Doctrine bouddhique et philosophie

Doctrine bouddhique et philosophie

Jacques Brosse

Jacques Brosse, moine de la tradition zen du bouddhisme mahayana, exprime ici des perspectives philosophiques et écologiques, en fonction de ses quinze années d’enseignement du zen et de son expérience récente en les lignées kagyu et nyingma du bouddhisme tibétain.

La doctrine : une expérimentation personnelle

Dans la pratique du bouddhisme, nous nous appuyons sur la doctrine, le Dharma. Sans elle, la pratique serait inefficace, mais, réciproquement, il faut que la doctrine soit certifiée par la pratique, et quotidiennement vécue. Il serait donc erroné d’assimiler doctrine et dogme, car s’il est loisible d’adhérer à un dogme sans en comprendre le sens – il s’agit d’un « article de foi » – il ne saurait en aller de même pour la doctrine ; celle-ci doit faire l’objet d’une expérimentation personnelle.

Nous sommes éveillés depuis toujours

L’enseignement du Bouddha Sâkyamuni dont découlent tous les autres se fonde sur une analyse de la condition humaine, en vue d’y porter remède, c’est à dire de lui donner un sens. C’est par conséquent une philosophie de la vie, qui trouve son origine mais aussi sa fin dans l’éveil. Paradoxalement, l’éveil a un effet rétroactif. Il faut d’abord le désirer intensément pour s’engager dans l’ascèse longue et difficile qui y conduit ; c’est seulement cet espoir, cette perspective, qui donnera l’élan nécessaire pour surmonter les obstacles et persévérer dans la voie. Toutefois, ce n’est que lorsque l’on aura perdu ce désir, renoncé même à cette espérance, oublié jusqu’à la notion d’éveil, que l’on sera mûr pour l’accueillir. Alors seulement nous comprendrons que l’éveil n’est pas un terme, mais un commencement, et aussi que depuis toujours nous étions éveillés.

L’écart entre philosophie occidentale et orientale

Voilà qui semble nous éloigner considérablement de la philosophie telle que nous avons appris à la concevoir. La « philosophie » bouddhique ou, plus exactement, les prolongements psychologiques et métaphysiques du Dharma, comme toutes celles de l’Orient traditionnel, se développe en effet selon un mode très différent. Pourtant, il est communément admis que ces conceptions opposées sont comme deux branches divergentes issues d’un tronc commun, la philosophia perennis. Toujours est-il qu’entre elles l’écart s’est creusé au point que, sous le nom de philosophie, nous incluons aujourd’hui et, la discipline rationaliste, dualiste, abstraite et spéculative qu’à travers les siècles elle est devenue en Occident, et une démarche fondée au départ sur l’intuition et l’expérience intime, non spéculative et surtout résolument non dualiste qu’illustrent aussi bien les deux grands systèmes de pensée du Mahayana, le madhyamaka de Nagarjuna et ses successeurs, que le yogacara, lesquels vont beaucoup plus loin que le cartésianisme de la « table rase ».

Il en résulte logiquement que, dans le bouddhisme, et tout particulièrement dans le Zen, l’enseignement est pour l’essentiel négatif.

Révéler la bouddhéité cachée

L’intervention du maître consiste surtout à faire place nette dans l’esprit du disciple, à le débarrasser des idées toutes faites, des préjugés de toutes sortes qui l’encombrent, processus nécessairement laborieux et qui n’aboutit pas toujours. Autrement dit, il s’agit d’abord d’un désapprentissage. C’est seulement en ce sens que l’enseignement a pu être qualifié d’ésotérique, puisqu’il n’est accessible qu’à ceux qui se sont préparés à le recevoir, en purifiant leur esprit. Ce long préalable est sanctionné par les abhisheka et les sadhana successifs du vajrayana tibétain et dans le zen, surtout dans l’école rinzaï, par la progressive résolution des koan ; ceci suppose une relation intime et prolongée entre maître et disciple. Dans le zen, même lorsqu’il n’emploie pas les koan, le maître communique l’enseignement personnellement, i shin den shin, « de cœur à cœur », car ce qu’il transmet est sa propre appréhension, intuitive et immédiate de la réalité, mais celle-ci n’est elle-même que le reflet de la compréhension directe de son maître, et ainsi de suite jusqu’au Bouddha.

