La science est-elle une vue de l’esprit ?

Le regard du physicien contemporain sur l’intimité des choses

Guy Pelletier

Notre culture est marquée par une longue histoire de déchirements entre les deux frères ennemis que nous appellerons, par simplification commode, Caïn et Abel ; le vilain Caïn, rationaliste athée, milite pour libérer le peuple de l’aliénation religieuse ; le gentil Abel, croyant, idéaliste, est soucieux d’amener son prochain vers le bien suprême, son créateur. Tous deux sont issus du même nid de la dualité. Après qu’ils se soient disputé le territoire entier de la connaissance, au détriment d’Abel contraint de battre en retraite, un nouveau partage semble se dessiner.

En lisant les abondants articles de presse sur le sujet parus ces derniers temps, entre Beyrouth et la Colombie (les journalistes sont sur tous les fronts), on constate qu’il y a encore des escarmouches. Certains scientifiques sont même dans les deux camps à la fois, les pauvres… En effet, certains de déclarer au cours d’une enquête qu’ils conçoivent bien un Dieu mais dont ils reconnaissent que le domaine recule à mesure que la science progresse. Il serait comme un Président de la république avec son domaine réservé, victime de l’élargissement des prérogatives de son premier ministre. Cette opinion affligeante est pourtant partagée par des gens censés être intelligents. Mais n’est-ce pas un dualisme largement répandu qui s’enracine dans une couche fort peu rationnelle de la psyché et suffisamment contraignante pour amener la conscience à tenir une position aussi scabreuse ?

Dieu est discuté en rapport avec le rôle qu’il est supposé tenir et qui n’est en fait qu’une attribution conférée par les protagonistes ; et dans leur discours sur la connaissance, il serait censé être un principe d’explication. A mesure que Caïn trouve des explications, il plastronne en déclarant qu’il n’a pas besoin de Dieu, la matière avec ses lois se suffit à elle-même. Abel, dans ses derniers retranchements, déclare que tout n’est pas expliqué et que Dieu est là comme « coup de pouce » nécessaire (sic !), ou bien déclare plus subtilement que Dieu est celui qui érige les règles du jeu et que l’esprit occupe une place irréductible vis-à-vis de la matière.

Les chrétiens, puisque ce sont eux qui sont impliqué dans ce débat, auraient-il oublié l’évangile de la Lumière de Saint Jean ?

Les bouddhistes, malgré leur visée non dualiste, ne sont pas à l’abri de tels égarements, comme nous en avertit Georges Verne dans sa critique du discours de la spiritualité.

Caïn est irrité, à juste titre, qu’on lui propose Dieu comme principe d’explication à une énigme, pour combler un manque de signification. L’histoire a montré que Caïn, l' »ennemi », a de sérieuses raisons de s’en prendre à une telle position qui a alimenté l’obscurantisme. Cependant il réduit le réel à sa grille explicative, sans même réaliser qu’il opère des projections. Et Abel, scandalisé à juste titre qu’on lui présente l’existence comme une mécanique sans âme et dépourvue de sens, considère cette construction, cette grille, comme une ferraille qui encombre l’esprit.

Le combat cessant faute de combattant, une sorte de coexistence pacifique s’instaure sur la base du contrat suivant : les scientifiques s’occupent du comment, les religieux du pourquoi. Ce partage du territoire de la connaissance est une sorte de Yalta, préconisé par Henri Atlan ; c’est moins destructeur que la guerre, mais ce n’est pas sans susciter de profondes insatisfactions. Il est clair que le pourquoi est en dépendance du comment ; et la compréhension du comment sans contact avec le pourquoi peut se développer de façon stérile, nihiliste, voire destructrice, favorisant une mentalité cynique de plus en plus répandue.

Et nous, pauvres hères, allons rester sur notre faim. Car d’un côté comme de l’autre du mur de la honte de notre culture, notre conscience, toujours en manque, ne va trouver que des productions de conscience des uns et des autres. Elle est comme l’hôte d’une auberge espagnole qui consomme ce qui a été apporté. La conscience se sent frustrée aussi bien du festin substantiel que les scientifiques essayent de saisir, que du festin divin dont les religieux voudraient dresser la table. Comme nous l’avons indiqué dans notre article précédent (1), les physiciens en quête des constituants ultimes de la matière sont confrontés au fait que leurs objets n’ont pas de caractéristiques propres ; ces caractéristiques sont attribuées. La séparation conceptuelle en éléments dotés de caractéristiques n’a de sens que dans l’enregistrement macroscopique sur notre écran de contrôle.

