe un réseau d’interrelations qui est en définitive infini. Mais chaque particule n’a bien entendu pas le choix. En physique, elle se déplace simplement en fonction des forces qui ont agi sur elle et celles-ci peuvent en définitive s’étendre sur de grandes distances temporelles. Certains facteurs peuvent devenir négligeables et d’autres plus puissants. Mais vous devez considérer l’univers comme ce réseau d’interrelations des particules.

En physique, il est possible de créer des particules à partir d’énergie et de les annihiler en les combinant les unes avec les autres. Il n’est donc pas nécessaire que des particules aient une existence permanente, même si elles peuvent avoir une durée de vie longue. On considère aujourd’hui que chaque particule a une existence limitée, même le proton, qui peut avoir au moins un million de fois l’âge de l’univers actuel. Mais chaque particule et chaque structure de particule s’effondrent en définitive.

– Le Dalaï-Lama :

Que dire de la plus petite particule, le quark, par exemple, mais peut-être existe-t-il quelque chose d’encore plus petit maintenant ?

– David Bohm :

Oui, des chercheurs recherchent une particule encore plus petite.

– Dr. Hopkins :

Le quark se modifie-t-il en permanence ?

– David Bohm :

Oui, mais il est difficile de le connaître car il est impossible de l’isoler. D’aucuns supposent qu’il pourrait ne pas être une particule. Peut-être est-ce une forme qui émerge du vide et y retourne. Mais les chercheurs se penchent désormais sur des particules encore plus petites, les gravitons, qui véhiculeraient la force de gravité et détermineraient les propriétés de l’espace. Mais aucun d’eux ne serait permanent.

– Dr. Hopkins :

Sa Sainteté n’a pas dit que les particules individuelles de l’espace sont permanentes, uniquement l’ensemble du système.

– David Bohm :

Oui, la présence de la base est toujours là.

– Le Dalaï-Lama :

N’existe-t-il pas, d’un point de vue scientifique, quelque particule permanente, continue ?

– David Bohm :

Les chercheurs envisagent en revanche l’éventualité de l’existence d’un champ permanent, dans le cadre de la théorie dite du Champ unifié. La particule serait un état d’excitation du champ. Mais il s’efforcent d’unifier les quatre champs : le champ électromagnétique ordinaire, les champs puissant et faible de l’interaction nucléaire et le champ gravitationnel. Les physiciens souhaiteraient les unir comme s’il s’agissait de formes différentes d’un même champ. Ils diraient qu’à l’origine tous ces champs étaient les mêmes mais que quelque déséquilibre est intervenu, qui les a séparés et ils sont devenus différents.

Une hypothèse veut que l’univers se dilate, se contracte ensuite et cesse d’exister, puis se dirige à nouveau vers l’expansion. Mais telle est l’énigme : que se passait-il avant l’apparition du temps ? Je crois que la physique actuelle n’est pas en mesure de répondre à cette question.

Certains physiciens affirment que Dieu se trouve à l’origine de tout. Mon opinion se rapproche plus de l’image de l’océan, où de multiples vagues se répandent dans des directions différentes, se rencontrent par accident en un certain point et produisent une vague gigantesque.

– Renée Weber :

Il s’ensuit bien entendu une question : d’où proviennent les vagues ?

– David Bohm :

Du point de vue bouddhique, vous pourriez dire que ces vagues constituent une sorte de karma. Je crois que la physique ne peut actuellement aller plus loin dans cette voie, plus tard peut-être.

– Le Dalaï-Lama :

La question précédente n’était pas très claire : les trois types de particules – ceux de la pierre, de la fleur et d’une entité capable d’abriter la conscience – sont-ils identiques ?

Si tel est le cas, à quel stade l’un est-il devenu capable d’abriter la vie et l’autre la conscience ? Et si un tel point existe, quelle en est la cause ?

– David Bohm :

La pierre se situe beaucoup plus dans un ordre caché qu’il n’y paraît. Il y a un ordre caché dans la matière qui organise les particules et il peut mettre un long moment à émerger.

– Dr. Hopkins :

La question de Sa Sainteté est la suivante : même si une potentialité est présente dès le commencement, qu’est-ce qui la modifie par la suite, de manière à ce qu’elle devienne manifeste pour servir de fondement à la vie ?

– David Bohm :

Il faudrait pour commencer que les conditions requises existent. Nous savons que la vie est impossible en leur absence, les bonnes substances chimiques, etc.

– Renée Weber :

Cela ne résoudrait pas vraiment le problème parce que, après tout, la pierre est restée inerte contrairement à la fleur. Celle-ci a évolué, et nous avons évolué d’une manière plus subtile encore. La question de Sa Sainteté était : Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il une telle distinction du point de vue de la physique. C’est bien cela n’est-ce pas ?

– Le Dalaï-Lama :

Oui.

– David Bohm :

Ce n’est pas aussi simple, parce que la pierre elle-même peut renfermer les rudiments d’organismes et nous-mêmes contenir du matériau du monde entier.

– Renée Weber :

La pierre est-elle consciente ?

– Le Dalaï-Lama :

Non.

