La confusion du psychique et du spirituel

La confusion du psychique et du spirituel

Docteur Jean-Pierre Schnetzler

Nous publions ici l’intervention du Dr. Jean-Pierre Schnetzler au Congrès du transpersonnel qui s’est déroulé à l’Institut Karma-Ling en automne 1987. La deuxième partie de l’intervention, que nous n’avons pas pu retenir faute d’espace, est consacrée à la tripartition traditionnelle : corps, âme, esprit et à ses équivalents bouddhiques, qui permet justement de sortir de la confusion. Elle comporte également une étude de la pratique spirituelle qui intègre l’exercice de la thérapeutique.

Lama Denis Teundroup nous a demandé de vous parler de la confusion du psychique et du spirituel. Il avait choisi ce sujet en raison de la gravité de cette erreur pour l’efficacité de la pratique spirituelle, tout particulièrement dans nos temps modernes. Les variétés cliniques de cette maladie et ses fondements métaphysiques ont été lumineusement décrits dans l’œuvre de René Guénon, à laquelle nous renvoyons dans son ensemble 1. Nous en reprendrons les données pour en tirer quelques conclusions supplémentaires. Depuis la mort, en 1951, du maître de la connaissance traditionnelle, l’évolution de l’âge sombre, kali-yuga des Hindous ou temps résiduel des Tibétains, nécessite une prolongation de ses critiques. D’une part, l’accélération de la dissolution des structures traditionnelles subsistantes et l’extension planétaire de la subversion matérialiste sont, de façon évidente, tellement catastrophiques, que la foi naïve dans la religion du progrès matériel s’effrite sérieusement. D’autre part, à la place de la simple négation du spirituel par le matérialisme pur et dur, se mettent en place les ersatz psychiques des pseudo-spiritualités qui relèvent de la deuxième étape, plus subtile, d’action anti-traditionnelle décrite par René Guénon, et se nourrissant de la confusion du psychique et du spirituel. A ces deux types, nous rappellerons qu’il faut ajouter l’erreur « angélique » de certains traditionalistes, qui consiste, au nom du spirituel, à mépriser et méconnaître soit la matière, et c’est l’ascétisme morbide et masochiste, soit le psychisme, et c’est la redoutable méconnaissance des déterminismes mentaux subconscients. Nous essayerons de trouver, dans l’enseignement du Bouddha comme dans certains apports scientifiques justement appréciés, des moyens de nous garder de ces extrêmes.

La négation du spirituel

C’est sans doute le point qui nous retiendra le moins, malgré l’importance capitale du matérialisme dans la crise actuelle et la puissance de son implantation intellectuelle, scientifique, politique et économique. Parce que le règne totalitaire de la théorie touche évidemment à sa fin et qu’il n’est pas utile, dans ce colloque, d’enfoncer des portes ouvertes. Laissons les physiciens bouleverser la physique et les marxistes exécuter le marxisme.

La psychanalyse freudienne s’inscrit dans la lignée du rationalisme scientiste du XIXème siècle. Elle s’est avérée un des plus efficaces agents de destruction de ce qui subsistait encore de vie spirituelle et religieuse en Occident et le christianisme en a senti passer le souffle empoisonné. Le matérialisme sous-jacent, l’exclusion de la transcendance, l’impérialisme corrélatif de l’inconscient, la réduction systématique du supérieur à l’inférieur, caractérisent suffisamment les positions du maître de Vienne, dont nous nous bornerons à citer, pour fixer les idées, deux extraits de « Malaise dans la civilisation ». (7).

« … Les religions de l’humanité doivent être considérées comme des délires collectifs de cet ordre. »(p. 25)

« La technique de la religion … consiste à rabaisser la valeur de la vie et à déformer de façon délirante l’image du monde réel, démarches qui ont pour postulat l’intimidation de l’intelligence. A ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d’êtres humains une névrose individuelle mais c’est à peu près tout. »(p. 27-28).