Cerner l’existence d’un objet suppose une opération mentale préalable de définition de ses caractéristiques. Ces difficultés rencontrées dans cette discipline la plus objective qui soit sont a fortiori rencontrées dans toutes les autres démarches de la connaissance, et évidemment dans la démarche religieuse et spirituelle. Finalement, la conscience est insatisfaite d’avoir à n’appréhender que ses propre productions, comme l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue.

A supposer que le mythe de la genèse concerne notre propos, il nous indique que Caïn et Abel ont perdu le même Eden ; et comme dirait Pascal :

« on ne le chercherait pas si on ne l’avait pas déjà trouvé »

et cette perte résulte précisément de cette saisie à l’arbre de la connaissance.

Notre conscience peut-elle être comblée ?

Il est frappant que notre culture a tendance à faire de la conscience humaine un bien suprême, tant pour ceux qui croient au ciel que ceux qui n’y croient pas. On stocke de plus en plus d’informations ; affligés par la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie, on projette d’en reconstruire une autre ; on s’inquiète de l’avenir de la planète, on sensibilise les consciences à propos des problèmes d’écologie, du tiers-monde, d’équilibre planétaire, etc. Préoccupations tout à fait légitimes, mais souvent vécues comme une religion. De plus en plus de gens « conscients » des problèmes du monde et des hommes sacrifient pour le mythe de la conscience universelle, comme les Aztèques sacrifiaient pour que le soleil soit toujours au rendez-vous. Pierre Solié nous a montré l’importance des mythes sacrificiels dans l’édification des civilisations et l’évolution psychique.

C’est dans cet état d’esprit que certains astrophysiciens ont proposé un principe anthropique en cosmologie, selon lequel les paramètres fondamentaux de la physique sont finement ajustés de manière à ce que la complexité et la conscience adviennent dans l’univers. C’est effectivement une source d’émerveillement pour tous les astrophysiciens que de constater comment tous les phénomènes s’articulent et avec quelle précision les paramètres de la physique doivent être ce qu’ils sont pour que la vie puisse apparaître dans l’univers.

Cependant postuler un grand horloger qui règle les paramètres de l’univers et ainsi introduit de l’information au « commencement », comme on l’entend dire souvent, est user d’un langage bien complaisant pour notre conscience ; car elle seule, pour ses propres besoins, définit et engendre l’information à partir des phénomènes et parle d’un commencement qui est pure fiction puisqu’on définit conventionnellement le temps sur la base de l’évolution des phénomènes et de certaines répétitions.

En cosmologie, on développe une « rétroprojection » ; c’est-à-dire qu’on prend appui sur les expériences et les théories qui les décrivent, fondées sur la base de certaines conventions, notamment sur les concepts d’espace, de temps, d’énergie, élaborés évidemment dans les conditions du monde à notre époque, et l’on reconstruit le passé. En raison de certains faits précis, cette reconstruction a pour paradigme un univers en cours d’expansion ; après des controverses passionnées, ce point de vue est partagé par la quasi totalité des astrophysiciens depuis au moins une quinzaine d’années. A mesure qu’on remonte dans le passé, on examine un univers de plus en plus chaud parce que davantage comprimé, qui est le siège de phénomènes d’énergie de plus en plus élevée. Il passe par une succession de métamorphoses obligeant le physicien à revoir sa copie à chaque étape, ces métamorphoses de l’objet de son étude étant inséparables des métamorphoses de ses conceptions à son sujet et, de plus, ces conceptions concernent l’intimité des choses de notre monde quotidien. C’est ce qu’il y a de plus intéressant dans la cosmologie. Ces révisions conceptuelles amènent le physicien à progresser dans sa discipline en réduisant autant que faire se peut les dualismes de son esprit.

Ainsi certaines dualités majeures ont-elles été dépassées ou sont en cours de dépassement : matière et énergie, onde et corpuscule, bosons et fermions (pour les « initiés »), espace-temps et énergie. La cosmologie motive l’unification du corpus de la physique, notamment en imposant l’idée que les quatre forces fondamentales sont quatre aspects d’une même force et que la différenciation des familles de particules n’est qu’une apparence de notre monde de basse énergie.

Cette perspective d’unification est l’alternative au principe anthropique dont l’expression est encore fortement teintée de dualisme, mais qui est néanmoins préférable à la conception d’un monde survenu fortuitement. La démarche d’unification réduit petit à petit le nombre des paramètres arbitraires. Elle propose une vision de l’univers comme une structure autocohérente, gérée par un principe exprimant à la fois l’unité de la nature et l’émergence des différenciations à partir d’une géométrique dynamique de l’espace-temps sujette aux fluctuations quantiques.