– Renée Weber :

Vous avez dit à une autre occasion que la pierre elle-même pourrait avoir une sorte de conscience des plus rudimentaires. Pourriez-vous développer ce point ? Il serait également intéressant de connaître le point de vue de Sa Sainteté à cet égard.

– David Bohm :

Voilà qui pose la question de savoir pourquoi la pierre doit demeurer une pierre et ne peut devenir autre chose. Considérons la manière dont croît une plante : vous plantez la graine dans le sol mais le matériau nourricier provient du soleil, de l’air, de l’eau et du sol. Tout cela se conjugue et donne naissance à une plante. Selon la science moderne, l’apport majeur de la graine et l’information sous forme d’ADN. Dès l’instant où cet ADN a fourni cette information, il produit une plante. Il en va de même pour les animaux. Ma suggestion est que la matière possède une sorte de proto-intelligence – celle-ci n’est pas exactement semblable à la nôtre – qui évolue en fonction d’une information d’une nature subtile, tout comme procède l’ADN si l’on en croît les chercheurs. Mais en définitive ce doit être l’ensemble de l’environnement qui la supporte, car c’est de là que provient le matériau. Il importe donc de comprendre l’aptitude à répondre à l’information. Ce peut être quelque chose d’apparenté, quoique non semblable, à l’intelligence.

– Le Dalaï-Lama :

Je crois qu’il est très difficile d’avoir une connaissance détaillée de la matière tant qu’on n’a pas de connaissance approfondie de la conscience. Mais le fait de connaître l’explication scientifique moderne de la matière est susceptible de vous aider à mieux comprendre la conscience. Nous, bouddhistes, croyons en la réalité de deux forces : la matière et la conscience. Bien entendu, la conscience dépend dans une large mesure de la matière, et une modification de la matière dépend aussi de la conscience. J’ai donc le sentiment que la poursuite de la recherche dans les secteurs de la physique et de la neurologie nous permettra de découvrir un jour de nouveaux phénomènes. Il est également très important et très utile de procéder à des expériences au sein de notre propre moi physique : pratiques yogiques, ou méditation qui peuvent nous faire découvrir des expériences non ordinaires.

Il existe une énergie autre que l’énergie physique et à travers la conscience vous pouvez modifier votre corps physique. Aussi si nous équilibrons la connaissance, la bonne connaissance relative à la conscience et la bonne connaissance relative à la matière, je crois que nous disposerons d’une société humaine meilleure.

– Renée Weber :

Le mystique et le physicien recherchent-ils la même chose sans en être conscients, et cela même si l’un se fonde sur la matière subtile et l’autre sur la matière dense ?

– Le Dalaï-Lama :

Les physiciens contemporains ont une attitude différente de celle de leurs prédécesseurs. Par le passé, il semble que les physiciens ne se souciaient que de la matière externe. Ils ont découvert qu’il était impossible d’arriver ainsi à une compréhension totale, ils en sont donc arrivés à accorder plus d’importance à la conscience qui observe, nomme et évalue les phénomènes – qu’ils la nomment conscience ou non.

Nous, bouddhistes, parlons de conscience, d’autres peuvent parler de l’observateur, vous pourriez parler de plénitude – bref, vous pouvez ne pas avoir une vision complètement objective de la réalité ou de la particule, mais vous devez prendre en considération l’ensemble de la situation lors de l’observation, donc vous devez tenir compte de l’observateur ou de la conscience. Voilà qui nous indique que d’autres forces existent en dehors des particules, en dehors des choses extérieures.

– Renée Weber :

La plénitude et sunya (vide) sont-ils reliés ?

– Le Dalaï-Lama :

Ne parlez-vous pas de plénitude parce qu’il se fait que les choses individuelles ne peuvent être soumises à leur propre puissance ?

Elles ne sont pas autosuffisantes, mais interreliées. Ce manque d’indépendance est sunya. Le vide est l’absence d’indépendance. Selon la conception bouddhique, la plénitude se manifeste parce que la nature ultime est sunya. Cette interdépendance elle-même est signe d’un manque de dépendance, de sorte que le concept du vide (sunya) suggère que nous devons en définitive invoquer la plénitude.

– David Bohm :

Oui, il convient de prendre l’ensemble en considération quand nous étudions le fonctionnement des parties. Il semble, quand nous observons le type d’organisation de l’ensemble et des parties, qui existe dans la cellule ou dans d’autres systèmes, que « quelque chose » est vaguement semblable à la conscience à défaut d’y être identique. Ce « quelque chose » possède certaines caractéristiques propres à l’intelligence.

Dans la matière quelle qu’elle soit, l’ensemble fonctionne en fait dans les parties de manière telle qu’il y a ce type de proto-conscience, de proto-intelligence. Il fait moins songer à une force qu’à un support servant à véhiculer de l’information – on emploie même le terme de « messager »– d’un endroit à un autre pour transmettre les instructions nécessaires à la construction. Ainsi, la complexité du processus suggère-t-elle que bien qu’il ne s’agisse pas de la conscience telle que nous la connaissons, c’est néanmoins une forme d’intelligence simple.

Cet entretien est extrait de Dialogues avec des scientifiques et des sages, par Renée Weber. Nous remercions les éditions du Rocher pour leur aimable autorisation de reproduction dans Dharma.

 

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