D’une façon générale (mais non totale), les disciples « orthodoxes » ont hérité de ces caractéristiques dont on peut facilement aujourd’hui apprécier les conséquences déjà lucidement prévues par René Guénon. D’honorables exceptions existent aussi comme le montre cette citation de Sacha Nacht (17) :

« J’ai pu, au cours de mon expérience thérapeutique, percevoir chez certains de mes patients cette partie d’eux-mêmes dont ils n’étaient absolument pas conscients, et qui ne participait pas 2 à leurs conflits, se tenait en dehors du tumulte du psychisme, sorte de point permanent dans un tourbillon d’impermanence. Ma conviction est que ce même point existe en tout homme, qu’il est inné, et par conséquent ne doit rien au milieu ni aux circonstances. »

Le psychique pris pour le spirituel

Cette confusion valorise le psychisme et lui accorde un certain degré d’autonomie par rapport au matériel. Le mode d’existence mental est reconnu dans sa nature propre, ce qui est un progrès par rapport au matérialisme. Les dangers subsistants sont d’une part l’exacerbation des conflits dans une position dualiste, d’autre part l’enfermement dans les formes mentales par ignorance du spirituel non formel.

Les ersatz

Cette erreur alimente l’expansion ravageuse des ersatz de la spiritualité. Jamais les sectes, les faux gourous, les pseudo-sociétés initiatiques, l’occultisme de pacotille, n’ont fait d’aussi gros chiffres d’affaires. Que le vide spirituel et religieux ainsi que l’angoisse existentielle nourrissent ces démarches, cela est évident. Mais que les clients se satisfassent du niveau des réponses proposées fait problème. Essayons de voir ce qui les attire.

a) La promesse d’un mieux être par une technique. Cette demande, d’ordre thérapeutique en somme, est légitime. Ce qui ne l’est pas c’est d’enfermer le client dans ses limites, en lui faisant faire l’économie d’une remise en question radicale. Le confort y perdrait il est vrai. Celui du « thérapeute » aussi.

b) L’offre de pouvoirs ou phénomènes merveilleux divers, destinés à distraire, renforcer, étendre, épanouir l’individu. Les petites annonces des journaux spécialisés sont bien intéressantes à cet égard : magie, voyance, astrologie etc. L’abondance est telle que nous nous limiterons à un seul exemple. Une école de méditation vend (assez cher) de la promesse de lévitation. Si le Christ revenait, devant la prospérité des marchands du temple, sans doute ne saurait-il plus où donner du fouet.

L’erreur est évidemment de s’attacher aux phénomènes et de se servir des pouvoirs psychiques pour amuser, solidifier et glorifier le moi. Ce qui est un sûr moyen d’en être l’esclave. Il n’est pas question de condamner les études scientifiques sur les phénomènes « psy » : voyance, télépathie, psychokinèse etc., intéressants et légitimes (Roux, 20). Il convient simplement de se garder de la volonté de puissance et de l’inflation du moi.

c) Le remplacement d’un don spirituel par sa contrefaçon psychique.

Il peut arriver, au sein d’une tradition régulière, que la perte du sens spirituel entraîne l’usage de l’analogue inférieur psychique, voire corporel, pris pour ce qu’il n’est pas : l’esprit.

Un premier exemple nous est donné par la confusion, chez certains chrétiens charismatiques, entre cette activité du Saint-Esprit qu’est le « don des langues », c’est-à-dire la capacité de comprendre et d’enseigner en divers langages, avec le parler en langues, qui consiste à jargonner sous l’influence d’une émotion. Il peut se glisser là-dedans beaucoup d’hystérie (au sens psychiatrique du terme) et très peu de spiritualité. Une de nos malades dont l’état s’était fort aggravé depuis qu’elle fréquentait un groupe charismatique, nous disait d’un air béat que Dieu descendait en elle. Sur notre question de savoir comment cela se passait : « c’est simple, dit-elle, il fait bla-bla-bla-… « . Ceci n’est évidemment pas une critique des charismes authentiques.

Un deuxième exemple, chez certains pratiquants du zen occidentaux, réside dans la confusion de la posture physico-mentale avec l’illumination. Ces Zen non bouddhistes, car trop supérieurs, font l’économie d’une filiation spirituelle et de ce qu’elle implique : humilité, fondation dans ce qui transcende l’individu. Ils remplacent la nature de Bouddha par le contrôle de la posture, l’accumulation de l’énergie dans le bas-ventre et l’auto-satisfaction. Ce faisant, ils ne réalisent que la statue du Bouddha.

Un troisième exemple sera pris chez certains adeptes du tantrisme. Nous en avons connu qui, en attendant (?) de transmuter leurs passions, en jouissaient passablement. L’un d’eux confondait la vulve avec l’œil de la sagesse et l’orgasme avec la libération. Certes, l’orgasme peut en être un moyen puisqu’il en est un symbole, mais une saine théorie du symbolisme en général (11), et tantrique en particulier (24) suppose une autre vision métaphysique.