Par rapport à la physique classique qui décrit les objets en interdépendance dynamique, la physique contemporaine, et, en particulier, la physique quantique, assume une interdépendance plus profondément reconnue, ce qui se traduit par les quatre points suivants :

– Premièrement, les objets n’existent avec leurs caractéristiques qu’en dépendance du processus d’enregistrement macroscopique, anthropocentré, des données phénoménales et, évidemment, la conscience que nous en avons n’est pas autonome par rapport à cet enregistrement.

– Deuxièmement, les structures élémentaires telles que les atomes, les noyaux atomiques, etc., si, d’un point de vue relatif, elles peuvent être conçues comme ayant une existence individuelle avec une certaine stabilité, elles le doivent à une relation entre les constituants sous-tendue par le vide quantique qui est une réserve indéfinie, inépuisable, d’éléments virtuels échangés entre les constituants. En quelque sorte, un individu peut exister sans la présence des autres, mais pas sans la présence virtuelle d’autres possibles, non manifestés mais agissants.

– Troisièmement, l’introduction de la notion de vide quantique sape radicalement toute tentative réductionniste. Car à supposer qu’une particule isolée dans l’espace soit considérée comme fondamentale, toute exploration de ses propriétés ne peut se faire qu’en la perturbant avec d’autres particules et d’autant plus énergiquement que l’échelle de l’investigation est petite. Comme elle est en permanence reliée au vide quantique, ainsi d’ailleurs que celles avec qui on la perturbe, en fonction de l’énergie, toutes sortes d’autres particules virtuelles sont actualisées.

– Quatrièmement, l’identité des particules, en dépendance du vide quantique, peut changer en fonction de la finesse de l’investigation, comme nous l’avons indiqué précédemment, par des pertes successives de sa différence spécifique, jusqu’à la confusion même avec un motif local de la géométrie de l’espace-temps. L’identification des particules est régie par une double dépendance, au vide quantique, d’une part, et à la gamme d’énergie ou à l’échelle spatiale du processus d’investigation, d’autre part.

Cette reconnaissance de l’interdépendance et sa généralisation, plus que la notion de vide quantique, qui est une conception sujette actuellement à d’intenses élaborations théoriques, néanmoins fascinantes, constitue vraiment un mouvement d’ouverture vers la vacuité telle qu’elle est suggérée dans les enseignements du mahayana.

Cette reconnaissance de l’absence d’autonomie réciproque des objets et des conceptions, loin d’être une capitulation de la science, est au contraire un sacrifice positif ouvrant à une compréhension plus profonde.

Et paradoxalement, cette critique du réalisme primaire est fondée sur l’objectivité scientifique, sous la contrainte d’un solide principe de réalité. Dans Les deux visages de l’esprit, Shamar Rinpotché nous enseigne que :

« le mental peut appréhender les objets parce qu’ils ne sont pas fondamentalement de nature différente ».

Revenons au Dhagpo Thargyèn (2) dans lequel Gampopa critique la conception atomiste de la matière, conception en vogue à son époque. On pourrait se servir de ce texte pour opposer la conception du dharma à la nouvelle conception scientifique de la matière, ou même pour dire que certaines nouvelles conceptions confirment celles du dharma. Ce serait évidemment un non sens. La voie du milieu est une critique des fixations scientifiques aussi bien que religieuses, concernant autant le comment que le pourquoi des choses. C’est dans cet état d’esprit que l’enseignement de Gampopa est libérateur.

Le chemin spirituel sur lequel nous sommes engagé est un pari, censé, motivé, selon lequel la libération est possible et en particulier la connaissance. Cependant, le préalable est la reconnaissance du conditionnement de notre conscience. Il est tout à fait éclairant pour nous bouddhistes de lire l’évangile de la Lumière de Saint Jean où après l’entretien du Christ avec Nicodème concernant la seconde naissance, la naissance spirituelle après la naissance charnelle, le Pharisien est présenté comme celui qui profère des paroles définitives alors que cette renaissance faisant de lui un enfant de la Lumière ne s’est pas opérée ; il est convaincu de voir juste, alors qu’il n’a pas la vue. C’est pourquoi les produits de notre conscience et notamment notre discours mérite une attention particulière, comme Georges Verne nous y invite, repérant son manque ou ce que nous pourrions appeler hiatus, qui signifie ouverture. Le hiatus est la porte du réel, la brèche dans la relation sujet-objet, mais d’une réalité qui se regarde elle-même ; du moins, souhaitons-nous que le regard du physicien devienne ce regard là.

Guy Pelletier est astrophysicien, professeur à l’université de Grenoble I, membre du Groupe de recherche dans le dharma.

  1. 1« Le regard du physicien contemporain sur l’intimité des choses », in Dharma n° 7.
  1. 2L’auteur fait référence au chapitre 17 du « Joyau, Ornement de la libération », dont la traduction a été publiée dans Dharma n° 3.

 

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