Quant au koan, il représente de manière exemplaire, presque caricaturale, le non-enseignement. Au lieu de répondre, il questionne, il harcèle de questions le disciple, afin de le renvoyer à lui-même, à son propre esprit, mais éveillé, jouant finalement le rôle d’agent provocateur de l’éveil. En somme, on pourrait aller jusqu’à dire que le bouddhisme nous conduit à secréter notre propre philosophie de la vie, à l’édifier au fur et à mesure des étapes de notre ascèse, qu’il se contenter de nous guider pour nous éviter les faux pas, tout en affirmant qu’elle se trouve déjà au plus intime de notre être sous la forme de la bouddhéité cachée, non encore manifestée, du tathagatha-gharba (« germe originel ») du « visage originel » du zen.

Les limites du mental

Voilà qui nous entraîne fort loin du cogito ergo sum, de cet ego pensant, seule certitude inébranlable, pivot de toute philosophie future pour Descartes, lequel entérinait ainsi une évolution en marche vers un individualisme dont on ne pouvait prévoir à l’époque les funestes conséquences, ni que, ne s’appuyant plus que sur la raison, le mental, elle condamnerait à long terme une philosophie, réservée aux seuls spécialistes, à se dessécher progressivement.

De ce fait, il y a longtemps la philosophie occidentale a cessé de remplir la mission que désignait son étymologie, amour de la sagesse et conséquemment guide de vie. Elle s’est progressivement retranchée de la vie même, non seulement du corps, mais de ce qui dans l’esprit est véritablement vivant, véritablement créateur, l’intuition. Or, il se trouve qu’aujourd’hui s’opère un retour devenu indispensable vers les instances psychiques naguère récusées. Même la démarche scientifique, qui a subrepticement passé la frontière interdite entre physique et métaphysique, reconnaît les insuffisances opératoires de la raison soi-disant objective, capable de démontrer, mais jamais d’inventer, comme le remarquait dès 1909 Henri Poincaré.

Penser non pensé ou la pensée spontanée

Ainsi, sans même que nous en prenions clairement conscience, commence à se combler le fossé qui depuis tant de siècles séparait deux courants de plus en plus divergents et pourtant issus d’une origine commune, et s’ébauche, dans les limbes encore, la nécessaire philosophie du vingt-et-unième siècle. Dans ce domaine, il nous reste beaucoup à apprendre et notamment qu’il ne saurait exister de réflexion philosophique qui ne passe préalablement par la méditation et même par la posture de méditation, seule capable de réunifier non seulement le corps et l’esprit, mais les différentes instances du psychisme, conscientes et inconscientes, de permettre le surgissement en nous d’un nouveau mode d’être, donc de penser. Cette pensée, issue de la méditation, s’appelle, dans le zen, hishyrio, « penser non pensé ». Là aussi on est obligé d’employer une formulation négative, car cette pensée là est spontané, elle est comme la présence en nous du cosmos tout entier, du cosmos qui pense à travers nous. Elle est toute proche de, sinon identique à, l’inspiration, impersonnelle, « venue d’ailleurs », qui parle par la bouche du poète, qui meut la main de l’artiste.

L’intuition fondamentale source d’inspiration

Cette intuition fondamentale fut la source de toute pensée philosophique originale. On la retrouve aussi bien en Grèce, chez Héraclite et Parménide, et plus tard chez l’initié Empédocle qui la proclame en tant que telle, que chez l’indien Nagarjuna.

C’est seulement après avoir médité pendant des années dans l’Himalaya que le plus profond des penseurs bouddhistes entreprit son œuvre gigantesque. La légende veut qu’il ait reçu la Prajnaparamita du roi des serpents (Nagaraja), et dans son nom, on retrouve Naga, le serpent, mais aussi Arjuna, désignant une espèce d’arbre en qui il faut peut-être reconnaître l’arbre cosmique, celui de la connaissance, auquel est toujours associé le serpent. N’était-ce pas symboliquement indiquer d’où lui venait son inspiration ?

 

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