La psychologie analytique jungienne

Elle se différencie notablement de l’école freudienne par une attitude à priori bienveillante envers les phénomènes dits spirituels et religieux, ainsi que par une théorie plus élaborée du symbolisme.

René Guénon y voyait toutefois le danger d’un psychologisme parodique où « l’inconscient collectif », remplaçant le « superconscient », engendrerait une « spiritualité à rebours » (12, p. 64). De fait, nombre de publications de Jung lui-même et de ses disciples prêtent le flanc à cette critique. Les tendances scientistes de l’époque, les attaques des adversaires contre les intérêts « mystiques » (le mot est une injure) de Jung, ont conduit celui-ci à s’enfermer dans la position du psychologue qui décrit des phénomènes, tout en restant bien conscient du danger, avec les productions imagées de l’inconscient, « d’hypostasier des fantasmes » (13, p. 360).

Dans ces conditions, la psychologie analytique jungienne peut être utilisée effectivement comme une parodie de chemin initiatique, et nous connaissons des analystes qui sont particulièrement bien protégés, par leur blindage mental « pseudo-archétypique », contre toute spiritualité véritable.

Le mépris du psychique au nom du spirituel

Les mauvais procédés peuvent exister en tous sens et l’on peut, en vertu d’une limitation arbitraire de l’infini, condamner tout ou partie du monde des formes. Nous ne parlerons pas de la haine de la matière et du masochisme ascétique, le sujet ayant été largement traité. Nous nous limiterons à cet aspect particulier du refus méprisant et soupçonneux de la réalité psychique, consciente et surtout inconsciente ou subconsciente, au nom de la pureté de l’esprit. On peut y voir l’effet d’un dualisme exacerbé, car l’esprit ne peut rien exclure ou laisser en dehors de lui.

Cette maladie de l’angélisme atteint parfois des pratiquants d’une voie traditionnelle. Elle peut y prendre diverses formes.

Fondamentalement, elle consiste à survaloriser le pur aux dépens de l’impur, l’esprit à l’encontre de ce qu’on lui oppose illusoirement. Certes, il y a là une trace de la réelle toute puissance de l’esprit et de l’instantanéité de la libération, sur laquelle insistent les écoles subitistes du bouddhisme Ch’an du Sud par exemple. Mais il y a là aussi l’oubli de la réalité relative du monde de l’effort et du temps, l’oubli de ce que considérer des moyens, supérieurs ou inférieurs, purs ou impurs, fait partie du monde relatif et suppose l’obéissance à ses lois… temporairement.

Pratiquement, elle se traduit par le refus et la méconnaissance des apports réels de la psychologie et de la psychanalyse, et se fonde naturellement sur les excès de celles-ci pour opérer une condamnation sans nuances. On voit donc formuler des exclusions radicales qui s’étendent parfois en tache d’huile jusqu’à la psychiatrie voisine. Dans la mesure où il s’agit d’exclusives passionnelles, plus ou moins mal rationalisées, on constate en général que ce sont ceux qui en auraient le plus besoin qui les condamnent le plus farouchement. Les intéressés ne prônent que les moyens spirituels (prières, rituels, méditation) à l’exclusion des moyens suspects de la psychologie, de la psychothérapie ou de la psychanalyse, quelle que soit l’obédience. Cette suspicion est éminemment confortée par l’accusation de « satanisme » (12, ch. 5) portée contre la psychanalyse freudienne par René Guénon, qui écrira (9, ch. 34) qu’elle présente des analogies avec un « sacrement du diable », en quoi nous sommes bien d’accord avec l’auteur…

Le malheur est qu’il ne suffit pas d’argumenter avec haine contre la psychanalyse (ou la science moderne) pour se trouver du côté du Bon-Dieu. Mais puisque voilà le diable introduit dans le débat, avec tout le cortège de peurs, méconnaissances et confusions, troubles et attirances qu’il suscite, nous ne reculerons pas devant un essai loyal de discussion (et mise à plat) du diable analytique.

Quel statut pour le diable ?

Nous ne traiterons pas extensivement du problème de Satan (21) dans la tradition judéo-chrétienne, ni du diable en Orient, renvoyant pour cela aux ouvrages spécialisés. Pour l’Occident, nous nous contenterons de rappeler que cet être spirituel est défini par l’orgueil et qu’il est le père du mensonge (Jean, 8 ,44). Il est ainsi fondé par ce manque et cette limitation fondamentale de l’orgueil, qui dit non, pour masquer par son auto-suffisance illusoire l’infini qui l’inclut et auquel il se refuse. Principe du dualisme, du mensonge et de l’illusion qui le soutiennent, il est ce deux exaspéré (moi et l’autre) qui refuse par la médiation du trois (moi, l’autre et la relation) de revenir à l’unité. L’étymologie nous en avertit, il est le principe de la coupure. En Grec, diabolos est ce qui désunit, puisque « dia » sépare et « ballein » jette. Ce grand séparateur est électivement combattu par le symbole qui réunit, rapproche les opposés et les séparés, et les reconduit à leur source spirituelle commune.

Envisagé sous cet angle, il n’a pas grand chose à voir avec le tentateur caprin, velu et obscène ou dévorateur qui hante les imaginations enfantines et adultes sous bien des formes. De façon plus fondamentale, ce principe d’erreur, de coupure et d’exclusion est en chacun de nous et empêche la synthèse, à quelque niveau qu’il agisse.

Dans le bouddhisme, le démon Mara est aussi un être spirituel, et très exactement comme dans le christianisme le « prince de ce monde » (Jean, 12, 31 et 14, 30), puisqu’il est le souverain des dieux du monde du désir (kama-loka) 3. La méthode de libération prêchée par le Bouddha met fin à son pouvoir, il va donc s’y opposer de toutes ses forces, en quoi il est l’adversaire, Satan. Mais la vision transcendante du Bouddha découvre ses artifices, et ses trois filles séductrices (soif, déplaisance et volupté) sont instantanément réduites à l’état de vieilles décrépites. L’orgueil égoïste non plus ne tentera pas le Bouddha et Mara ne pourra pas l’empêcher de répandre sa découverte (Maha-parinibbanasutta). Quand il est vu par l’œil de la sagesse, aussitôt son pouvoir s’effondre.

« O constructeur de la maison ! Tu es vu.

Désormais tu ne feras plus de maison. »
Dhammapada, 154.

Cela qui coupe et qui dit non est ainsi, philosophiquement, le père de l’erreur dualiste et, psychologiquement, la source de ce manichéisme latent qui imprègne toute conflictualité exacerbée, à tous les niveaux, psychotique, politique ou familial ordinaire… Le diable est ce qui transforme la complémentarité nécessaire des opposés en irréductible et tragique affrontement, il est contre la médiation et nous savons que le bouddhisme est la voie du milieu.

Munis de ce viatique il va nous être plus facile de découvrir…

Les bons côtés du diable

Nous avons oublié que le diable porte pierre. Nos ancêtres, nés malins, connaissaient cet aspect du Malin et s’en servaient. En témoignent de nombreux ponts du Diable, où ils utilisaient ce champion de la coupure à construire, précisément, un pont. Cela nous semble être une activité typiquement tantrique que de contraindre l’artisan de la séparation à édifier ce qui la surmonte. Les contes dépositaires de l’ancienne sagesse – comme nous le rappelle Marie-Louise von Franz dans ses nombreuses études sur les contes de fées (6) – narrent comment l’adversaire, qui pour prix de son travail voulait s’assurer l’âme de l’entrepreneur, doit se contenter pour tout potage de celle d’un animal quelconque, voire de celle d’un âne. C’est que l’adversaire ne peut dominer que sur la chair et le mental, le spirituel lui est irrémédiablement fermé.

Si le diable est bon architecte, il peut aussi se montrer bon psychologue à l’occasion. En témoigne le considérable corpus de connaissances édifié par la psychologie génétique et infantile, et la psychanalyse, sur les débuts historiques et les soubassements de notre vie psychique (souvent nauséabonds), aux détriments des illusions de l’angélisme.

Comme de coutume, le diable niche, non dans ce qui est affirmé et conforme aux faits d’observation, mais dans ce qui est nié.

Pour prendre un exemple dans une science plus stricte que la psychologie, la physique atomique, ce qui est diabolique en elle ne réside pas dans ses équations indubitablement exactes, les Japonais d’Hiroshima en savent quelque chose, mais dans ce qui ne figure pas dans ses équations. Le savoir sur le subconscient n’est pas diabolique en soi, il peut même être très bénéfique s’il prend sa juste place dans l’ensemble.

Le diable n’est pas dans l’atome ou dans l’inconscient. Il est en moi. On pourrait dire que c’est le moi opposé à l’autre.

« Comment pourrait-on donc soumettre les dieux et démons de la haine sans avoir la conviction de la Vue qui reconnaît dieux et démons comme étant son propre esprit ! »
Patrul Rinpotché, (19, p. 215).

Pour un bouddhiste, le moi, héritier de la saisie dualiste, nourri par les trois racines de l’erreur, du désir et de la répulsion, soumis aux déterminismes karmiques du passé personnel et des vies antérieures, est en effet l’organe de la perpétuation de l’erreur et de la souffrance.

Créé et solidifié par cette illusion fondatrice, ce mensonge originel de la séparation illusoire, il constitue cet obstacle essentiel dont l’enseignement bouddhique de l’anatta, la non-existence ultime du moi, vise à nous délivrer. A la place du moi monolithique, démoniaque, le Bouddha nous enseigne à voir la vacuité, le tissu des origines interdépendantes (paticcasamuppada), des relations. Leçon d’humilité, justement ce que le diable ne supporte pas.

Cette remise du diable à sa place, en moi, n’est évidemment pas un argument contre l’existence objective dans notre monde de forces illusionnées, d’individus ou d’organisations de type diabolique, dont certaines contre-initiatiques. René Guénon l’a bien établi et la presse le confirmera. Mais cette question dépasse les forces individuelles.

Ce qui intéresse plus immédiatement chacun de nous, c’est de savoir comment traiter avec son diable intérieur.

A la lumière de ce qui précède, il nous semble que la seule solution est de le convertir. Nous confessons une grande sympathie pour Origène et sa théorie de l’apocatastase : à la fin, même le diable doit être réintégré au paradis. D’ailleurs il en vient.

N’est-il pas encore ange, comme dit Saint Augustin, et jouant un rôle nécessaire dans l’économie cosmique :

« La nature du Diable lui-même ne subsiste que par l’action de Celui qui étant pleinement l’Etre fait être tout ce qui, de quelque façon, est. »
Cité de Dieu, XXII, 24.

Le résultat de cette conversion est évidemment de récupérer l’usage des énergies investies dans les circuits du Malin. En langage psychologique, la levée des refoulements et le retrait des projections permettent l’utilisation de ce qui était exclu du conscient, méconnu, inaccessible et dangereux.

Le saint usage de la psychanalyse

Pour déjeuner sans risques avec le diable, il faut une longue cuillère. Pour bénéficier de la psychanalyse, il faut en user avec sagesse, sinon, comme le remarquait René Guénon (9, p. 310) la nécessaire descente aux enfers n’est suivie d’aucune remontée, c’est la chute dans le bourbier. Le danger très réel est celui de l’enfermement dans le psychisme inférieur. Nous avons vu trop de rescapés du divan, tournant en rond dans les liens du jargon analytique, pour omettre de répéter les mises en gardes de René Guénon.

Faut-il pour autant envoyer au diable la littérature et les techniques analytiques ? Certes non, le fumier contient des perles et même, dit-on, la pierre philosophale. Armons-nous de sagesse et de compassion et voyons à la lumière de quels principes nous pouvons réintégrer la psychanalyse.

L’art spirituel, qui ne s’embarrasse pas de la myopie intellectuelle des scientistes, évacue naturellement les présupposés de la doctrine freudienne, comme les précautions oratoires du jeune Jung en quête de respectabilité scientifique. La psyché est intégrée par le spirituel.

Ceci étant posé, il devient intéressant de noter que psychanalyse veut dire analyse de la psyché, c’est-à-dire, finalement, dissolution de la psyché en tant qu’illusoirement autonome, ce qui est le but même du travail spirituel. Il faut donc aller bien plus loin, plus profondément et plus radicalement que Freud. A cet égard les maîtres bouddhistes et hindous sont drastiques.

Citons seulement Sri Nisargadatta Maharaj (18, p. 514) :

« Quand vous aurez compris que rien de perceptible ou de concevable ne peut être vous, vous serez délivré de vos imaginations. Voir chaque chose comme imagination du désir est nécessaire à la réalisation de soi. »

Mais, réaliser le Soi comme disent les Hindous, suppose une conception de l’être et des possibilités de la conscience autre que celle mutilée des psychanalystes 4. L’auteur freudien Lagache déclare que la conscience ne peut se désaliéner du moi. Dans le domaine analytique, dit-il,

« … le sujet ne peut, d’une manière radicale et définitive, se désaliéner, pas plus l’objet ne peut être saisi et retenu dans son être.(16). »

Les doctrines de libération enseignent le contraire.

Les analystes lucides sont d’ailleurs bien conscients du caractère inachevé de leurs efforts. Si le but de l’analyse n’est pas le renforcement du moi, l’adaptation ou le mieux être, alors de quoi s’agit-il ? Catherine Clément répond au nom de l’école de Lacan :

« Question insoluble dans l’état actuel de la psychanalyse (3). »

Pour nous, la réponse est métaphysique et spirituelle.

Il n’y a pas d’inconscient par nature. Tout peut devenir objet de conscience claire. Il n’y a pas de limite temporelle à la conscience. Les souvenirs de cette existence, de l’accouchement, voire de certains faits de la vie intra-utérine peuvent être retrouvés. Ce que les scientifiques ordinaires commencent d’ailleurs à reconnaître.

La conscience ne s’arrête pas à la naissance. Des souvenirs du bardo (22) ou des vies antérieures (23, 25) peuvent être retrouvés, soit spontanément chez les enfants comme l’a montré Stevenson (26), soit recherchés chez les adultes, par le lying d’Arnaud et Denise Desjardins (4,5), par la méditation vipassana, comme le yoga et le bouddhisme l’enseignent et le pratiquent depuis toujours.

Faut-il également assimiler Jung à un agent pervers de la contre-initiation, comme certains l’écrivent ? Certainement pas, même si une part de son œuvre peut donner matière à cet usage.

A l’homme lui-même, sans oublier ses faiblesses, il faut rendre cette justice que les œuvres de la fin de sa vie sont marquées par la reconnaissance explicite du rôle de la transcendance divine (1). Publiées après la mort de René Guénon, celui-ci n’en a pas eu connaissance. Les citations textuelles pourraient être nombreuses. Nous nous limiterons étroitement à souligner que, pour Jung, la fin de la voie psychique est l’accès à ce que l’alchimiste Gérard Dorn appelait « l’unus mundus », le monde un et la chose simple, et que cet un est :

« le fondement éternel de toute existence empirique »
(14, 2° vol., p. 339)

et Jung conclut à :

« … l’identité de l’Atman personnel avec l’Atman supra-personnel et du Tao individuel avec le Tao universel. »
(14, p. 339).

Il nous semble donc, et Jean Biès était déjà arrivé à cette conclusion (2, p. 315), qu’il est sans doute conforme à ce que Jung pensait lui même à la fin de sa vie, et certainement plus fécond, de donner à son œuvre la dimension pratique salvatrice dont elle est susceptible. Si Jung a fini par accepter pour lui-même l’identité Atman-Brahman, nous n’aurons aucun scrupule à placer le Soi jungien dans le contexte des Upanishads qui le fonde métaphysiquement. Par la même occasion, le symbole et sa fonction transcendante retrouveront toute leur ampleur. Nous noterons en même temps que Jung, très influencé par l’Orient, sympathisait avec le karma et la transmigration, l’existence psychique pure non-spatio-temporelle et le nirvana (13, pp. 360-367), la possibilité du bardo et des souvenirs de vie antérieure (15, p. 172). Cela rend plus facile d’élargir le concept d’inconscient collectif à celui d’alaya-vijñana (sanskrit) 5. Nous nous contenterons d’indiquer le sens d’un travail qui reste à faire, destiné à réinterpréter dans les catégories de la sagesse traditionnelle, les données empiriques et conceptuelles de la clinique psychanalytique.

Ainsi sans doute sera-t-il possible d’aller plus aisément de la santé à la sainteté et à la sagesse.

Psychiatre des hôpitaux et psychanalyste, le Docteur Jean-Pierre Schnetzler s’est aussi consacré à la diffusion du dharma comme enseignant, administrateur de divers centres et fondateur des « Cahiers du bouddhisme », devenus « Dharma ».

Bibliographie

1) BENNET E.A. – Ce que Jung a vraiment dit. Stock, Paris, 1968.

2) BIES Jean – Passeports pour des temps nouveaux. Dervy-Livres, Paris, 1982.

3) CLEMENT Catherine – Moi. in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985.

4) DESJARDINS Arnaud – A la recherche du soi.

Quatre volumes : Adhyatma Yoga, 1977. Le Vedanta et l’inconscient, 1978. Au-delà du moi, 1979. Tu es cela, 1980. La Table Ronde, Paris.

5) DESJARDINS Denise – La mémoire des vies antérieures. La Table Ronde, Paris, 1980.

6) FRANZ (von) Marie-Louise – La voie de l’individuation dans les contes de fées. La Fontaine de pierre, Paris, 1978.

7) FREUD Sigmund – Malaise dans la civilisation. in Revue franç. psychan., XXXIV, Janvier 1970, p. 9-80.

8) GUENON René – Les états multiples de l’être. Véga, Paris, 1932.

9) GUENON René – Le règne de la quantité et les signes des temps. Gallimard, Paris, 1945.

10) GUENON René – Aperçus sur l’initiation. Editions traditionnelles, Paris, 1953.

11) GUENON René – Le symbolisme de la croix. Véga, Paris, 1957.

12) GUENON René – Symboles fondamentaux de la science sacrée. Gallimard, Paris, 1962.

13) JUNG C.G. – Ma vie. Gallimard, Paris, 1973.

14) JUNG C.G. – Mysterium conjunctionis. 2 vol., Albin Michel, Paris, 1980 et 1982.

15) JUNG C.G. – Psychologie et orientalisme. Albin Michel, Paris, 1984.

16) LAGACHE D. – Fascination de la conscience par le moi. in. La Psychanalyse, vol. 3. Presses universitaires, Paris.

17) NACHT S. – Rôle du moi autonome dans l’épanouissement de l’être humain. in Rev. Franç. Psychan. XXXI, 1967, 429-432.

18) NISARGADATTA MAHARAJ (SRI) – Je suis. Les Deux Océans, Paris, 1982.

19) PATRUL Rimpoché – Le chemin de la grande perfection. Traduit du tibétain, éditions Padmakara, 1987.

20) ROUX Ambroise, KRIPPNER Stanley, SOLFVIN Gerald – La science et les pouvoirs psychiques de l’homme. Sand, Paris, 1986.

21) Satan. Desclée de Brouwer édit. Paris, 1978.

22) SCHNETZLER Jean-Pierre – A propos de vingt cas de souvenirs spontanés du bardo. in Cahiers du Bouddhisme, n° 28, 1986, pp. 39-57.

23) SCHNETZLER Jean-Pierre – Un nouveau syndrome : les allégations de souvenirs de vies antérieures. A.S.V.A. in Guyotat J., Fédida P. – Généalogie et transmission. Editions GREUPP université Paris VII, 1986. A paraître aux éditions Prajña.

24) SCHNETZLER Jean-Pierre – Le symbolisme et la voie de l’unification dans le tantrisme. in Colloque sur le tantrisme hindou et bouddhique, Saint-Hugon. A paraître aux éditions Prajña.

25) SCHNETZLER Jean-Pierre, MARTIN-VALLAS François – Un nouveau syndrome : les allégations de souvenirs de vies antérieures. A.S.V.A. in Question de n° 71, 1987, p. 57-75.

26) STEVENSON Ian – Vingt cas suggérant le phénomène de réincarnation. Editions Sand, Paris, 1985.

27) THURSTON H. (R.P.) – Les phénomènes physiques du mysticisme. Editions du Rocher, Monaco, 1986.

28) PARAVAHERA VAJIRAÑfiNA MAHfiTHERA – Buddhist meditation in theorie and practice. Gunasena and co, Colombo, 1962.

29) WILBER Ken, ENGLER Jack, BROWN D. P. – Transformations of consciousness. Conventional and contemplative perspectives on development. Shambhala publications, Boston U. S. A., 1986.

1 Et plus précisément à : « Symboles fondamentaux de la science sacrée », ch. V, Tradition et inconscient » ; « Le règne de la quantité et les signes des tmps », ch. XXXIV, « Les méfaits de la psychanalyse », ch. XXXV, La confusion du psychique et du spirituel ; « Aperçus sur l’initiation », ch. XXI, Des prétendus pouvoirs psychiques, ch. XXII, Le rejet ds pouvoirs, ch. XXIII, Les limites du mental.

2 Souligné par l’auteur.

3 Les termes canoniques sont cités en pali.

4 Nous avons étudié en détail cette question dans un chapitre de notre ouvrage « La méditation bouddhique », auquel nous renvoyons.

5 Traduit par : conscience de tréfonds, conscience réceptacle, conscience base de tout, etc. Conscience universelle où rien ne se perd.

 

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